Le Conseil d’Etat renvoie au Conseil constitutionnel une QPC portant sur le régime d’assignation à résidence. Dans l’attente de sa réponse, il considère qu’une assignation à résidence crée en principe une situation d’urgence qui justifie l’intervention du juge à très bref délai ; dans les affaires en cause devant lui, il estime qu’il n’y a pas lieu d’ordonner de mesures de sauvegarde, les assignations contestées n’étant pas manifestement illégales.
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L’essentiel
Le Conseil d’Etat, saisi dans le cadre de la procédure du référé-liberté, a examiné en urgence sept affaires d’assignations à résidence prononcées à l’occasion de la COP 21.
Il a renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, qui fonde le pouvoir d’assignation à résidence du ministre de l’intérieur.
Le Conseil d’Etat a estimé que, dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel, il devait examiner s’il était nécessaire d’ordonner des mesures provisoires en référé.
Il a estimé qu’un recours contre une assignation à résidence justifie en principe que le juge des référés se prononce en urgence, dans le cadre de la procédure de référé-liberté.
Le Conseil d’Etat a jugé que, dans le cadre du référé-liberté, le juge des référés doit rechercher si les motifs ayant justifié l’assignation et les modalités de l’assignation ne sont pas manifestement illégaux ; il peut ordonner toute mesure pour mettre fin à une illégalité manifeste, notamment en modifiant les modalités de l’assignation.
Le Conseil d’Etat a estimé, en l’état de l’instruction, que chacune des sept mesures d’assignation à résidence dont il était saisi traduisait, compte tenu du comportement de la personne concernée et de la mobilisation particulière des forces de l’ordre, une conciliation entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public qui ne portait pas une atteinte manifestement illégale à la liberté d’aller et venir. Il a donc jugé qu’il n’y avait pas lieu de prononcer de mesures de sauvegarde.
Les faits et la procédure
Après les attentats commis à Paris le 13 novembre dernier, l’état d’urgence prévu par la loi du 3 avril 1955 a été déclaré par décret en conseil des ministres ; il a été prorogé, pour une durée de 3 mois à compter du 26 novembre, par la loi du 20 novembre 2015. Cette loi a également modifié la loi du 3 avril 1955, en particulier son article 6, qui permet au ministre de l’intérieur d’assigner certaines personnes à résidence.
Sur le fondement de cet article, le ministre de l’intérieur a assigné à résidence des personnes dont il estimait qu’elles risquaient de participer à des actions revendicatives susceptibles de nuire gravement à l’ordre public au cours de la 21ème conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP 21). Sept personnes ont ainsi été assignées à résidence dans leur commune (cinq à Rennes, une à Ivry-sur-Seine, une à Malakoff), avec obligation de demeurer à domicile tous les jours entre 20 heures et 6 heures et de se présenter trois fois par jour au commissariat de police. Elles ont alors contesté la mesure les concernant en présentant un référé-liberté devant le juge des référés du tribunal administratif de leur domicile.
La procédure du référé liberté, prévue par l’article L. 521-2 du code de justice administrative, permet au juge d’ordonner, dans un délai de quarante-huit heures, toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une administration aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Pour obtenir satisfaction, le requérant doit justifier d’une situation d’urgence qui nécessite que le juge intervienne dans les quarante-huit heures.
Les juges des référés des tribunaux administratifs ont rejeté les demandes dont ils étaient saisis :
- Par cinq ordonnances du 30 novembre, le juge des référés du tribunal administratif de Rennes a estimé que les demandes ne présentaient pas un caractère d’urgence. Il a appliqué la procédure de l’article L. 522-3, qui permet, dans un tel cas, de rejeter une requête en référé sans instruction contradictoire ni audience.
- Par une ordonnance du 30 novembre, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a également estimé que la demande dont il était saisi ne présentait pas un caractère d’urgence. Il l’a rejetée en appliquant la même procédure, sans instruction contradictoire ni audience.
- Par une ordonnance du 3 décembre, le juge des référés du tribunal administratif de Melun a rejeté, après avoir tenu une audience de référé, la requête dont il était saisi en estimant que la mesure d’assignation à résidence en cause ne portait pas une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
Entre le mercredi 2 et le vendredi 4 décembre, le Conseil d’Etat a alors été saisi de sept recours contre ces ordonnances.
Le jugement en urgence de ces sept affaires a alors été programmé au mercredi 9 décembre. Toutefois, le lundi 7 décembre, l’un des requérants a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dirigée contre l’article 6 de la loi du 3 avril 1955. Le Conseil d’Etat a alors décidé de reporter le jugement des affaires au 11 décembre, en les renvoyant, compte tenu des questions nouvelles qu’elles soulevaient, à la formation de section du contentieux, l’une des deux formations de jugement solennelles du Conseil d’Etat, composée de 15 juges.
Le cadre juridique
Le régime de l’état d’urgence est défini par la loi du 3 avril 1955, qui a été modifiée par la loi du 20 novembre dernier.
L’état d’urgence est déclaré par décret en conseil des ministres et peut s’appliquer sur tout ou partie du territoire. A la suite de la déclaration, un décret détermine les zones où l’état d’urgence recevra application.
A la suite des attentats du 13 novembre, l’état d’urgence a été déclaré par le Président de la République sur l’ensemble du territoire métropolitain, y compris en Corse, par un décret en Conseil des ministres du 14 novembre. Il a ensuite été déclaré à compter du 19 novembre sur le territoire des collectivités de Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique, de la Réunion, de Mayotte, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin.
Immédiatement après la déclaration de l’état d’urgence, un décret du 14 novembre a prévu que les mesures d’assignation à résidence prévues par l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 pourraient être mises en œuvre sur l’ensemble des communes d’Ile-de-France ; cette zone d’application de l’état d’urgence a ensuite été étendue, à compter du 15 novembre à zéro heure, à l’ensemble du territoire métropolitain.
Le régime des mesures d’assignation à résidence est défini à l’article 6 de la loi ; le Conseil d’Etat avait à l’appliquer dans sa version issue de la loi du 20 novembre 2015. Cet article 6 permet au ministre de l’intérieur de prononcer l’assignation à résidence, dans le lieu qu’il fixe, de toute personne résidant dans l’une des zones d’application de l’état d’urgence et à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics.
La personne assignée à résidence peut également être astreinte à demeurer à domicile pendant une plage horaire, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures. Le ministre peut en outre lui prescrire de se présenter périodiquement aux services de police ou de gendarmerie, dans la limite de trois fois par jour, et de remettre à ces services son passeport ou une pièce d’identité. Et il peut lui interdire de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes dont il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics.
La décision du Conseil d’Etat
1. Le Conseil d’Etat a d’abord examiné la question prioritaire de constitutionnalité qui était soulevée devant lui.
La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est la procédure, prévue par l'article 61-1 de la Constitution, par laquelle tout justiciable peut soutenir, à l'occasion d'une instance devant une juridiction administrative comme judiciaire, « qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ». Lorsqu’une question prioritaire de constitutionnalité est soulevée devant le Conseil d’État, il procède, dans un délai de trois mois, à son examen. Il renvoie la question au Conseil constitutionnel si la loi contestée est applicable au litige, si elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution et si la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.
Le Conseil d’Etat a constaté que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa version issue de la loi du 20 novembre 2015, était bien applicable aux litiges dont il était saisi, et n’avait pas déjà été déclaré conforme à la Constitution.
S’agissant du caractère sérieux de la question, le Conseil d’Etat a relevé que la menace à l’ordre public susceptible de justifier le prononcé d’une assignation à résidence prévue par l’article 6 de la loi peut être fondée sur d’autres motifs que ceux ayant conduit à déclarer l’état d’urgence. L’appréciation de la menace pour l’ordre public doit cependant tenir compte du péril imminent ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence et de la mobilisation des forces de l’ordre qu’il implique.
Les requérants faisaient valoir que l’article 6 de la loi, ainsi interprété, porte une atteinte injustifiée à plusieurs libertés constitutionnelles. Le Conseil d’Etat a considéré que la question de constitutionnalité soulevée, notamment en ce qu’elle invoque la liberté d’aller et venir, présentait un caractère sérieux, justifiant qu’elle soit renvoyée au Conseil constitutionnel. Celui-ci en est désormais saisi.
2. Lorsqu’il renvoie une QPC au Conseil constitutionnel, il appartient au juge des référés d’apprécier s’il y a lieu de prononcer une mesure de sauvegarde jusqu’à ce que le Conseil constitutionnel se soit prononcé. Lorsqu’il est saisi dans le cadre de la procédure de référé-liberté, procédure d’urgence visant à sauvegarder les libertés fondamentales, le prononcé de telles mesures provisoires est subordonné à l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
Dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel sur l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, le Conseil d’Etat a estimé qu’il devait se prononcer sur les mesures d’assignation dans le cadre de cette loi : il a jugé que le seul fait qu’une QPC ait été transmise au Conseil constitutionnel n’impliquait pas qu’il ordonne immédiatement la suspension des assignations à résidence dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel. Celui-ci devra en effet se prononcer sur la question de savoir si la loi est conforme à la Constitution et, s’il venait à estimer que tel n’est pas le cas, c’est lui qui fixerait, le cas échéant, les conditions dans lesquelles les décisions prises sur le fondement de la loi pourraient être remises en cause.
Statuant dans ce cadre sur les référés-libertés, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur la condition d’urgence et la condition de l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
3. Il a tout d’abord estimé qu’une mesure d’assignation à résidence, en raison des restrictions qu’elle apporte à la liberté d’aller et venir, porte, en principe, toujours une atteinte grave et immédiate à la situation de la personne assignée et crée ainsi normalement une situation d’urgence justifiant que le juge du référé-liberté se prononce dans les 48 heures. La condition d’urgence du référé-liberté est donc en principe remplie lorsqu’est en cause une telle décision, ce qui permet à la personne assignée à résidence de saisir utilement le juge administratif des référés. Il n’en irait autrement que dans l’hypothèse où l’administration ferait valoir des circonstances particulières.
Tirant les conséquences de cette affirmation, le Conseil d’Etat a donc annulé les cinq ordonnances du tribunal administratif de Rennes et l’ordonnance du tribunal administratif de Cergy-Pontoise faute d’avoir reconnu l’existence d’une situation d’urgence.
4. Le Conseil d’Etat s’est ensuite prononcé sur l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale. Il a jugé que, dans le cadre de la procédure du référé-liberté, le juge des référés doit rechercher, d’une part, si le principe même de l’assignation à résidence, compte tenu des motifs retenus par l’administration, est manifestement illégal, d’autre part, si les modalités de cette assignation (par ex. sa durée ou les obligations de présentation de maintien à domicile qui l’accompagnent) sont manifestement illégales. En cas de constat d’une illégalité manifeste, il lui appartiendrait, dans le cadre de cette procédure, de prononcer toute mesure pour y mettre fin, y compris en modifiant les modalités de l’assignation à résidence.
Il a par ailleurs précisé que, dans le cadre d’un recours en annulation sur le fond, c’est-à-dire en dehors de la procédure d’urgence, le juge administratif exerce un contrôle entier de l’appréciation portée par l’administration sur les motifs et les modalités de l’assignation à résidence.
Le Conseil d’Etat a constaté que les assignations à résidence portent atteinte à la liberté d’aller et venir. En revanche, si elles restreignent cette liberté, il a jugé qu’elles n’étaient pas pour autant privatives de liberté.
Pour chacun des requérants, le Conseil d’Etat a alors recherché si la conciliation opérée par le ministre entre la sauvegarde de l’ordre public et le respect des libertés publiques ne l’avait pas conduit, dans son appréciation de la menace représentée par le comportement des personnes concernées et dans la fixation des modalités de l’assignation à résidence, à porter une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir.
Dans les sept affaires, le Conseil d’Etat a ainsi relevé que les intéressés avaient déjà participé à des actions revendicatives violentes et qu’ils avaient préparé des actions de contestation visant à s’opposer à la tenue et au bon déroulement de la COP 21 ainsi que des actions violentes à l’encontre de l’Etat ou d’autres personnes morales soutenant cette conférence. Il a admis de prendre en compte les faits présentés dans des « notes blanches » produites par le ministre, qui avaient été soumises au débat contradictoire et dont le contenu n’était pas sérieusement contesté.
Le Conseil d’Etat a également relevé que les forces de l’ordre étaient particulièrement mobilisées pour lutter contre la menace terroriste ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence, ainsi que pour assurer la sécurité et le bon déroulement de la conférence des Nations-Unies. Dans chacune des affaires, il a donc estimé qu’il n’y avait pas lieu, en l’état de l’instruction en référé, d’ordonner des mesures conservatoires de sauvegarde dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel.