La fiscalité internationale à réinventer ?

Par Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’Etat
Discours
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Entretiens en droit public économique

Entretiens en droit public économique

La fiscalité internationale à réinventer ?

Conseil d’Etat

Vendredi 30 novembre 2018

Intervention de Bruno Lasserre,

vice-président du Conseil d’Etat

 

Mesdames et Messieurs les présidents et les directeurs,

Mesdames et Messieurs les professeurs et les avocats,

Chers collègues,

Je suis très heureux d’être avec vous ce matin pour l’ouverture de la 14ème édition des Entretiens en droit public économique qui, cette année, sont consacrés à la fiscalité internationale. Cette série d’entretiens en droit public économique a été inaugurée en 2007 et, depuis plus de dix ans, ils sont l’occasion pour le Conseil d’Etat de revenir sur les sujets qui sont au cœur des débats en matière économique et en matière fiscale. Si le Conseil d’Etat a souhaité s’engager dans un tel cycle de conférences c’est parce que, dans notre double activité de conseiller du Gouvernement et de juge de l’administration, nous avons besoin de nous saisir des enjeux économiques qui sous-tendent les questions à trancher. Nous devons comprendre ces enjeux économiques et concurrentiels. Nous devons mesurer aussi les effets concrets des avis et des décisions que nous rendons sur tous les sujets qui irriguent le droit public économique. Je pense en particulier au contrôle des opérations de concentration ou des aides d’Etat, à la régulation économique ou à l’activité économique des personnes publiques en général, ainsi bien sûr qu’à la fiscalité. C’est pourquoi ces Entretiens en droit public économique, co-organisés par la section des finances, la section des travaux publics et la section du rapport et des études du Conseil d’Etat me tiennent tout spécialement à cœur. Je me réjouis donc votre présence aujourd’hui et je tiens à remercier tout particulièrement les prestigieux intervenants qui vont se succéder à la tribune et qui ont accepté de partager avec nous leur expertise et leurs expériences, ainsi que leurs propositions.

Le titre des Entretiens d’aujourd’hui soulève une question : la fiscalité internationale doit-elle être réinventée ? Le sujet est au premier abord technique, voire complexe. Mais il est surtout profondément actuel et porteur de nombreuses questions pour les Etats. Le sujet s’est donc tout naturellement imposé et je remercie la section du rapport et des études, la section des finances et la section des travaux publics d’avoir retenu ce thème de travail.

Comme je l’évoquais, c’est un sujet dont les ramifications sont nombreuses. Pour cette introduction, je souhaiterais esquisser brièvement certaines de ces transformations avant de laisser la parole aux intervenants des trois tables rondes qui s’attacheront à en préciser les contours et aussi sûrement à vous proposer des pistes de réforme.

I. La première évolution, sur laquelle repose d’ailleurs toutes les autres, a trait au champ même de la fiscalité.

Traditionnellement, l’impôt est intrinsèquement lié à la souveraineté d’un Etat, ce dernier étant seul compétent pour en déterminer l’assiette et pour en assurer la perception. Mais la matière fiscale a rapidement débordé ces frontières à mesure que la libéralisation des échanges et la globalisation de l’économie ont conduit les entreprises à dépasser les territoires nationaux et à conquérir des marchés au-delà de leurs territoires habituels. Pourtant, la perception de l’impôt est demeurée une prérogative étatique marquée par la territorialité des règles et la définition nationale des concepts. La confrontation entre ces deux réalités – une réalité économique, celle de la globalisation des échanges, d’une part, et une réalité politique, celle de la permanence de l’Etat en matière de fiscalité, d’autre part – crée aujourd’hui une tension qui est au cœur des interrogations soulevées par l’application des règles de la fiscalité internationale[2].

Cette tension soulève d’abord des questions d’articulation des normes. Aux cotés des conventions fiscales bilatérales, qui existent de longue date, coexistent désormais des instruments multilatéraux, plus ou moins contraignants, incitatifs ou optionnels. Certains combinent même les approches à partir de l’harmonisation d’un socle de base sur le fondement duquel les Etats peuvent ensuite choisir certaines options. En parallèle, les règles nationales continuent à être élaborées sans réelle concertation entre les Etats, y compris au niveau de l’Union européenne. Or, cette multiplication des niveaux de norme est source de complexité pour les entreprises qui peinent à déterminer quelle est la règle applicable alors qu’il y a précisément 15 jours, dans cette même salle lors des Entretiens du contentieux consacrés à la légalité et à la sécurité juridique, nous rappelions l’importance de la stabilité et de la prévisibilité des normes juridiques en matière économique. Et en matière de fiscalité internationale, une clarification apparaît à cet égard impérative.

En outre, la diversification des acteurs – des Etats aux Nations-Unies, en passant bien sûr par l’OCDE et l’Union européenne – n’aide pas à simplifier la compréhension. A l’échelon européen, la question de l’articulation des normes se double de celle de l’harmonisation du droit substantiel alors que l’Union européenne poursuit des objectifs qui peuvent différer de ceux poursuivis au niveau international. La concurrence entre les acteurs et les normes ne doit toutefois pas être surestimée, même si cette multitude est à coup sûr source de complexité. Les intervenants de la première table ronde, présidée par Jean Gaeremynck, président de la section des finances, y reviendront certainement. Je tiens à cet égard à souligner qu’il est rare que l’on parvienne à réunir dans un même colloque autant de représentants des principales organisations internationales et régionales qui travaillent en matière de fiscalité internationale et je peux vous affirmer que le Conseil d’Etat mesure l’honneur qui est le sien de tous vous recevoir aujourd’hui et de pouvoir profiter de vos retours d’expérience.

II. En parallèle de cette première évolution, les concepts de la fiscalité internationale paraissent dépassés par le caractère transfrontalier et innovant de certaines activités économiques.

Comme je le soulignais, l’économie et la manière de fonctionner des entreprises ont changé, mais les règles de la fiscalité internationale sont quant à elles demeurées relativement stables. Le plan anti-BEPS (« base erosion and profit shifting »), lancé en 2013 par l’OCDE, témoigne de cette inadéquation et de la nécessité de réviser les règles pour que les entreprises multinationales déclarent fiscalement leurs bénéfices dans les Etats dans lesquels la valeur est réellement créée, c'est-à-dire là où se trouvent les activités économiques sur lesquelles sont fondés les bénéfices constatés. A cet égard, la taxation des activités des géants du numérique est le témoin privilégié de cette crise des concepts que connaît la fiscalité internationale. Ces concepts apparaissent en outre mis à mal sous l’effet de mécanismes d’optimisation encouragés par la concurrence à laquelle se livrent certains Etats en matière fiscale. Se pose, par conséquent, la question de déterminer quels doivent être les critères d’imposition de ces activités qui, par nature, débordent les frontières nationales. Se pose également la question de savoir si, sur un sujet de cette ampleur, il est nécessaire d’adopter un droit spécifique aux activités numériques ou s’il est préférable, au contraire, d’envisager une rénovation générale des concepts ? Sur ce point, les opinions divergent entre l’Union européenne, qui pousse à l’adoption de textes spécifiques, et d’autres organisations internationales privilégiant une approche plus générale. Les mêmes interrogations traversent d’ailleurs le droit de la concurrence s’agissant du secteur du numérique. L’affaire du rachat de Whatsapp par Facebook révèle que le critère du chiffre d’affaire pour appréhender le pouvoir de marché de ces entreprises est, dans certains cas, dépassé. D’autres critères, comme la valeur boursière de ces entreprises, est moins liée à leur chiffre d’affaires qu’à leur capacité à collecter et exploiter des quantités considérables de données.

Je ne doute pas que les intervenants de la deuxième table ronde, animée par Philippe Martin, président de la section des travaux publics, reviendront sur toutes ces questions qui dépassent le seul cadre des activités numériques.

 III. Enfin, le troisième facteur de transformation de la fiscalité internationale tient à une demande croissante, de la part des citoyens, en faveur d’une transparence accrue, mais aussi d’une approche plus « éthique » de ces questions.

Lors d’un colloque tenu en 2017, le professeur Delaunay parlait d’un « renversement de perspective » pour décrire la transformation des concepts et le changement de regard sur l’objectif poursuivi par la fiscalité internationale celui-ci ayant glissé de la lutte contre les doubles impositions à la lutte contre la double non-imposition des revenus dits « apatrides »[3]. Je crois que ce renversement est également perceptible en matière de transparence et de lutte contre l’évasion fiscale, qui sont légitimement entrées dans une phase plus intense depuis la crise financière de 2008 et les diverses affaires – Panama Papers, Luxleaks, pour ne citer que celles-là. Les interrogations qui peuvent naître sur les critères de l’impôt rejaillissent en effet sur le sentiment citoyen et peuvent miner le sentiment d’appartenance à une communauté de destin.

Beaucoup a déjà été fait avec, notamment, l’essor des échanges de renseignements en matière fiscale au sein de l’UE[4], le reporting pays par pays[5] et l’instauration de dispositifs anti-abus[6]. Beaucoup reste certainement encore à faire et il reviendra aux intervenants de la troisième table ronde, présidée par le professeur Deboissy, de mettre en lumière ces sources de progrès et les perspectives à dessiner.

            Le sujet de la transparence et de la lutte anti-évasion pose en outre la question du choix des instruments. En effet, sur un sujet comme celui qui nous occupe aujourd’hui, l’adoption de dispositifs de droit dur se heurte à la réalité transnationale de la matière autant qu’à leur inefficacité à influencer durablement les comportements. L’on voit alors émerger des dispositifs dits de « droit souple » (soft law) allant des codes de bonnes pratiques aux programmes de conformité en passant par les recommandations et les avis, et qui reposent sur le postulat que la concertation qui préside à leur élaboration et leur caractère incitatif permettent d’atteindre plus efficacement les objectifs assignés. Là encore, il est intéressant de constater que toutes les organisations internationales et régionales ne considèrent pas ces instruments avec le même intérêt. L’Union européenne tend en effet à édicter des règles de droit dur, là où l’OCDE s’attache pour sa part à faire émerger un consensus mondial matérialisé dans des recommandations non contraignantes.

            Mesdames et Messieurs, nous le voyons, les questions soulevées par le sujet de cette journée d’Entretiens sont nombreuses et je n’ai fait qu’en évoquer brièvement certaines. Je laisse maintenant la parole aux présidents des tables rondes et aux intervenants, que je remercie encore une fois de leur participation. Je remercie également le public d’être venu en nombre aujourd’hui. Je vous souhaite à tous de passionnants et stimulants débats.

[1] Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[2] B. Delaunay, « Les évolutions de la fiscalité internationale depuis la crise financière de 2008 », Droit fiscal, n° 39, 28 septembre 2017, p. 470.

[3] B. Delaunay, op.cit. note 2, p. 470.

[4] Directive 2011/16/UE du Conseil du 15 février 2011 relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal.

[5] Rapport BEPS de l’OCDE – Action 13 (http://www.oecd.org/fr/ctp/beps-rapports.htm).

[6] Directives ATAD (directive 2016/1164/UE du Conseil du 12 juillet 2016 établissant des règles pour lutter contre les pratiques d'évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur et directive 2017/952/UE du Conseil du 29 mai 2017 modifiant la directive (UE) 2016/1164 en ce qui concerne les dispositifs hybrides faisant intervenir des pays tiers).