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Ariane Web: Conseil d'État 437735, lecture du 27 avril 2022, ECLI:FR:CECHR:2022:437735.20220427

Décision n° 437735
27 avril 2022
Conseil d'État

N° 437735
ECLI:FR:CECHR:2022:437735.20220427
Publié au recueil Lebon
4ème - 1ère chambres réunies
Mme Catherine Brouard-Gallet, rapporteur
M. Raphaël Chambon, rapporteur public
CARBONNIER ; CABINET ROUSSEAU, TAPIE ; SCP GATINEAU, FATTACCINI, REBEYROL, avocats


Lecture du mercredi 27 avril 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

M. L... I... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 17 mars 2017 par laquelle la ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social a, d'une part, annulé la décision du 2 juin 2016 de l'inspecteur du travail de la section 15-8 de l'unité territoriale de Paris refusant à la société l'autorisation de le licencier et, d'autre part, accordé à la société cette autorisation. Par un jugement n° 1708239/3-2 du 4 avril 2018, le tribunal administratif a rejeté sa demande.

Par un arrêt n°18PA02097 du 19 novembre 2019, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par M. I... contre ce jugement.

Par deux pourvois sommaires, respectivement enregistrés sous les n°s 437735 et 437811, des mémoires complémentaires et des mémoires en réplique, similaires dans les deux instances, enregistrés les 17 janvier, 20 janvier et 15 avril 2020 et le 16 juin 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. I... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de la société la somme de 3 600 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.





....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- le code du travail ;
- la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Catherine Brouard-Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Raphaël Chambon, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, au Cabinet Rousseau, Tapie, avocat de M. I..., à Me Carbonnier, avocat de la société et à la SCP Gatineau, Fattaccini, Rebeyrol, avocat de la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. I... a été recruté le 3 septembre 2007 par la société, organisme de formation professionnelle, par contrat à durée indéterminée comme ingénieur chargé d'assurer le pilotage de formations en informatique dans le centre de formation de Pau (Pyrénées-Atlantiques). Membre du comité d'entreprise, il avait la qualité de salarié protégé. Dans un courrier adressé en février 2016 aux commissaires aux comptes de la société, M. I... leur signalait des faits, susceptibles d'avoir été commis par certains salariés et par des responsables de la société et pouvant selon lui recevoir une qualification pénale et notamment celle du délit d'abus de biens sociaux, copie de ce courrier étant adressée au préfet des Pyrénées-Atlantiques et au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Bayonne. Cette dénonciation faisait suite au signalement des mêmes faits à l'inspection du travail, à l'Union de recouvrement des cotisations de Sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) et au centre des impôts. La société ayant obtenu par décision de la ministre chargée du travail du 17 mars 2017 l'autorisation de licencier M. I... pour faute disciplinaire, celui-ci a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler cette décision. Par deux pourvois identiques qu'il y a lieu de joindre, M. I... demande au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêt du 19 novembre 2019 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté son appel contre le jugement du tribunal administratif qui avait rejeté sa demande.

Sur l'intervention de la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) :

2. La Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres, qui défend en particulier les intérêts du personnel d'encadrement de l'entreprise, justifie, eu égard à l'objet du litige, d'un intérêt suffisant à l'annulation de l'arrêt attaqué, la rendant recevable à intervenir au soutien des pourvois formés par M. I....

Sur les pourvois :

3. En vertu des dispositions du code du travail, le licenciement des salariés légalement investis de fonctions représentatives, qui bénéficient d'une protection exceptionnelle dans l'intérêt de l'ensemble des travailleurs qu'ils représentent, ne peut intervenir que sur autorisation de l'inspecteur du travail. Lorsque leur licenciement est envisagé, celui-ci ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées ou avec leur appartenance syndicale. Dans le cas où la demande de licenciement est motivée par un comportement fautif, il appartient à l'inspecteur du travail saisi et, le cas échéant, au ministre compétent, de rechercher, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, si les faits reprochés au salarié sont d'une gravité suffisante pour justifier le licenciement, compte tenu de l'ensemble des règles applicables au contrat de travail de l'intéressé et des exigences propres à l'exécution normale du mandat dont il est investi.

4. Aux termes de l'article L. 1132-3-3 du code du travail, dans sa rédaction applicable au litige, issue de la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique : " Aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, au sens de l'article L.3221-3, de mesures d'intéressement ou de distribution d'actions, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions. / En cas de litige relatif à l'application du premier alinéa, dès lors que la personne présente des éléments de fait qui permettent de présumer qu'elle a relaté ou témoigné de bonne foi de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime, il incombe à la partie défenderesse, au vu des éléments, de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l'intéressé. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles ".

5. Il résulte des dispositions du premier alinéa de l'article L. 1132-3-3 du code du travail, qui viennent d'être citées, que dans le cas où l'autorité administrative est saisie d'une demande d'autorisation de licenciement pour faute d'un salarié protégé auquel il est reproché d'avoir signalé des faits répréhensibles, il lui appartient de rechercher, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, si les faits dénoncés sont susceptibles de recevoir la qualification de crime ou de délit, si le salarié en a eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions et s'il peut être regardé comme ayant agi de bonne foi. Lorsque ces trois conditions sont remplies, l'autorité administrative doit refuser d'autoriser ce licenciement.

6. En outre, si les dispositions du second alinéa de l'article L. 1132-3-3 du code du travail, cité au point 4, prévoient un aménagement des règles de dévolution de la preuve lorsqu'un salarié conteste des mesures défavorables prises à son encontre en faisant valoir qu'elles sont, en réalité, motivées par une déclaration ou un témoignage effectué dans les conditions prévues au premier alinéa de cet article, ces dispositions sont sans application lorsque la mesure contestée par le salarié est expressément fondée sur ce signalement. Dans le cas où il est saisi de la légalité d'une décision prise par l'autorité administrative sur une demande d'autorisation d'un licenciement expressément motivé par un tel signalement, il appartient au juge de l'excès de pouvoir de former sa conviction sur les points en litige au vu de l'ensemble des éléments versés au dossier par les parties, le cas échéant après avoir mis en oeuvre ses pouvoirs généraux d'instruction des requêtes.

7. Il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué qu'après avoir relevé que les accusations relatives à des abus de biens sociaux et à des détournements de fonds formulées par M. I... n'étaient étayées par aucun élément probant et mettaient en cause la probité de salariés nommément désignés ainsi que la réputation et l'image de la société, le fait qu'elles eussent été formulées dans le cadre des fonctions syndicales de l'intéressé n'étant pas de nature à leur ôter leur caractère fautif, la cour administrative d'appel de Paris a jugé que la ministre du travail avait pu légalement estimer que ces faits constituaient une faute suffisamment grave pour justifier le licenciement de M. I.... En statuant ainsi, sans rechercher si les dispositions de l'article L. 1132-3-3 du code du travail, dont M. I... se prévalait, faisaient obstacle à ce que l'autorité administrative autorise son licenciement, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit.

8. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de ses pourvois, M. I... est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.

Sur les frais de l'instance :

9. Dès lors que la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres, intervenante en demande, n'aurait pas eu qualité pour former tierce opposition à la présente décision si celle-ci avait rejeté les pourvois de M. I... et si elle n'avait pas été présente à l'instance, elle n'a pas la qualité de partie pour l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de sorte que ses conclusions présentées à ce titre ne peuvent qu'être rejetées. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de M. I... qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société la somme de 3 000 euros à verser à M. I..., au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) est admise.
Article 2 : L'arrêt du 19 novembre 2019 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.
Article 3 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Paris.
Article 4 : Les conclusions présentées par la société et par la Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC) au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La société versera à M. I... la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. L... I..., à la société, à la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) et à la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion.

Délibéré à l'issue de la séance du 8 avril 2022 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme A... K..., Mme D... J..., présidentes de chambre ; M. B... H..., Mme F... G..., M. Jean-Luc Nevache, conseillers d'Etat et Mme Catherine Brouard-Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire-rapporteure.
Rendu le 27 avril 2022.

Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl

La rapporteure :
Signé : Mme Catherine Brouard-Gallet

La secrétaire :
Signé : Mme E... C...




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