Base de jurisprudence


Analyse n° 417343
5 avril 2019
Conseil d'État

N° 417343
Publié au recueil Lebon

Lecture du vendredi 5 avril 2019



09-05-01 : Arts et lettres- Cinéma- Visas d'exploitation des films-

1) Principes généraux de la police spéciale du cinéma confiée au ministre chargé de la culture (art. L. 211-1 du CCIA) - 2) Office du juge saisi d'un recours contre le visa délivré à une oeuvre l'interdisant aux mineurs, au titre du 4° ou du 5° de l'article R. 211-12 du CCIA - Cas d'un film comportant de nombreuses scènes violentes - 3) Application à un film à caractère documentaire - a) Spécificité de ce genre et conséquence sur le contrôle du juge - b) Espèce.




1) Les dispositions de l'article L. 211-1 du code du cinéma et de l'image animée (CCIA) confèrent au ministre chargé de la culture l'exercice d'une police spéciale fondée sur les nécessités de la protection de l'enfance et de la jeunesse et du respect de la dignité humaine. A cette fin, il lui revient d'apprécier s'il y a lieu d'assortir la délivrance du visa d'exploitation d'une oeuvre ou d'un document cinématographique de l'une des restrictions prévues par les articles R. 211-10 et R. 211-12 de ce code. 2) Saisi d'un recours contre une telle mesure de police, il appartient au juge de l'excès de pouvoir de contrôler le caractère proportionné de la mesure retenue au regard des objectifs poursuivis par la loi. S'agissant des mesures de classification prévues aux 4° et 5° de l'article R. 211-12 du CCIA, il lui appartient d'apprécier si le film, pris dans son ensemble, revêt un caractère pornographique ou d'incitation à la violence justifiant que la délivrance du visa d'exploitation soit accompagnée d'une interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans avec inscription sur la liste prévue à l'article L. 311-2 du CCIA ou si, alors même qu'il comporte des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence, la manière dont cette oeuvre ou ce document est filmée et la nature du thème traité conduisent à limiter la restriction dont est assorti le visa d'exploitation à la seule interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans. Lorsqu'une oeuvre ou un document cinématographique comporte des scènes violentes, il y a lieu de prendre en considération, pour déterminer si la protection de l'enfance et de la jeunesse et le respect de la dignité humaine justifient une des mesures de classification prévues aux 4° et 5° de l'article R. 211-12, la manière dont elles sont filmées, l'effet qu'elles sont destinées à produire sur les spectateurs, notamment de nature à présenter la violence sous un jour favorable ou à la banaliser, enfin, toute caractéristique permettant d'apprécier la mise à distance de la violence et d'en relativiser l'impact sur la jeunesse. 3) a) En ce qui concerne les films à caractère documentaire, qui visent à décrire la réalité des situations dont ils portent témoignage et qui ont ainsi pour objet de contribuer à l'établissement et à la diffusion de connaissances, l'appréciation doit être portée par le ministre, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, compte tenu de la nécessité de garantir le respect de la liberté d'information, protégée notamment par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. b) En l'espèce, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le film documentaire intitulé "Salafistes" comporte des scènes violentes montrant de nombreuses exactions, assassinats, tortures, amputations, réellement commises par des groupes se revendiquant notamment des organisations Daech et Al-Qaïda au Maghreb islamique et présente, en parallèle, les propos de plusieurs protagonistes légitimant les actions en cause, menées contre des populations civiles, sans qu'aucun commentaire critique n'accompagne les scènes de violence. Toutefois, ces scènes s'insèrent de manière cohérente dans le propos du film documentaire, dont l'objet est d'informer le public sur la réalité de la violence salafiste en confrontant les discours tenus par des personnes promouvant cette idéologie aux actes de violence commis par des personnes et groupes s'en réclamant. En outre, tant l'avertissement figurant en début de film que la dédicace finale du documentaire aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 sont de nature à faire comprendre, y compris par des spectateurs âgés de moins de dix-huit ans, l'objectif d'information et de dénonciation poursuivi par l'oeuvre documentaire, qui concourt ainsi à l'établissement et à la diffusion de connaissances sans présenter la violence sous un jour favorable ni la banaliser. Il en résulte, compte tenu de l'objet du film documentaire et du traitement de la violence qu'il retient, et eu égard à la nécessité de garantir le respect de la liberté d'information, y compris à l'égard de mineurs de dix-huit ans, que les scènes violentes du film documentaire intitulé "Salafistes" ne sont pas de nature à être qualifiées de scènes de "très grande violence" au sens des dispositions du 4° de l'article R.211-12 du CCIA.