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Ariane Web: Conseil d'État 433539, lecture du 12 février 2020, ECLI:FR:CECHS:2020:433539.20200212

Décision n° 433539
12 février 2020
Conseil d'État

N° 433539
ECLI:FR:CECHS:2020:433539.20200212
Inédit au recueil Lebon
10ème chambre
M. Arno Klarsfeld, rapporteur
Mme Anne Iljic, rapporteur public


Lecture du mercredi 12 février 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par un mémoire, enregistré le 22 décembre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Quadrature du Net, French Data Network, Franciliens.Net et la Fédération des fournisseurs d'accès à internet associatifs demandent au Conseil d'Etat, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, et à l'appui de leur requête tendant à l'annulation de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté leur demande tendant à l'abrogation du décret n° 2010-236 du 5 mars 2010, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des trois derniers alinéas de l'article L. 331-21 du code de la propriété intellectuelle.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 et notamment son article 5 ;
- le décret n° 2010-236 du 5 mars 2010 ;
- le code de la propriété intellectuelle ;
- les décisions du Conseil constitutionnel n°2009-580 DC du 10 juin 2009, n° 2015-715 DC du 5 août 2015 et n° 2017-646/647 QPC du 21 juillet 2017 ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Arno Klarsfeld, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Anne Iljic, rapporteur public ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. L'article L. 331-21 du code de la propriété intellectuelle dispose que : " Pour l'exercice, par la commission de protection des droits, de ses attributions, la Haute Autorité dispose d'agents publics assermentés habilités par le président de la Haute Autorité dans des conditions fixées par un décret en Conseil d'Etat. Cette habilitation ne dispense pas de l'application des dispositions définissant les procédures autorisant l'accès aux secrets protégés par la loi. / Les membres de la commission de protection des droits et les agents mentionnés au premier alinéa reçoivent les saisines adressées à ladite commission dans les conditions prévues à l'article L. 331-24. Ils procèdent à l'examen des faits. / Ils peuvent, pour les nécessités de la procédure, obtenir tous documents, quel qu'en soit le support, y compris les données conservées et traitées par les opérateurs de communications électroniques en application de l'article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques et les prestataires mentionnés aux 1 et 2 du I de l'article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique. / Ils peuvent également obtenir copie des documents mentionnés à l'alinéa précédent. / Ils peuvent, notamment, obtenir des opérateurs de communications électroniques l'identité, l'adresse postale, l'adresse électronique et les coordonnées téléphoniques de l'abonné dont l'accès à des services de communication au public en ligne a été utilisé à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d'oeuvres ou d'objets protégés sans l'autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II lorsqu'elle est requise ".

3. La Quadrature du Net, French Data Network, Franciliens.Net et la Fédération des fournisseurs d'accès à internet associatifs soutiennent que les trois derniers alinéas de l'article L. 331-21 du code de la propriété intellectuelle méconnaissent le droit au respect de la vie privée, le droit à la protection des données à caractère personnel et le secret des correspondance, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dans la mesure où le droit de communication des données personnelles accordé aux membres de la commission de protection des droits et aux agents de la Haute autorité n'est pas assorti de garanties propres à assurer une conciliation équilibrée entre, d'une part, le droit au respect de la vie privée et, d'autre part, la protection du droit d'auteur et des droits voisins.

4. Les dispositions de l'article L. 331-21 du code de la propriété intellectuelle, issues de l'article 5 de la loi du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet sont applicables au présent litige. Si le Conseil constitutionnel, dans les motifs et le dispositif de sa décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution, l'intervention des décisions du Conseil constitutionnel n° 2015-715 DC du 5 août 2015 et n° 2017-646/647 QPC du 21 juillet 2017 revêt le caractère d'un changement dans les circonstances de droit de nature à justifier que la conformité à la Constitution des trois derniers alinéas de l'article L. 331-21 du code de la propriété intellectuelle soit à nouveau examinée par le Conseil constitutionnel. Par ces décisions, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les dispositions du 2° de l'article 216 de la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques et de la seconde phrase du premier alinéa de l'article L. 621-10 du code monétaire et financier dans sa rédaction résultant de la loi du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires, qui conféraient respectivement aux agents de l'Autorité de la concurrence et aux enquêteurs de l'Autorité des marchés financiers la possibilité d'obtenir la communication de données de connexion en des termes semblables à ceux des dispositions contestées. Compte tenu de ce changement de circonstances, la question posée présente un caractère sérieux.

5. Il y a lieu, dans ces conditions, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité relative aux trois derniers alinéas de l'article L. 331-21 du code de la propriété intellectuelle.



D E C I D E :
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Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des trois derniers alinéas de l'article L. 331-21 du code de la propriété intellectuelle est renvoyée au Conseil constitutionnel.
Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête de la Quadrature du Net, French Data Network, Franciliens.Net et la Fédération des fournisseurs d'accès à internet associatifs jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de la constitutionnalité ainsi soulevée.
Article 3 : La présente requête sera notifiée à la Quadrature du Net, French Data Network, Franciliens.Net et la Fédération des fournisseurs d'accès à internet associatifs, au Premier ministre, au ministre de la culture et à la Commission nationale de l'informatique et des libertés.


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