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Ariane Web: Conseil d'État 400055, lecture du 27 juillet 2016, ECLI:FR:Code Inconnu:2016:400055.20160727

Décision n° 400055
27 juillet 2016
Conseil d'État

N° 400055
ECLI:FR:CECHR:2016:400055.20160727
Publié au recueil Lebon
1ère - 6ème chambres réunies
M. Frédéric Pacoud, rapporteur
M. Jean Lessi, rapporteur public
DELAMARRE ; SCP BENABENT, JEHANNIN, avocats


Lecture du mercredi 27 juillet 2016
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

M. A...B...a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
- d'enjoindre au président du conseil départemental du Nord de lui assurer une alimentation quotidienne correspondant à ses besoins, soit en nature, soit sous forme financière, dans un délai de 24 heures, sous astreinte de 150 euros par jour de retard ;
- d'enjoindre au maire de la ville de Lille et au préfet du Nord de mettre à disposition des jeunes mineurs isolés vivant dans le jardin des Olieux, à Lille, deux conteneurs qui seront vidés régulièrement, afin qu'ils puissent y déposer leurs déchets, ainsi que des toilettes chimiques, dans un délai de 24 heures, sous astreinte de 150 euros par jour de retard ;
- d'enjoindre au maire de la ville de Lille et au préfet du Nord de faire nettoyer le site du jardin des Olieux et d'y créer trois points d'eau comportant chacun cinq robinets.

Par une ordonnance n° 1603124 du 6 mai 2016, rectifiée par une ordonnance n° 1603124 du 10 mai 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a :
- enjoint au département du Nord de proposer à M. B... une solution d'hébergement, incluant le logement et la prise en charge des besoins alimentaires quotidiens de l'intéressé, dans un délai de trois jours, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, cette astreinte étant portée à 1 000 euros par jour de retard au-delà d'un délai de 10 jours à compter de la notification de l'ordonnance puis à 2 000 euros au-delà d'un délai de 17 jours, jusqu'à ce que M. B...ait été effectivement pris en charge par le département et ce alors même qu'il aurait été temporairement hébergé par l'Etat ;
- enjoint au préfet du Nord, en cas de carence du département dans un délai de 17 jours à compter de la notification de l'ordonnance, de proposer à M. B... une solution d'hébergement temporaire, incluant le logement et la prise en charge des besoins alimentaires quotidiens de l'intéressé, dans un délai de 3 jours à compter de l'expiration du délai précité de 17 jours, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, sans préjudice des obligations pesant sur le département ;
- rejeté le surplus des conclusions de la demande.

Par une requête et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 24 mai, 9 juin et 12 juillet 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le département du Nord demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) de rejeter les conclusions présentées par M. B...devant le juge des référés du tribunal administratif de Lille.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- le code civil ;
- le code de l'action sociale et des familles ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Frédéric Pacoud, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Jean Lessi, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à Me Delamarre, avocat du département du Nord, et à la SCP Bénabent, Jéhannin, avocat de M.B... ;




Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".

2. Il résulte de l'instruction que M. A...B..., né le 15 août 1999, de nationalité malienne, est, depuis son entrée en France, seul, sans famille connue, dépourvu de toute ressource et vit, dans des conditions très précaires, dans le jardin des Olieux, situé dans le quartier des Moulins à Lille (Nord). Il a été confié à l'aide sociale à l'enfance du département du Nord par un jugement en assistance éducative du juge des enfants près le tribunal de grande instance de Lille du 16 mars 2016. Par une ordonnance du 7 avril 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Lille, saisi par M. B... sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, a enjoint au département du Nord d'assurer son hébergement dans un délai de huit jours, sous astreinte. Le département n'ayant pas exécuté cette décision, M. B... a de nouveau saisi, sur le fondement des mêmes dispositions, le juge des référés du tribunal administratif de Lille d'une demande tendant à ce qu'il soit enjoint au département du Nord, à l'Etat et à la ville de Lille de mettre en oeuvre un certain nombre de mesures pour faire cesser les atteintes graves et manifestement illégales portées, selon lui, à plusieurs libertés fondamentales. Par une ordonnance du 6 mai 2016, rectifiée par une ordonnance du 10 mai 2016, le juge des référés de ce tribunal a, d'une part, enjoint au département du Nord de proposer à M. B... une solution d'hébergement, incluant le logement et la prise en charge de ses besoins alimentaires quotidiens, dans un délai de trois jours, sous astreinte jusqu'à ce que M. B... ait été effectivement pris en charge par le département et, d'autre part, prononcé la même injonction à l'encontre du préfet du Nord, en cas de carence du département à l'issue d'un délai de dix-sept jours. Le département du Nord fait appel de cette ordonnance en tant qu'elle lui fait grief.

3. L'article 375 du code civil dispose que : " Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l'un d'eux, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public (...) ". Aux termes de l'article 375-3 du même code : " Si la protection de l'enfant l'exige, le juge des enfants peut décider de le confier : / (...) 3° A un service départemental de l'aide sociale à l'enfance (...) ". L'article L. 221-1 du code de l'action sociale et des familles dispose que : " Le service de l'aide sociale à l'enfance est un service non personnalisé du département chargé des missions suivantes : / (...) 4° Pourvoir à l'ensemble des besoins des mineurs confiés au service et veiller à leur orientation (...) ". L'article L. 222-5 du même code prévoit que : " Sont pris en charge par le service de l'aide sociale à l'enfance sur décision du président du conseil départemental : (...) / 3° Les mineurs confiés au service en application du 3° de l'article 375-3 du code civil (...) ".

4. Il résulte de ces dispositions qu'il incombe aux autorités du département, le cas échéant dans les conditions prévues par la décision du juge des enfants, de prendre en charge l'hébergement et de pourvoir aux besoins des mineurs confiés au service de l'aide sociale à l'enfance. A cet égard, une obligation particulière pèse sur ces autorités lorsqu'un mineur privé de la protection de sa famille est sans abri et que sa santé, sa sécurité ou sa moralité est en danger. Lorsqu'elle entraîne des conséquences graves pour le mineur intéressé, une carence caractérisée dans l'accomplissement de cette mission porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

5. L'intervention du juge des référés dans les conditions d'urgence particulière prévues par l'article L. 521-2 du code de justice administrative est subordonnée au constat que la situation litigieuse permet de prendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires. Il incombe, dès lors, au juge des référés d'apprécier, dans chaque cas, en tenant compte des moyens dont l'administration départementale dispose ainsi que de la situation du mineur intéressé, quelles sont les mesures qui peuvent être utilement ordonnées sur le fondement de l'article L. 521-2 et qui, compte tenu de l'urgence, peuvent revêtir toutes modalités provisoires de nature à faire cesser l'atteinte grave et manifestement illégale portée à une liberté fondamentale, dans l'attente d'un accueil du mineur dans un établissement ou un service autorisé, un lieu de vie et d'accueil ou une famille d'accueil si celui-ci n'est pas matériellement possible à très bref délai.

6. En outre, il appartient, en tout état de cause, aux autorités titulaires du pouvoir de police générale, garantes du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité humaine, de veiller, notamment, à ce que le droit de toute personne à ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants soit garanti. Lorsque la carence des autorités publiques expose des personnes à être soumises, de manière caractérisée, à de tels traitements, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure prévue par l'article L. 521-2 précité, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence. Toutefois, la compétence des autorités titulaires du pouvoir de police générale ne saurait avoir pour effet de dispenser le département de ses obligations en matière de prise en charge des mineurs confiés au service de l'aide sociale à l'enfance. Par suite, le juge des référés ne pourrait prononcer une injonction à leur égard que dans l'hypothèse où les mesures de sauvegarde à prendre excéderaient les capacités d'action du département.

7. En l'espèce, le département du Nord fait valoir qu'il a créé environ quatre-vingts places dédiées à la mise à l'abri et à l'accueil de mineurs isolés étrangers, qu'il accueille environ 300 de ces mineurs et près de 200 jeunes majeurs non accompagnés en maisons d'enfants à caractère social et qu'il finance à titre provisoire 65 places supplémentaires, dont certaines à l'auberge de jeunesse de Lille. Il explique également que le dispositif ainsi mis en place est saturé, dès lors que 775 mineurs non accompagnés lui étaient confiés par décision judiciaire au 30 septembre 2015.

8. Toutefois, il résulte de l'instruction qu'en dépit, d'une part, de son placement à l'aide sociale à l'enfance par une décision du juge des enfants du 16 mars 2016, d'autre part, de l'ordonnance du 7 avril 2016 du juge des référés du tribunal administratif de Lille enjoignant au département du Nord d'assurer son hébergement dans un délai de huit jours, sous astreinte, le département n'a apporté de solution d'hébergement à M. B...qu'en exécution de l'ordonnance attaquée. Celui-ci avait trouvé refuge dans le jardin des Olieux, dans lequel un campement s'est progressivement installé depuis l'été 2015, où vivent plusieurs dizaines de mineurs isolés étrangers, sous des tentes mises à leur disposition par une association, sans accès à l'eau potable. A défaut de prise en charge effective par le département du Nord, M. B... se trouvait dans une situation de précarité et de vulnérabilité extrêmes, vivant avec d'autres mineurs isolés étrangers dans un parc public, dans des conditions insalubres.

9. Eu égard à ces conditions de vie, l'abstention du département du Nord à prendre en compte les besoins élémentaires de M. B...en ce qui concerne l'hébergement, l'alimentation, l'accès à l'eau potable et à l'hygiène, malgré son placement à l'aide sociale à l'enfance et l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Lille, fait apparaître une carence caractérisée, qui est de nature à exposer ce mineur à des traitements inhumains ou dégradants et porte ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Si le département du Nord a consenti des efforts importants pour la prise en charge des mineurs isolés étrangers, en nombre croissant, il ne résulte toutefois pas de l'instruction qu'aucune solution ne pourrait être trouvée pour mettre à l'abri M. B...et assurer ses besoins quotidiens dans l'attente d'une prise en charge plus durable conformément aux prévisions du code de l'action sociale et des familles. En outre, il ne résulte pas de l'instruction que M. B...aurait, par son attitude, fait obstacle à sa mise à l'abri ou à son hébergement par le département du Nord. Au demeurant, il appartient au juge de l'exécution, saisi sur le fondement des dispositions de l'article L. 911-7 du code de justice administrative aux fins de liquidation de l'astreinte précédemment prononcée, de la modérer ou de la supprimer, compte tenu notamment des diligences accomplies par le département et de la réponse apportée par le mineur isolé étranger à la solution d'hébergement proposée.

10. Par suite, le département du Nord, qui ne conteste pas l'existence d'une situation d'urgence au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Lille lui a enjoint de proposer à M.B..., dans un délai de trois jours, une solution d'hébergement incluant le logement et la prise en charge de ses besoins alimentaires quotidiens. Son appel doit ainsi être rejeté, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur sa recevabilité.

11. M. B...a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que son avocat renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge du département du Nord une somme de 800 euros à ce titre.


D E C I D E :
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Article 1er : La requête du département du Nord est rejetée.
Article 2 : Le département du Nord versera une somme de 800 euros à la SCP Bénabent, Jéhannin, avocat de M.B..., en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au département du Nord, à M. A... B...et à la ministre des affaires sociales et de la santé.


Voir aussi