Le Conseil d’État, une cour suprême administrative

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention lors de la remise des prix à la Faculté de droit de l'Université de Strasbourg le 9 décembre 2014.

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Remise des prix à la Faculté de droit de l’Université de Strasbourg

Le Conseil d’État, une cour suprême administrative

Strasbourg, Mardi 9 décembre 2014

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

 

Monsieur le président de l’Université de Strasbourg,

Monsieur le Doyen,

Mesdames et Messieurs les professeurs,       

Mesdames et Messieurs,

Chers étudiants,

Je suis heureux d’être présent aujourd’hui parmi vous à l’occasion de cette remise des prix aux meilleurs étudiants de licence et de master ainsi qu’aux meilleures thèses soutenues au sein de la Faculté de droit de l’Université de Strasbourg. Le Conseil d’État attache, vous le savez, une attention toute particulière aux liens scientifiques et humains qui l’unissent de longue date à l’Université. Il y trouve une source d’échanges féconds, un facteur de retour sur sa propre jurisprudence, un gage de vitalité et d’ouverture pour les développements qui y seront apportés. Il voit aussi dans ces liens une marque de sérieux et d’objectivité dans son analyse critique des orientations contemporaines du droit. Le Conseil d’État et la doctrine constituent ainsi, pour citer l’expression de Jean Rivero, « un chœur à deux voix »[2] - expression que je croyais heureuse jusqu’à ce que le professeur Wachsmann, dont l’éducation musicale est très supérieure à la mienne et même à celle de Jean Rivero, ne démontre avec la finesse et l’humour que nous lui connaissons que cette métaphore n’est pas musicalement pertinente. Quoi qu’il en soit, je souhaite vous faire part et soumettre à votre sagacité quelques réflexions sur les missions du Conseil d’État, en tant que juridiction administrative suprême, et sur les défis auxquels il est aujourd’hui confronté, à son échelle et à celle de l’Europe.

I. Le Conseil d’État, une cour suprême « à la française ».

A. Dans l’exercice de sa mission contentieuse, le Conseil d’État s’est affirmé comme une cour suprême, avant même d’être placé à la tête d’un ordre juridictionnel. Il n’existe ainsi pas de lien nécessaire entre la fonction de régulation d’un tel ordre et l’exercice d’une fonction suprême de juger, comme en atteste aujourd’hui le Conseil constitutionnel. Avant même que ne soient créés les tribunaux administratifs et, a fortiori, les cours administratives d’appel, l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 disposait en effet que « le Conseil d’État statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative ». Si l’ordonnance du 31 juillet 1945 portant sur le Conseil d’État ne mentionnait plus explicitement cette fonction suprême, l’article L. 111-1 du code de justice administrative, issu de l’ordonnance du 4 mai 2000[3], dispose aujourd’hui que « le Conseil d'État est la juridiction administrative suprême. Il statue souverainement sur les recours en cassation dirigés contre les décisions rendues en dernier ressort par les diverses juridictions administratives ainsi que sur ceux dont il est saisi en qualité de juge de premier ressort ou de juge d'appel. ».

Par l’exercice de son contrôle de cassation, le Conseil d’État veille à la régularité et à la cohérence des décisions rendues par les juridictions administratives de droit commun[4] ou spécialisées, comme la Cour des comptes ou la Cour nationale du droit d’asile. Il dispose, à cet égard, d’une compétence exclusive, ainsi que le souligne l’article L. 331-1 du code de justice administrative. Cette fonction régulatrice n’a cessé de se renforcer avec la création d’un ordre juridictionnel autonome et la réduction des compétences de premier et dernier ressort[5] du Conseil. En 2013, les pourvois en cassation représentaient ainsi 69% des affaires enregistrées. Ce faisant, le Conseil d’État a endossé les habits d’une cour suprême « à la française » : comme le relève en effet le professeur Halpérin[6], le « modèle français » de la cour suprême est indissociable de la spécificité du recours en cassation ; c’est ainsi qu’il a rayonné et qu’il a été adopté au XIXème siècle dans une grande partie de l’Europe.

B. En second lieu, le Conseil d’État est appelé, en tant que juge suprême, à assurer l’unité et la cohérence de la jurisprudence, à trancher toute question de principe et à adapter ses solutions jurisprudentielles aux transformations du contexte qui les a fait naître.

Saisi d’un litige, dont le périmètre est fixé par les parties, le Conseil d’État interprète les silences et pallie les obscurités et les imperfections de la loi. En l’absence de loi et dans le respect des normes supérieures - constitutionnelles et conventionnelles -, il précise le régime contentieux dans le cadre duquel l’administration doit agir, en fixant, par exemple, les conditions d’engagement de sa responsabilité sans faute[7] ou les conditions de retrait[8] et d’abrogation[9] des décisions individuelles explicites et créatrices de droit. Il fixe aussi les règles de l’office du juge de l’excès de pouvoir, lorsqu’il substitue une base légale[10], neutralise un vice de procédure[11] ou encore module les effets rétroactifs de ses décisions[12]. De même, il élabore les règles de son office de plein contentieux, notamment dans le domaine contractuel, en diversifiant la palette de ses pouvoirs selon la gravité du vice dont est entaché un contrat administratif[13].

Le Conseil d’État assure, en outre, sa fonction d’adaptation du droit par des décisions non juridictionnelles prises dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. Une procédure d’avis contentieux,  créée en même temps que les cours administratives d’appel, permet en effet à toute juridiction administrative de le saisir pour avis, lorsqu’une question de droit nouvelle présente « une difficulté sérieuse ou se posant dans de nombreux litiges »[14]. Une procédure similaire existe aussi au bénéfice de la Cour nationale du droit d’asile[15]. Grâce à ces procédures, dont a été ensuite dotée la Cour de cassation[16], le Conseil d’État assure très en amont, la régulation de son ordre juridictionnel face à un besoin d’adaptation ou de clarification. Examinant avec un certain libéralisme la recevabilité des demandes dont il est saisi, les procédures d’avis se sont désormais banalisées : entre 2000 et 2014, 235 avis ont été rendus, soit en moyenne 17 avis par an ; en 2013, le nombre record de 40 avis a même été atteint. Si ces « mesures d’administration de la justice »[17] ne sont pas revêtues de l’autorité de la chose jugée, elles sont cependant, comme le souligne le président Chabanol[18], « plus qu’une simple consultation juridique ». Elles annoncent, en effet, le plus souvent « la position qu’adoptera le juge suprême s’il est saisi, au contentieux, de la question ». Dans de nombreux contentieux, notamment ceux des contrats ou des étrangers, ces avis ont permis d’éclairer rapidement, dans un délai de trois mois, qui est impératif[19], les juridictions du fond.

C. Le Conseil d’État s’acquitte d’une manière singulière de ces fonctions de régulation et d’adaptation du droit.

Il rend en effet chaque année environ 10 000 décisions. Si l’on écarte les ordonnances prises en dehors de la procédure des référés par le président de la section du contentieux et par les présidents des sous-sections, c’est-à-dire des chambres, le Conseil d’État juge chaque année entre 5 000 et 6 000 affaires (5 704 en 2013), dont près de 4 000 (3 958 en 2013) par les sous-sections jugeant seules, c’est-à-dire par des formations de groupement de trois juges ; autrement dit, sa fonction d’innovation et de régulation du droit se concentre pour l’essentiel dans les 1 300 à 1 500 affaires par an (1 463 en 2013) jugées par l’Assemblée du contentieux (18 affaires), la section du contentieux (26 affaires) et par les sous-sections réunies (1 419 affaires), respectivement composées de 17, 15 et 9 juges. Son activité apparaît ainsi quantitativement plus intense que celle des institutions homologues dans les pays comparables à la France. Le même constat peut d’ailleurs être fait s’agissant de la Cour de cassation, qui juge près de 30 000 affaires civiles et pénales par an (28 207 en 2013), hors questions prioritaires de constitutionnalité. Une récente étude de droit comparé[20] montre à l’opposé que la chambre administrative du Tribunal suprême espagnol a tranché en 2013 moins de 4 000 affaires et que le nombre de pourvois formés en matières civile et pénale devant la Cour fédérale de justice allemande est inférieur à 7 000 en 2012. Si on élargit la comparaison aux cours suprêmes constitutionnelles, le constat est encore plus frappant : en 2012, il est vrai après filtrage, la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne a jugé 154 recours individuels, la Cour suprême britannique a rendu 77 jugements et le Tribunal constitutionnel d’Espagne n’a déclaré recevables que 128 recours d’« Amparo ». Comme le souligne cette étude, la France, avec l’Italie, « laisse[nt] [leurs] Cours suprêmes faire face à d’énormes masses contentieuses », à la différence des autres démocraties occidentales.

Le Conseil d’État incarne ainsi, par son histoire et ses pratiques, un « modèle » français de cour suprême. Il n’est certes pas une cour suprême polyvalente, car il exerce son office « à l’intérieur de l’ordre administratif »[21], tout en restant ouvert à un dialogue avec les autres cours suprêmes françaises, qui n’a pas cessé de s’intensifier et de s’assouplir[22]. Mais, il n’est pas non plus qu’une juridiction administrative suprême car, depuis l’an VIII et bien avant, il est le conseiller du Gouvernement et, depuis 2008, il est aussi celui du Parlement. Sans se dénaturer, ce modèle de cour suprême s’est cependant adapté et devra encore se transformer pour faire face à de nouveaux défis.

 

II. Le Conseil d’État, une cour suprême confrontée à de nouveaux défis.

A. Le premier de ces défis consiste à faire face de manière efficace et sereine à une augmentation soutenue et régulière du contentieux administratif. Il faut en effet bien mesurer que celui-ci augmente sur l’ensemble du territoire en moyenne de 6 % par an depuis 40 ans et que cette hausse se prolonge au niveau de l’appel et la cassation. Le nombre de requêtes enregistrées au Conseil d’État, compris entre 9 000 et 10 000 par an (9 235 affaires enregistrées en 2013), a atteint le seuil qui avait conduit en 1987 à la création des cours administratives d’appel.

Les instruments de filtrage des pourvois, créés en 1987 puis perfectionnés en 1997[23], ont jusque là fait la preuve de leur efficacité.  Comme en dispose l’article L. 822-1 du code de justice administrative, chaque pourvoi fait l’objet d’un traitement préalable et systématique de filtrage, qui est réalisé, depuis le 1er janvier 1998, par chaque sous-section[24] sous la houlette de son président, et non plus par une commission spéciale. Selon cette procédure, ne sont pas admis et sont donc rejetés les pourvois irrecevables – par exemple en raison d’un défaut de ministère d’avocat - ou qui ne sont fondés « sur aucun moyen sérieux »[25], qu’ils soient eux-mêmes irrecevables, qu’ils ne soient pas assortis des précisions nécessaires pour en apprécier leur bien-fondé, qu’ils ne contiennent que des moyens inopérants ou échappant au contrôle du juge de cassation, qu’ils reposent sur une argumentation insuffisamment étayée pour emporter la conviction du juge ou qu’ils se heurtent à une jurisprudence établi du Conseil d’État[26]. Cet examen préalable est mené au regard du seul pourvoi et sans que ce dernier ne soit communiqué aux défendeurs. Cette organisation ne méconnaît pas le principe du débat contradictoire, dès lors qu’à ce stade, seule une décision de non-admission peut être prononcée[27]. Le cas échéant, si cette décision doit, comme toute décision juridictionnelle, être motivée, sa motivation peut être laconique, ainsi que l’a admis la Cour européenne des droits de l’Homme[28].

En 2013, le taux d’admission des pourvois en cassation s’élevait à 27,4% - ce qui est proche de la moyenne décennale (29%) – et le nombre des pourvois admis représentait ainsi 1 758 affaires. Si plus des 2/3 des affaires enregistrées sont ainsi rejetées dès le stade de la procédure que nous nommons la "non-admission", le nombre des dossiers jugés sans recours aux ordonnances reste élevé par rapport à nos homologues. Plus de 2 500 pourvois (2 676 en 2013) font en effet chaque année l’objet d’une décision de non-admission prononcée par une sous-section jugeant seule. Il reste qu’environ 3 000 affaires sont chaque année jugées par le Conseil d’État, sans avoir été écartées de son prétoire par une procédure d’irrecevabilité ou de filtrage. Les grandes juridictions homologues ont, de leur côté, entrepris d’assez longue date de limiter le nombre d’affaires qu’elles jugent, afin de se concentrer sur leurs missions suprêmes de régulation et d’innovation. La Cour Suprême des États-Unis d’Amérique, qui est la première à avoir ouvert la voie à la sélection des demandes de Writs of certiorari, en écarte ainsi dès l’entrée plus de 99% pour n’en traiter qu’environ 70 par an sur 7500 pétitions reçues. D’une manière générale, les critères de sélection des affaires par les juridictions suprêmes ont été durcis au cours des deux dernières décennies.

1. Certains États ont instauré des critères financiers : en Espagne, en dehors de certains contentieux, seuls les litiges dont le montant atteint 150 000 euros sont admis ; depuis une réforme de 2011, ce seuil a même été porté à 600 000 euros[29]. En Allemagne, si le seuil financier de 60 000 DM (30 000 euros) a été supprimé en 2002 pour l’admission des pourvois devant la Cour fédérale de justice en matière civile, il a cependant été maintenu à titre provisoire pour les litiges patrimoniaux s’élevant à moins de 20 000 euros jusqu’au 31 décembre 2006, avant d’être prolongé jusqu’au 31 décembre 2011 puis à nouveau jusqu’au 31 décembre 2014[30]. En France, un tel critère financier n’existe pas pour le filtrage des pourvois, mais seulement pour le filtrage des appels. En effet, comme en dispose le 8° de l’article R. 811-1 du code de justice administrative, le tribunal administratif statue en premier et dernier ressort, hors les contentieux pour lesquels la voie de l’appel est exclue, sur toute action indemnitaire dont le montant est inférieur à 10 000 euros.

En complément ou en l’absence de ces critères financiers, sont aussi mis en œuvre des critères portant sur l’intérêt objectif de la question posée. En Allemagne, l’autorisation de se pourvoir en cassation en matière civile devant la Cour fédérale de justice est délivrée, lorsque l’affaire soulève une « question de principe » ou lorsque « l’évolution du droit » ou « la garantie d’une jurisprudence unitaire » requièrent une prise de position de la Cour – ce dernier cas étant le plus fréquent[31]. Au Royaume-Uni, un comité de trois juges de la Cour d’appel examine, après un premier filtrage opéré par le greffe ou un juge unique, les demandes de permission to appeal devant la Cour suprême au regard de l’existence ou non d’un « point de droit d’importance publique générale » [32]. Si les cours suprêmes en Europe disposent de marges d’appréciation importantes dans la mise en œuvre de ces critères, notamment au Royaume-Uni, elles s’efforcent cependant, pour des motifs de sécurité juridique, de les rendre publics, clairs et prévisibles. En France, ce type de critère tenant au sérieux de la question posée ne mentionne pas explicitement l’intérêt objectif qu’elle revêt pour le Conseil d’État, en tant que cour suprême, et donc pour la communauté juridique et la société tout entière. Pour autant, en pratique, l’analyse du caractère sérieux d’un pourvoi est effectuée au regard, notamment, du respect de la jurisprudence en vigueur (fonction de régulation) et de l’opportunité d’un révisement de jurisprudence (fonction d’innovation).

2. Si les critères de filtrage ont été renforcés, leurs modalités de mise en œuvre ont été différemment fixées. Certaines cours suprêmes réalisent elles-mêmes le filtrage des pourvois, d’autres confient cette tâche aux juridictions d’appel, mais contrôlent cependant leurs décisions de non-admission. En Allemagne, le requérant dont le pourvoi n’a pas été admis par la juridiction d’appel peut contester cette décision devant la Cour fédérale de justice. Au Royaume-Uni, le refus de la Cour d’appel de délivrer une « permission de faire appel » peut être contesté devant la Cour suprême. En France, cette organisation n’a pas été retenue : le Conseil d’État, comme la Cour de cassation, opèrent eux-mêmes le filtrage des pourvois. Si la croissance des contentieux atteignait au Conseil d’État un niveau insoutenable et mettait en péril l’exercice de ses fonctions suprêmes, l’hypothèse d’un redéploiement vers les cours administratives d’appel des capacités de traitement de l’admission des pourvois pourrait être envisagée. A ce stade, tel n’est pas le cas.

B. Mais le défi qui se présente au Conseil d’État n’est pas seulement quantitatif. Une cour suprême n’est pas uniquement une juridiction qui écarte ou qui trie les affaires mineures, celles qui ne conduisent pas à trancher entre différentes interprétations du droit, à se prononcer sur des questions de principe, ni à garantir l’unité et la cohérence de la jurisprudence. C’est aussi une juridiction qui se donne les moyens de trancher avec une certaine solennité, avec la plus grande profondeur de champ et le maximum de pédagogie, les affaires qui relèvent de son prétoire.

A cet égard, le Conseil d’État a su diversifier et approfondir ses méthodes d’instruction, en recourant par exemple à des enquêtes à la barre[33], à des avis techniques[34] ou à des consultations  d’amicus curiae[35], ou encore en confiant l’instruction de certaines affaires particulièrement complexes à la section du contentieux, c’est-à-dire aux 14 des juges les plus expérimentés du Conseil et au rapporteur. Au cours de l’instance, l’audience publique a pris une place nouvelle et revêt désormais un maximum de visibilité : les représentants des parties, informés avant l’audience du sens des conclusions du rapporteur public, parfois à l’occasion de réunions permettant à ce juge d’exposer de manière plus circonstanciée son opinion, peuvent prendre la parole avant et après le prononcé[36] de ces conclusions ; elles n’hésitent pas à présenter après celles-ci des observations denses et utiles au débat. Les  plaidoiries se sont aussi faites plus coutumières et plus importantes devant le juge des référés. Enfin, pour que le débat juridictionnel soit plus intelligible pour les parties mais aussi pour la communauté juridique et le grand public, le Conseil d’État veille à la qualité, la complétude et la pédagogie de la motivation de ses décisions.

Cette ambition s’inscrit dans le projet de réforme de la rédaction de ses décisions. Un soin particulier est en effet apporté à l’exposition et à la justification de l’interprétation de la loi, à l’examen de l’opérance des moyens, à l’analyse des faits et à leur qualification juridique. Les motivations, sans être inutilement volubiles ou bavardes, deviennent beaucoup plus longues et didactiques, comme on a pu le voir dans les affaires Canal Plus[37], commune de Béziers 1[38] et 2[39], département de Tarn-et-Garonne[40] et Lambert[41]. Le "considérant de principe", aussi longtemps que les arrêts seront écrits en style indirect, devient de plus en plus notre marque de fabrique et cette pratique se poursuivra, le cas échéant, sous une autre forme, en style direct. Par là, le Conseil d’État assume l’un des aspects importants de la responsabilité qui lui incombe. Dans le cadre constitutionnel qui est le sien, un juge suprême est en effet un juge qui assume pleinement le pouvoir normatif de sa jurisprudence et qui, par conséquent, ne se borne pas à trancher un litige, mais veut aussi tracer des lignes directrices pour les juridictions, la communauté juridique et le public. S’il ne saurait rendre des arrêts de règlement, comme le prohibe l’article 5 du code civil, il s’abstient pour autant de recourir à de pures motivations d’espèce et pratique de moins en moins l’économie de  moyens. Pour y parvenir, il s’attache particulièrement à « rendre compte » de ses choix qui doivent être clairs, explicites et justifiés, de telle sorte que son approche et la perspective dans laquelle elle s’inscrit puissent être pleinement comprises par les juristes et, au-delà, le corps social et faire l’objet, en dernier lieu, de leur adhésion.

L’approfondissement et la clarté de la motivation des décisions de justice constituent aussi un enjeu essentiel dans le dialogue des juges et pour le rayonnement international d’un système juridique. Tous les juges – et, en particulier, les juges suprêmes – sont confrontés aux mêmes questions et aux mêmes débats. Il est pour eux de la plus haute importance de connaître ce que font leur pairs dans d’autres pays sur les mêmes sujets. En pareil cas, ce qui intéresse est autant que le dispositif des décisions de justice, la teneur et la qualité de leur motivation : quels sont les éléments qui ont emporté la conviction des juges dont on consulte les décisions ? Quelle est leur force ou leur pertinence ? De cela dépendent l’autorité de ces décisions et leur aptitude à se diffuser internationalement. Dans le dialogue et l’émulation internationale des juges, la motivation des décisions de justice pèse ainsi de tout son poids. Car il ne suffit pas d’être, de par la loi, juridiction suprême dans un État pour être crédible au plan international. Il ne suffit pas non plus qu’un Etat représente une tradition juridique respectée au niveau international. Le Conseil d’Etat est très attentif à cette dimension.

C. A l’ère du pluralisme juridique, le troisième défi auquel le Conseil d’État et l’ensemble des cours suprêmes doivent collectivement faire face consiste à garantir une articulation claire, concertée et cohérente entre les systèmes juridiques nationaux et les ordres juridiques européens – celui de l’Union européenne et celui de la Convention européenne des droits de l’Homme.

S’agissant, en premier lieu, du droit de l’Union européenne, le Conseil d’État s’est engagé avec la Cour de justice dans un dialogue constructif : lorsqu’un litige pose devant lui une question relative au droit de l’Union, le juge national n’est pas tenu de saisir la Cour de Justice, sur le fondement de l’article 267 TFUE, lorsque cette question a déjà fait l’objet d’une interprétation de la Cour ou, selon la « théorie de l’acte clair »[42], lorsque l’application correcte du droit de l’Union s’impose « avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable »[43]. Lorsque la Cour de justice est saisie à titre préjudiciel, ses arrêts s’imposent cependant au Conseil d’État, conformément aux Traités, même s’ils excédent le périmètre de la seule question posée[44]. Dans une affaire récente, il a ainsi été rappelé que le rejet par la Cour de justice d’une demande tendant à la modulation des effets de son arrêt « fait obstacle à ce que le Conseil d’État accueille des conclusions de même nature, tendant à la limitation dans le temps des effets [d’une] annulation »[45].

S’agissant, en second lieu, des droits garantis par la convention européenne des droits de l’Homme, le Conseil d’État s’est engagé avec la Cour de Strasbourg dans un dialogue persuasif et informel, en l’absence de mécanisme de question préjudicielle, même s’il pourra à l’avenir être fait usage de la procédure de demande d’avis consultatif, prévue par le protocole n°16[46]. En effet, l’exécution des arrêts de cette Cour ne saurait, compte tenu de leur nature essentiellement déclaratoire, avoir pour effet de priver les « décisions juridictionnelles [nationales] de leur caractère exécutoire »[47]. Pour autant, la jurisprudence du Conseil d’État converge, à son initiative, avec celle de la Cour dans de très nombreux domaines, notamment dans celui des droits reconnus aux détenus ou aux ressortissants étrangers et, plus largement, sur l’application des articles 2, 3, 6 et 8 de la Convention ainsi que sur l’article 1er du protocole n° 1, qui sont le plus fréquemment invoqués devant lui. En outre, si les autorités administratives ne sont pas tenues de réexaminer des sanctions administratives, devenues définitives, qui violeraient les exigences de la convention, il leur incombe, lorsqu’elles sont saisies d’une demande en ce sens, de mettre fin, en tout ou en partie, à cette violation, « eu égard aux intérêts dont elle[s] [ont] la charge, aux motifs de la sanction et à la gravité de ses effets ainsi qu’à la nature et à la gravité des manquements constatés par la Cour »[48].

Cet esprit de coopération loyale doit être préservé et entretenu, à l’heure où apparaissent des tensions accrues entre les ordres juridiques – et mes regards se portent notamment au-delà de nos frontières naturelles, au-delà de la Manche et des rives du Rhin. Ces tensions se concentrent pour l’essentiel sur le respect des identités constitutionnelles nationales, sur l’étendue et la portée exactes des transferts de souveraineté consentis par les États, sur les offices respectifs des juges, qu’ils soient nationaux ou européens, et enfin sur les questions d’interprétation et de conciliation entre certains droits fondamentaux. Sur ce dernier point, alors qu’est entrée en vigueur en décembre 2009 la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et que les premiers arrêts de principe de la Cour de justice ont été rendus, les risques de divergences sérieuses entre juridictions européennes et nationales, qui existent depuis les origines de la construction européenne, n’ont pas diminué et il est même à redouter qu’ils n’augmentent à l’avenir.

Quoi qu’il en soit, des arrêts Solange[49] et Bosphorus[50] des Cours de Karlsruhe et de Strasbourg, aux arrêts Arcelor[51]et Conseil national des Barreaux[52] du Conseil d’État ou Melki et Abdeli[53] de la Cour de justice de l’Union, un long chemin a été parcouru dans la voie du dialogue et de la concertation entre juges. Ces derniers ont veillé et devront encore veiller à la cohérence de l’interprétation qu’ils donnent de droits consacrés dans différents ordres juridiques, sans les opposer les uns aux autres, sans réduire la protection acquise et sans perdre de vue la primauté du droit de l’Union. Pour y parvenir, ils font prévaloir entre eux une coopération sincère et loyale qui est l’un des principes cardinaux de l’organisation des pouvoirs publics en Europe. Ce principe implique un dialogue, horizontal et vertical, des juges et des cours elles-mêmes, l’écoute et la pédagogie réciproque des jurisprudences, l’anticipation et la prévention des divergences, mais aussi le respect des solutions définitivement adoptées par les formations solennelles des cours européennes.

 

Vous le voyez, les défis que nous avons à appréhender et à surmonter collectivement sont considérables. S’ils s’adressent au premier chef aux juges nationaux et européens, ils appellent aussi l’expertise, l’expérience et l’engagement de toutes les professions du droit – professeurs, juges, avocats -, dont vous êtes les meilleurs représentants à venir et dont vous figurez l’avant-garde. Je forme le vœu que, par le concours de nos initiatives, chacun dans son domaine d’activité et avec sa responsabilité propre, nous puissions nous éclairer réciproquement et contribuer, par différents canaux, à l’adaptation de notre droit et, pour ce qui nous concerne, parce que c’est notre mission et notre devoir, à l’exercice plein et entier, non pas solitaire mais concerté, de notre fonction de juridiction suprême.

 

[1]Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]J. Rivero, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », EDCE, 1955, p. 29.

[3]Ordonnance n° 2000-387 du 4 mai 2000 relative à la partie Législative du code de justice administrative.

[4]Art. L. 311-1 du code de justice administrative : « Les tribunaux administratifs sont, en premier ressort, juges de droit commun du contentieux administratif, sous réserve des compétences que l'objet du litige ou l'intérêt d'une bonne administration de la justice conduisent à attribuer à une autre juridiction administrative. ». Art. L. 321-1 du code de justice administrative : « Les cours administratives d'appel connaissent des jugements rendus en premier ressort par les tribunaux administratifs, sous réserve des compétences que l'intérêt d'une bonne administration de la justice conduit à attribuer au Conseil d'État et de celles définies aux articles L. 552-1 et L. 552-2. »

[5]Article 1er du décret n° 2010-164 du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives ; ont notamment été supprimées les compétences en premier et dernier ressort du Conseil d’État pour connaître des litiges nés hors des territoires soumis à la juridiction d’un tribunal administratif  - a ainsi été attribué au tribunal administratif de Nantes la compétence pour connaître du contentieux des visas et des naturalisations, voir art. R. 312-18 du code de justice administrative – ainsi que pour connaître des recours contre les actes administratifs dont le champ d’application s’étend au-delà du ressort d’un seul tribunal administratif. Désormais, « les litiges qui ne relèvent de la compétence d'aucun tribunal administratif par application des dispositions des articles R. 312-1 et R. 312-6 à R. 312-18 sont attribués au tribunal administratif de Paris » (art. R. 312-19 du code de justice administrative).

[6]Voir, J.-L. Halpérin, « Cours suprêmes », in Dictionnaire de la culture juridique, éd. PUF, 2003, p. 313.

[7]CE, Ass., 14 janvier 1936, Société anonyme des produits laitiers « la Fleurette », Rec. 25, GAJA, n°49, 19e éd., 2013, p. 313.

[8]CE, Ass., 26 octobre 2001, Ternon, Rec. 497, GAJA, n°105, 19e éd., 2013, p. 807.

[9]CE, Sect., 6 mars 2009, Coulibaly, Rec. 7.

[10]CE, Sect., 3 décembre 2003, Préfet de la Seine-Maritime contre El Bahi, Rec. 479.

[11] CE, Ass., 23 décembre 2011, M. Claude Danthony et autres, n°335033. Voir, sur ce point : X. Domino et A. Bretonneau, « Jurisprudence Danthony : bilan après 18 mois », AJDA, 2013, p. 1733

[12] CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, Rec. 197, GAJA, n°110, 19e éd., 2013, p. 860.

[13] CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, Rec. 509 et CE, Sect., 21 mars 2011, Commune de Béziers, Rec. 117, GAJA, n°116, 19e éd., 2013, p. 939 ; CE, Ass. , 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994.

[14]Art. L. 113-1 du code de justice administrative.

[15] Art. L. 733-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ; voir, not. CE, avis, 20 novembre 2013, Fall, n°368676.

[16] Art. L. 151-1 et L. 151-3 du code de l’organisation judicaire.

[17]CE 6 juillet 2000, Clinique chirurgicale de Coubon, n°199324.

[18] D. Chabanol, Code de justice administrative commenté, éd. Le Moniteur, 6e éd., 2014, p. 48.

[19] Art. L. 113-1 du code de justice administratif : « Il est sursis à toute décision au fond jusqu’à un avis du Conseil d’État ou, à défaut, jusqu’à l’expiration du délai ».

[20]La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014.

[21]P. Delvolvé, « Le Conseil d’État, cour suprême de l’ordre administratif », Pouvoirs, n°123, 2007.

[22]Voir, en ce qui concerne le nouveau régime des questions préjudicielles entre juges administratifs et judiciaires : TC 17 octobre 2011, SCEA du Chéneau, n°3828 et 3829 ; voir, pour une application de ce régime : TC 12 décembre 2011, Sté Green Yellow, n°3841 ; CE 23 mars 2012, Fédération Sud Santé Sociaux, n°331805 ; Cour de cassation 24 avril 2013, n°12-18.180, AJDA, 2013, p. 887 ; voir J.-L. Dreyfus, « L’application par le juge judiciaire de la « jurisprudence établie » du juge administratif », AJDA, 2013, p. 1630.

[23]Décret n°97-1177 du 24 décembre 1997 relatif à la procédure d'admission des pourvois en cassation devant le Conseil d'État et modifiant le décret n° 63-766 du 30 juillet 1963 relatif à l'organisation et au fonctionnement du Conseil d'État.

[24] Décret n°97-1177 du 24 décembre 1997 relatif à la procédure d'admission des pourvois en cassation devant le Conseil d'État et modifiant le décret n° 63-766 du 30 juillet 1963 relatif à l'organisation et au fonctionnement du Conseil d'État ; voir art. R. 822-1 du code de justice administrative.

[25] Art. L. 822-1 du code de justice administrative.

[26] Voir, sur ce point, J.-H. Stahl, « La procédure d’instruction des pourvois – admission », Jurisclass. Justice administrative, Fasc. 80-22.

[27] CE 1er avril 1996, Maury, n°168715.

[28] CEDH 9 mars 1999, SA Immeuble Groupe Kosser contre France, n°38748/97 et CEDH 28 janvier 2003, Burg contre France, n°34763/02.

[29]La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014, p. 60.

[30]La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014, p. 28.

[31]La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014, p. 27.

[32]La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014, p. 146.

[33] Art. R. 623-1 du code de justice administrative ; le président D. Chabanol relève « un recours accru du Conseil d’État à cette formule d’instruction », op. cit., p. 739.

[34] Art. R. 625-2 du code de justice administrative. Voir, pour une première application par le Conseil d’État : CE 28 mars 2012, Société Direct Energie, n°330548.

[35] Art. R. 625-3 du code de justice administrative. Une première utilisation de cette procédure a été faite par le Conseil d’État en 2011 (CE, Ass., 23 décembre 2011, Kandyrine de Brito Paiva, n°303678), une seconde en 2014 à l’occasion de l’affaire Lambert (CE, Ass., 14 février 2014, Lambert, n°375081).

[36] Selon l’art. R. 733-1 du code de justice administrative, les avocats au Conseil d’État peuvent présenter leurs observations orales avant le prononcé des conclusions du rapporteur public et de « brèves » observations orales après le prononcé de ces conclusions.

[37] CE, Ass., 21 décembre 2012, Société Groupe Canal Plus et autres, n°362347.

[38]CE, Ass. , 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n°304802.

[39] CE, Sect., 21 mars 2011, Commune de Béziers, n°304806.

[40] CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994.

[41] CE, Ass., 14 février et 24 juin 2014, Lambert, n°375081.

[42] CE, Ass., 19 juin 1964, Société des pétroles Shell-Berre et autres, Rec. 344.

[43] CJCE 6 octobre 1982, Srl CILFIT, C-283/81, pt 21.

[44]CE, Ass., 11 décembre 2006, Société De Groot En Slot, n°234560.

[45]CE 28 mai 2014, Association Vent de colère !, n°324852.

[46] Art. 1 du protocole n°16 : «  1   Les plus hautes juridictions d’une Haute Partie contractante, telles que désignées conformément à l’article 10, peuvent adresser à la Cour des demandes d’avis consultatifs sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles. / 2   La juridiction qui procède à la demande ne peut solliciter un avis consultatif que dans le cadre d’une affaire pendante devant elle. / 3   La juridiction qui procède à la demande motive sa demande d’avis et produit les éléments pertinents du contexte juridique et factuel de l’affaire pendante. » ; art. 5 dudit protocole : « Les avis consultatifs ne sont pas contraignants ».

[47]CE, Sect., 4 octobre 2012, M. Baumet, n°328502.

[48] CE, Ass., 30 juillet 2014, M. Vernes, n°358564.

[49]Arrêts Solange I (29 mai 1974), Solange II (22 octobre 1986) et Solange III (7 juin 2000) de la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne.

[50] CEDH, Gr.ch., 30 juin 2005, Bosphorus c. Irlande, n° 45036/98.

[51] CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine, n°287110.

[52]CE, Sect., 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, n° 296845.

[53] CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. jointes C-188/10 et C-189/10.