Le Conseil d’État rejette le pourvoi de M. Bonnemaison contre la sanction de radiation prononcée à son encontre par les formations disciplinaires de l’ordre des médecins.
L’essentiel
Le 24 janvier 2013, la chambre disciplinaire régionale de l’ordre des médecins d’Aquitaine a radié du tableau de l’ordre des médecins M. Bonnemaison, estimant qu’il avait délibérément provoqué la mort de patients hospitalisés au centre hospitalier de la Côte Basque à Bayonne. Cette décision a été confirmée en appel le 15 avril 2014 par la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins.
Dans la décision rendue publique aujourd’hui, le Conseil d’État a rejeté le pourvoi en cassation introduit par M. Bonnemaison contre cette dernière décision.
Le Conseil d’État a estimé que l’argumentation développée par M. Bonnemaison ne permettait pas de remettre en cause la décision rendue par le juge disciplinaire d’appel. Il a notamment rappelé que la loi autorise le médecin, dans certains cas et en respectant les procédures prévues par la loi dite « Leonetti », à arrêter ou à ne pas entreprendre un traitement qui traduirait une obstination déraisonnable. La loi autorise aussi, dans certains cas, l’administration de traitements pouvant avoir pour effet secondaire d’abréger la vie. Mais elle interdit de provoquer délibérément un décès.
Cette décision sur le volet disciplinaire des poursuites est distincte de l’instance pénale, toujours en cours. Les poursuites disciplinaires sont exercées par l’ordre des médecins, qui est chargé de veiller à ce que la médecine soit exercée selon les règles de la déontologie médicale, fixée par le code de la santé publique. L’ordre dispose à cette fin du pouvoir de punir, par des sanctions professionnelles, un médecin qui aurait commis des manquements à cette déontologie. L’instance pénale, quant à elle, se déroule devant le juge pénal (ici la cour d’assises) et vise à punir, par des sanctions pénales, quelqu’un qui aurait commis une infraction réprimée par la loi pénale.
Les faits et la procédure au disciplinaire et au pénal
A la suite du décès suspect de plusieurs patients au centre hospitalier de la Côte Basque, à Bayonne, des poursuites disciplinaires et pénales ont été engagées contre le docteur Nicolas Bonnemaison, soupçonné de leur avoir administré certaines substances ayant provoqué leur mort, en particulier un produit contenant du curare, le Norcuron.
Les poursuites disciplinaires, qui visent à sanctionner les manquements éventuels à la déontologie médicale, ont été examinées, conformément au code de la santé publique par les chambres disciplinaires de l’ordre des médecins, juridictions composées de professionnels de santé et présidées par un magistrat administratif.La chambre disciplinaire de première instance d’Aquitaine, statuant sur une plainte du Conseil national de l’ordre, a prononcé la radiation de M. Bonnemaison du tableau de l’ordre par une décision du 24 janvier 2013. Elle a estimé qu’il avait délibérément provoqué la mort de plusieurs patients, en violation de la règle déontologique posée à l’article R. 4127‑38 du code de la santé publique : « Le médecin (…) n'a pas le droit de provoquer délibérément la mort ». Le 15 avril 2014, la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins a rejeté l’appel de M. Bonnemaison. Elle a décidé que cette sanction, qui interdit à M. Bonnemaison d’exercer la profession, prendrait effet le 1er juillet 2014.M. Bonnemaison a formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. Les juridictions disciplinaires sont en effet des juridictions administratives spécialisées soumises au contrôle de cassation du Conseil d’État, juridiction administrative suprême.
Les poursuites pénales, qui visent à établir et sanctionner les infractions à la loi pénale, ont suivi leur cours devant les juridictions pénales, parallèlement à l’instance disciplinaire. Elles ont débouché, en première instance, sur un arrêt d’acquittement rendu par la cour d’assises des Pyrénées-Atlantiques le 25 juin 2014, après la décision de la chambre disciplinaire nationale. La cour d’assises a relevé que, si des injections réalisées par M. Bonnemaison avaient effectivement entraîné des décès, l’intéressé n’avait pas eu l’intention de donner la mort. Le parquet général près la cour d’appel de Pau a cependant fait appel de cet arrêt. Un procès devrait à terme se tenir devant une cour d’assises d’appel.
La décision du Conseil d’État sur le volet disciplinaire des faits
Le Conseil d’État était uniquement saisi du volet disciplinaire. Il a, en premier lieu, rappelé que les poursuites disciplinaires sont en principe indépendantes des poursuites pénales. Il en résulte par exemple que le fait qu’aucune infraction pénale n’ait été commise n’implique pas nécessairement qu’il n’y ait pas eu de faute déontologique.Le juge disciplinaire peut se prononcer sur une plainte sans attendre l’issue d’une procédure pénale en cours concernant les mêmes faits. Si le juge disciplinaire peut décider de surseoir à statuer, lorsque cela paraît utile à la qualité de l’instruction ou à la bonne administration de la justice, il n’est pas tenu de le faire. Ainsi, la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins n’a pas commis d’irrégularité en n’attendant pas l’arrêt de la cour d’assises. Le Conseil d’État a ajouté que cette situation n’avait pas empêché M. Bonnemaison d’organiser sa défense devant le juge disciplinaire, par exemple en produisant des éléments du dossier de l’instruction pénale : le secret de l’instruction ne s’applique pas, en effet, à la personne mise en examen elle-même.M. Bonnemaison invoquait en outre l’autorité de chose jugée attachée à l’arrêt d’acquittement de la cour d’assises. Mais le Conseil d’État n’a pas eu à s’interroger sur l’étendue de la chose jugée par la cour d’assises. Faisant application d’une jurisprudence constante, il a en effet rappelé que seules les décisions définitives des juridictions pénales sont revêtues d’une telle autorité et que l’arrêt de la cour d’assises, frappé d’appel, n’est pas devenu définitif. Il a en outre relevé que cet arrêt était postérieur à la décision contestée devant lui.
Le Conseil d’État a, en second lieu, examiné le bien-fondé de la sanction prononcée. En tant que juge de cassation, le Conseil d’Etat n’est pas un troisième degré de juridiction : il vérifie que le juge d’appel a correctement appliqué le droit aux faits de l’espèce, tels qu’ils ont été établis par l’instruction de première instance et d’appel, notamment par les pièces produites par les parties devant le juge d’appel. Il en résulte qu’ainsi que le rappelle la décision, le requérant n’est, pas recevable à produire devant le juge de cassation de nouvelles pièces, c'est-à-dire des pièces dont le juge d’appel ne disposait pas et qu’on ne peut donc pas lui reprocher de ne pas avoir pris en compte.En l’espèce, le Conseil d’État s’est d’abord prononcé sur la matérialité des faits. Le débat portait principalement non pas sur la réalité des injections, que M. Bonnemaison n’avait pas contestée devant le juge d’appel, mais sur le point de savoir si le médecin avait délibérément provoqué la mort. Le juge d’appel avait déduit des témoignages précis et concordants du personnel médical quant aux circonstances et aux modalités d’administration du produit que celui-ci avait été injecté dans un but létal et que M. Bonnemaison avait, « à plusieurs reprises, provoqué délibérément la mort ». Le Conseil d’État a estimé que, compte tenu des éléments versés devant elle, la chambre disciplinaire nationale n’avait pas commis de « dénaturation », c’est-à-dire d’erreur flagrante dans ses constatations de fait.Le Conseil d’État a, ensuite, confirmé que ces faits constituaient une faute déontologique. Le comportement de M. Bonnemaison contrevient en effet à la règle posée par l’article R. 4127‑38 du code de la santé publique. Le Conseil d’État a rappelé que la loi autorise le médecin, dans certains cas et en respectant les procédures prévues par la loi dite « Leonetti », à arrêter ou à ne pas entreprendre un traitement qui traduirait une obstination déraisonnable. Il a également rappelé que la loi autorise, dans certains cas, l’administration de traitements sédatifs pouvant avoir « pour effet secondaire d’abréger sa vie » (article L. 1110‑5 du code de la santé publique). Mais le Conseil d’État souligne que la loi interdit de provoquer délibérément un décès. Il a ajouté que la circonstance que M. Bonnemaison aurait, comme il l’affirme, agi dans le but de soulager la souffrance des patients et en concertation avec certaines des familles, n’était pas, au regard de la loi, de nature à enlever leur caractère fautif aux actes commis.
Le Conseil d’État a, enfin, vérifié que la sanction prononcée par les juges du fond n’était pas hors de proportion avec la faute commise. Il a ainsi jugé que la chambre disciplinaire nationale avait légalement pu estimer que les actes commis par M. Bonnemaison justifiaient, en raison de leur gravité, sa radiation du tableau de l’ordre des médecins.
Conséquences de la décision du Conseil d’État
En conséquence du rejet du pourvoi, la décision de la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins devient définitive, quelle que soit l’issue du procès devant la cour d’assises d’appel.
En réponse à un argument de M. Bonnemaison, le Conseil d’État a cependant rappelé dans sa décision que l’article R. 4126-53 du code de la santé publique prévoit la possibilité de demander la révision d’une décision de radiation « si, après le prononcé de la décision, un fait vient à se produire ou à se révéler ou lorsque des pièces, inconnues lors des débats, sont produites, de nature à établir l'innocence [du] praticien ». L’intervention d’une décision pénale définitive postérieurement à la décision du juge disciplinaire est, dans certains cas, susceptible de justifier une demande de révision, en particulier lorsqu’elle remet en cause la matérialité des faits ayant servi de fondement à la sanction disciplinaire.