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Ariane Web: Conseil d'État 453471, lecture du 8 septembre 2021, ECLI:FR:CECHR:2021:453471.20210908

Décision n° 453471
8 septembre 2021
Conseil d'État

N° 453471
ECLI:FR:CECHR:2021:453471.20210908
Mentionné aux tables du recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
Mme Pauline Hot, rapporteur
M. Olivier Fuchs, rapporteur public


Lecture du mercredi 8 septembre 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique enregistrés le 9 juin et le 23 juillet 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, Mme A... B... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la décision implicite par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a refusé d'abroger le premier alinéa de l'article 33 du décret n° 72-355 du 4 mai 1972 relatif à l'Ecole nationale de la magistrature ;

2°) d'enjoindre au garde des sceaux, ministre de la justice, d'abroger cette disposition, dans un délai d'un mois à compter de la notification de la décision, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution et notamment son Préambule ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
- la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 ;
- le décret n° 72-355 du 4 mai 1972 relatif à l'Ecole nationale de la magistrature ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Pauline Hot, auditrice,

- les conclusions de M. Olivier Fuchs, rapporteur public ;



Considérant ce qui suit :

1. L'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature et le décret du 4 mai 1972 relatif à l'Ecole nationale de la magistrature prévoient que les personnes retenues pour accéder au corps judiciaire par la voie de l'Ecole nationale de la magistrature sont d'abord nommées dans les fonctions d'auditeurs de justice et que ces personnes sont recrutées soit par la voie d'un concours, ouvert, pour le premier, aux personnes de moins de trente et un ans remplissant notamment des conditions de diplômes, pour le deuxième aux fonctionnaires et agents de l'Etat, des collectivités territoriales et de leurs établissements publics âgés de moins de quarante ans et ayant au moins quatre années de service en ces qualités et, pour le troisième, aux personnes âgées de moins de quarante ans justifiant, durant huit années au total, d'une ou plusieurs activités professionnelles, d'un ou plusieurs mandats de membre d'une assemblée élue d'une collectivité territoriale ou de fonctions juridictionnelles à titre non professionnel, soit par la voie du recrutement sur titres, ouvert aux personnes que quatre années d'activité dans les domaines juridique, économique ou des sciences humaines et sociales qualifient pour l'exercice des fonctions judiciaires et qui remplissent des conditions de diplômes. S'agissant du recrutement sur titres, le premier alinéa de l'article 33 du décret du 4 mai 1972 précise que : " Les candidats mentionnés à l'article 18-1 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée doivent, pour être admis à l'Ecole nationale de la magistrature, être âgés de trente et un ans au moins et de quarante ans au plus au 1er janvier de l'année en cours ". Mme B..., qui remplit les conditions de diplôme et d'expérience pour être nommée auditrice de justice par la voie du recrutement sur titres, mais ne satisfait pas à la condition d'âge minimal, et présente donc contrairement à ce que soutient le garde des sceaux en défense, un intérêt lui donnant qualité pour agir contre le refus implicite né du silence gardé par le garde des sceaux, ministre de la justice, sur sa demande tendant à l'abrogation du premier alinéa de l'article 33 de ce décret en tant qu'il prévoit que les candidats au recrutement sur titres doivent être âgés de trente et un ans au moins au 1er janvier de l'année en cours, demande l'annulation pour excès de pouvoir de ce refus.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité dirigée contre l'article 18-2 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 :

2. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

3. Aux termes de l'article 18-2 de l'ordonnance du 22 décembre 1958, issu de la loi organique du 25 février 1992 : " Un décret en Conseil d'Etat fixe les limites d'âge inférieure ou supérieure des candidats visés à l'article 18-1 ".

4. Par sa décision n° 92-305 DC du 21 février 1992, le Conseil constitutionnel a, en application des dispositions du dernier alinéa de l'article 46 et du premier alinéa de l'article 61 de la Constitution, déclaré l'intégralité de la loi organique du 25 février 1992 qui a inséré dans l'ordonnance du 22 décembre 1958 l'article 18-2 contesté, conforme à la Constitution. En se bornant à invoquer des considérations générales sur le droit de l'Union européenne et sur la place que plusieurs lois constitutionnelles lui ont donné dans la Constitution pour soutenir que le Conseil constitutionnel devrait à nouveau se prononcer sur la conformité à la Constitution des dispositions contestées, la requérante n'apporte pas d'éléments constituant un changement de circonstances de nature à justifier qu'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur ces dispositions soit transmise au Conseil constitutionnel.

5. Il n'y a pas lieu, par suite, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme B....

Sur la légalité des dispositions contestées :

6. Aux termes de l'article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " Est interdite, toute discrimination fondée notamment sur (...) l'âge ". Aux termes du b) du paragraphe 2 de l'article 2 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail transposée par la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations : " une discrimination indirecte se produit lorsqu'une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d'entraîner un désavantage particulier pour des personnes (...) d'un âge (...) donnés, par rapport à d'autres personnes, à moins que : / i) cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires ". Le 1 de l'article 4 autorise les différences de traitement notamment liées à l'âge si, " en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice ", ces différences répondent à " une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit proportionnée ". Le paragraphe 1 de l'article 6 de la même directive précise que " (...) les Etats membres peuvent prévoir que des différences de traitement fondées sur l'âge ne constituent pas une discrimination, lorsqu'elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment par des objectifs légitimes de politique de l'emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires (...) ".

7. Les dispositions précitées du décret du 4 mai 1972, qui réservent un traitement moins favorable aux personnes qui n'ont pas atteint le seuil d'âge de trente et un ans par rapport à celles qui ont atteint cet âge en les privant de la possibilité de présenter leur candidature pour être nommées auditeur de justice sur titres, constituent une discrimination directe fondée sur l'âge. D'une part, le garde des sceaux, ministre de la justice, n'apporte aucun élément de nature à justifier que cette différence de traitement répondrait effectivement à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, alors même qu'il résulte des dispositions applicables aux concours de recrutement que l'accès aux fonctions d'auditeurs de justice n'est pas soumise à une condition d'âge minimal. D'autre part, si le garde des sceaux, ministre de la justice, fait valoir que cette condition d'âge minimal pour présenter une candidature sur titres est justifiée par la nécessité de réserver l'accès des personnes de moins de trente et un ans aux fonctions d'auditeurs de justice à la voie du concours, en l'occurrence du premier concours, il ne ressort pas des pièces du dossier que l'instauration d'une telle condition serait nécessaire et proportionnée à l'objectif poursuivi, eu égard aux titres et aux conditions d'expérience professionnelle requis aux termes de l'article 18-1 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 pour prétendre au recrutement sur titres en tant qu'auditeur de justice. Il en résulte que la condition d'âge minimal figurant au premier alinéa de l'article 33 du décret du 4 mai 1972 méconnaît l'interdiction de toute discrimination fondée sur l'âge résultant de l'article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et des dispositions précitées de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000. Par suite, sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens de la requête, Mme B... est fondée à demander l'annulation de la décision implicite par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a refusé d'abroger ces dispositions.

8. L'annulation de la décision implicite par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a refusé l'abrogation du premier alinéa de l'article 33 du décret du 4 mai 1972 relatif à l'Ecole nationale de la magistrature en tant qu'il prévoit que les candidats au recrutement sur titres doivent être âgés de trente et un ans au moins au 1er janvier de l'année en cours implique nécessairement l'abrogation des dispositions réglementaires dont l'illégalité a été constatée. Il y a lieu pour le Conseil d'Etat d'ordonner cette mesure. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de prononcer contre l'Etat, à défaut pour lui de justifier de l'exécution de la présente décision dans un délai de trois mois à compter de sa notification, une astreinte de 500 euros par jour jusqu'à la date à laquelle cette décision aura reçu exécution.

Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de l'Etat le versement à Mme B... d'une somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité.
Article 2 : La décision implicite de rejet par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a rejeté la demande de Mme B... tendant à l'abrogation du premier alinéa de l'article 33 du décret du 4 mai 1972 relatif à l'Ecole nationale de la magistrature en tant qu'il prévoit que les candidats au recrutement sur titres doivent être âgés de trente et un ans au moins au 1er janvier de l'année en cours est annulée.
Article 3 : Il est enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice, de faire procéder à l'abrogation du premier alinéa de l'article 33 du décret du 4 mai 1972 relatif à l'Ecole nationale de la magistrature en tant qu'il prévoit que les candidats au recrutement sur titres doivent être âgés de trente et un ans au moins au 1er janvier de l'année en cours dans le délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision.
Article 4 : Une astreinte de 500 euros par jour est prononcée à l'encontre de l'Etat s'il n'est pas justifié de l'exécution de la présente décision dans le délai mentionné à l'article 3 ci-dessus. Le garde des sceaux, ministre de la justice communiquera à la section du rapport et des études copie des actes justifiant des mesures prises pour exécuter la présente décision.
Article 5 : L'Etat versera à Mme A... B... la somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à Mme A... B..., au Premier ministre et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Copie en sera adressée à la section du rapport et des études.


Voir aussi