Hommage à Myriam Ezratty, Directrice de l’éducation surveillée, puis de l’administration pénitentiaire, Première présidente de la Cour d’appel de Paris

Par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé à la Cour d'appel de Paris le 2 février 2018

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Hommage à Myriam Ezratty (1929-2017), Directrice de l’éducation surveillée, puis de l’administration pénitentiaire (1981-1986), Première présidente de la Cour d’appel de Paris (1988-1996)

Cour d’appel de Paris, le vendredi 2 février 2018

Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État

 

Madame la première présidente,

Monsieur le président Robert Badinter,

Il m’a bien été rappelé qu’il ne fallait pas céder à la tentation de tenir un discours d’ancien combattant, ni s’extasier avec complaisance et nostalgie sur ce qui fut aussi notre jeunesse. Il faut au contraire puiser dans l’exemple et l’énergie d’une vie des raisons supplémentaires de se tourner vers l’avenir, de construire un monde meilleur, plus ordonné et plus juste, de changer les choses en profondeur.

Pas de récit d’ancien combattant, disais-je. Mais comment ne pas se souvenir de ce retour anticipé des États-Unis en janvier 1983 avec Robert Badinter, alors qu’un mouvement collectif de détenus agitait les prisons françaises ? Dans le vol de nuit qui nous ramène de Washington à Paris, le garde des sceaux veut réfléchir à voix haute ou tester ses idées. Il me demande de passer le voir. Nous nous isolons et il me lance tout à trac : « Voilà, il faut changer de directeur de l’administration pénitentiaire ». Je suis ensommeillé, légèrement hébété et ne réagis pas. Il ajoute : « Je crois qu’il faut nommer Myriam Ezratty. Qu’en pensez-vous ? ». Je suis subjugué et j’acquiesce aussitôt à cette idée si juste et lumineuse. Nous n’allions pas être déçus : Myriam Ezratty fut une emblématique directrice de l’administration pénitentiaire, après avoir été une si remarquable directrice de l’éducation surveillée.

Il faut, moins encore, dans cette réunion – je le mesure – céder à la tentation du narcissisme. Mais la considération que Myriam Ezratty me portait, alors qu’elle était directrice de l’éducation surveillée et moi-même, conseiller technique au cabinet du garde des sceaux, l’attention qui était la sienne aux idées des autres, aux miennes notamment, et même à ma manière de travailler – que je ne citerai jamais en exemple –, comme le fait qu’elle ait proposé mon nom au garde des sceaux – François Colcombet, alors pressenti, n’avait pas encore accepté le poste - pour lui succéder à la direction de l’éducation surveillée, resteront à jamais pour moi des distinctions invisibles, qui valent bien d’autres honneurs : ce furent de véritables rais de lumière, car c’était une grande dame – nous le savions et le sentions tous bien – que nous respections infiniment et dont l’opinion nous importait au plus haut point. Si, à ses yeux, nous franchissions la barre, ce n’était pas un motif de déploration. Cela signifiait tout simplement que nous étions au niveau ou qu’en tout cas nous pouvions faire quelque chose d’utile. Pour les jeunes trentenaires que nous étions alors, et je fus loin d’être le seul à être distingué par elle, cela donnait confiance et renforçait l’estime de soi. Au-delà de ces anecdotes et souvenirs trop personnels, je voudrais dire deux ou trois choses que je sais et pense de Myriam Ezratty.

Elle voyait loin ; elle savait fixer des objectifs stratégiques, tracer sa route, identifier les obstacles pour les contourner ou les surmonter ; choisir des priorités et ne pas tout vouloir à la fois au risque de ne rien atteindre… Sur la réforme de la santé pénitentiaire, les équipements immobiliers, la gestion du personnel, la vie et le travail en détention, le milieu ouvert, elle conjuguait admirablement le temps long – avec des objectifs très clairement fixés et une volonté inébranlable – et le court et moyen terme. C’était l’époque où, sous l’inspiration et l’impulsion de Robert Badinter, le ministère de la justice construisait le centre de détention de Mauzac. Et, en même temps, Myriam pilotait la rédaction d’un rapport dont elle avait pris l’initiative, qui théorisait ce que devaient être les équipements pénitentiaires.

Myriam Ezratty avait choisi, m’a-t-il toujours semblé, deux caps : celui de la dignité de la personne humaine ; et celui de la justice, qu’elle avait chevillés au corps et à l’âme. Dans ses fonctions, ce double lest conférait de la densité et de l’authenticité à ce qu’elle entreprenait. Ses convictions profondes donnaient un sens à son action et l’illuminaient. Elle avait une conception très forte et juste de ce que sont et doivent être la peine et la privation de liberté, leur sens, leur étendue et leurs limites. C’est pourquoi elle a su engager l’application du droit commun en milieu carcéral.

Elle maîtrisait aussi à la perfection ce qui nous dévore tous : je veux parler du temps. Elle dominait le temps de l’action, qui a son épaisseur, son rythme et sa durée, et le sens du moment, le  chronos  et le  kairos. Elle a même su fixer souverainement le temps de son départ, non seulement l’époque, mais aussi le jour : être maître des horloges, voilà encore une marque de sa personnalité et de son ascendant.

Je retiens aussi, dans la ligne de ce qui précède, la force de ses convictions, son incroyable dynamisme, son charisme exceptionnel, son ouverture d’esprit. Et encore sa capacité à poser des diagnostics, à conduire des projets, à conjuguer le volontarisme et le réalisme : Myriam n’était ni chimérique – ce qui aurait signifié qu’elle concevait des projets parfaits, mais impraticables –, ni engluée dans la gestion, la tactique, le court-terme, l’expédition des affaires courantes sans ligne directrice. Elle était en phase avec le projet politique de Robert Badinter, elle voulait faire bouger les lignes et elle savait le faire.

Une chose, parmi d’autres, m’a aussi beaucoup impressionné. Myriam fédérait et aimantait les énergies, elle savait composer des équipes et choisir ses collaborateurs : elle repérait et appelait auprès d’elle les talents, des magistrats et des fonctionnaires jeunes, énergiques, imaginatifs, créatifs,  résolus à aller de l’avant, à faire et construire des choses et mener à bien des projets avec elle : combien de trentenaires ou de jeunes quadragénaires a-t-elle ainsi embarqués ? La direction de l’administration pénitentiaire était alors une dream team  et cela serre le cœur de constater ce soir que tant d’entre eux nous ont déjà quittés : au tout premier rang, Jean-Pierre Dintilhac, mais aussi tellement d’autres.

Myriam incarnait également l’autorité. Non point l’autoritarisme du chef, petit ou grand, qui humilie ses subordonnés et marque ses prérogatives et son territoire. Non. Elle était, je l’ai dit, très attentive aux autres et elle représentait au contraire l’autorité qui, étymologiquement, fait grandir, croître les personnes - collaborateurs, interlocuteurs et partenaires -, et les conduit à se dépasser et, en quelque sorte, à augmenter réellement et pas virtuellement.

Sa personnalité en imposait et charmait tout à la fois, étant de surcroît l’une des très rares femmes dans un milieu d’hommes. Dans une administration qui était alors profondément marquée –peut-être même traumatisée- par l’abolition de la peine de mort vécue à tort comme une mise en danger des personnels, elle était impressionnante. Elle n’avait pas peur. Elle était littéralement impavide. Elle incarnait à mes yeux le courage. Elle avait une ligne et des projets et elle s’y tenait. Son caractère et sa détermination forçaient l’admiration. Mais, comme je l’ai suggéré, elle savait aussi ménager des étapes. Elle était habile, mais d’une habileté qui était mise au service d’une vision ; elle était d’une habileté sans cynisme.

Tout cela fait qu’elle a pu conduire des chantiers très ambitieux à l’administration pénitentiaire, après l’éducation surveillée. La santé pénitentiaire a rejoint le dispositif médical et hospitalier de droit commun ; de nouveaux établissements pénitentiaires ont été conçus ; les parloirs sans dispositif de séparation se sont mis en place ; l’avocat a pu entrer au prétoire ; l’insertion des détenus a connu un nouvel essor ; la télévision a eu droit de cité dans les cellules, sans aucun centime à la charge des contribuables ; le milieu ouvert a été redynamisé. A tous ces projets, j’ai eu l’honneur de prendre part, par les compétences budgétaires, immobilières ou, tout simplement, de droit public que j’ai exercées au cabinet du garde des sceaux, puis à la tête de la direction de l’administration générale et de l’équipement. Avec Myriam, les discussions budgétaires étaient toujours toniques, tendues parfois, et sa dialectique comme son débit oratoire, tellement implacables que je peinais à tenir des points de désaccord. Mais la discorde ne résistait jamais au respect que je lui portais et à notre profonde communauté de vues et de valeurs.

 

Myriam Ezratty aura montré qu’il n’est pas nécessaire de durer indéfiniment pour laisser bien plus qu’une trace, une marque, une empreinte majeure. Moins de deux années à l’éducation surveillée, un peu plus de trois ans à l’administration pénitentiaire auront profondément marqué ces directions. Jean–Pierre Dintilhac lui a succédé en 1988, deux ans après son départ. Il était déjà son troisième successeur. Et près de 35 ans plus tard, on se souvient toujours de son œuvre avec émotion et reconnaissance.

Aujourd’hui, dans un contexte à la fois radicalement différent (plus de 70 000 détenus…) et presque inchangé, hormis la création du contrôleur général des lieux de privation de liberté et la loi pénitentiaire, je ne puis, en terminant, que formuler un vœu : que l’on retrouve dans notre protection judiciaire de la jeunesse et surtout dans nos prisons une pareille énergie réformatrice et même transformatrice. Ce n’est plus une hypothèse ou une option. C’est une impérieuse nécessité. Merci, chère Myriam, pour tout ce que vous nous avez donné et appris, à nous vos compagnons de route et de travail, aux services publics dont vous avez eu la charge, à leurs personnels et à leurs usagers si souvent contraints. Merci !