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Ariane Web: Conseil d'État 306368, lecture du 12 mars 2010, ECLI:FR:CESSR:2010:306368.20100312

Décision n° 306368
12 mars 2010
Conseil d'État

N° 306368
ECLI:FR:CESSR:2010:306368.20100312
Mentionné au tables du recueil Lebon
3ème et 8ème sous-sections réunies
M. Martin, président
Mme Anne Egerszegi, rapporteur
M. Geffray Edouard, rapporteur public
SCP DE CHAISEMARTIN, COURJON ; SCP DELAPORTE, BRIARD, TRICHET, avocats


Lecture du vendredi 12 mars 2010
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 8 juin et 10 septembre 2007 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la SOCIETE CHARCUTERIE DU PACIFIQUE, dont le siège est 3, rue Jeanne d'Arc Immeuble Donald B.P. 3442 à Papeete (98714), représentée par son gérant ; la SOCIETE CHARCUTERIE DU PACIFIQUE demande au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêt du 9 mars 2007 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté sa requête tendant à l'annulation du jugement du 24 juin 2003 du tribunal administratif de Papeete rejetant sa demande tendant à la décharge des suppléments d'impôt sur les sociétés auxquels elle a été assujettie au titre des années 1996 et 1997 ;


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 11 janvier 2010, présentée pour la SOCIETE CHARCUTERIE DU PACIFIQUE ;

Vu le code des impôts directs de la Polynésie française ;

Vu le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Anne Egerszegi, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP Delaporte, Briard, Trichet, avocat de la SOCIETE CHARCUTERIE DU PACIFIQUE et de la SCP de Chaisemartin, Courjon, avocat de la Polynésie française,

- les conclusions de M. Edouard Geffray, Rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Delaporte, Briard, Trichet, avocat de la SOCIETE CHARCUTERIE DU PACIFIQUE et à la SCP de Chaisemartin, Courjon, avocat de la Polynésie française ;


Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SOCIETE CHARCUTERIE DU PACIFIQUE (CDP) a bénéficié du crédit d'impôt, au taux de 60 %, institué par une délibération du 12 décembre 1995 de l'assemblée territoriale de la Polynésie française, dont les dispositions ont été codifiées à l'article 115-1-2 du code des impôts directs applicable en Polynésie française, à raison de la souscription, le 30 décembre 1996, à une augmentation de capital à laquelle la société Te Tiare Beach Resort II (TTBR II ) a procédé en vue de la réalisation d'un hôtel à Huahine, en Polynésie française ; que la SOCIETE CDP a acquis 50 000 actions pour un montant total de 100 millions de francs CFP et obtenu ainsi un crédit d'impôt de 60 millions de francs CFP ; que, toutefois, à l'issue d'une vérification de comptabilité de la société CDP, l'administration fiscale de la Polynésie française a remis partiellement en cause le bénéfice de ce crédit d'impôt en estimant qu'il ne pouvait s'appliquer qu'aux seules 30 % des actions souscrites ayant été libérées à la date de la souscription par un apport en fonds propres ; que la SOCIETE CDP se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 9 mars 2007 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel qu'elle a interjeté du jugement du 24 juin 2003 du tribunal administratif de Papeete rejetant sa demande en décharge des suppléments d'impôt sur les sociétés et des pénalités pour manoeuvres frauduleuses résultant de ce redressement auxquels elle a été assujettie au titre des années 1996 et 1997 ;

Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi ;

Considérant qu'aux termes de l'article 115-1-2 du code des impôts directs de la Polynésie française, dans sa rédaction applicable aux années d'imposition en litige : Les personnes morales passibles de l'impôt sur les sociétés bénéficient d'un crédit d'impôt de 50 % pour tout financement égal ou supérieur à 10 millions de francs réalisé dans un projet de construction à vocation hôtelière d'un coût total ou supérieur à 500 millions de francs. / (...) le crédit d'impôt est porté à 60 % et le montant d'investissement minimal ramené à 200 millions pour les projets hôteliers faisant l'objet d'une demande de permis de construire déposée entre le 1er janvier et le 31 décembre 1996 et dont le certificat de conformité sera délivré avant le 31 décembre 1998. / Sont considérés comme financements au sens du présent article, les souscriptions d'actions et de parts en numéraire, (...), effectués lors de la constitution ou de l'augmentation du capital de la société réalisant le projet (...). Ces financements peuvent intervenir soit directement, soit par le biais de sociétés dont l'objet social est la participation au capital de sociétés réalisant les projets définis au présent article. / Le bénéfice du crédit d'impôt est subordonné à l'engagement pris par le bénéficiaire de conserver les actions, parts ou apports au moins jusqu'à la date de délivrance du certificat de conformité, ainsi qu'à l'engagement de maintenir l'affectation de l'immeuble à sa destination hôtelière pendant au moins les cinq années suivant l'année du début de l'exploitation. / (...) Ces avantages sont remis en cause, et l'impôt dont le crédit a été préalablement accordé devient immédiatement exigible, (...), dans les circonstances suivantes : /- non-respect des conditions prévues par les dispositions du présent article ; / - non-présentation du certificat de conformité à l'issue du quarante-deuxième mois suivant celui de la délivrance du permis de construire (...) ;

Considérant qu'il résulte de ces dispositions, qui précisent en termes dépourvus de toute ambiguïté que sont considérés comme financements au sens du présent article, les souscriptions d'actions , que toute souscription d'actions d'une société s'engageant à réaliser un projet de construction hôtelière ouvre droit, sous réserve du respect des autres conditions prévues, au crédit d'impôt à raison du montant souscrit ; que l'article 115-1-2 précité ne comporte aucune disposition imposant, pour l'application de la règle fiscale, des modalités de libération du capital plus restrictives que celles qui étaient prévues par l'article 191 de la loi du 24 juillet 1966 alors en vigueur rendu applicable à la Polynésie française en vertu de l'article 507 de cette loi et ne subordonne pas l'obtention du crédit d'impôt au versement effectif de la totalité du montant souscrit ; qu'il s'ensuit qu'en jugeant que l'administration fiscale n'avait pas ajouté au texte fiscal en exigeant le versement effectif de la totalité du financement et en validant le redressement litigieux, la cour a commis une erreur de droit ; que, dès lors, la SOCIETE CDP est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le droit au crédit d'impôt prévu à l'article 115-1-2 du code des impôts directs de la Polynésie française, dans sa rédaction alors en vigueur, n'était pas lié aux modalités de versement du financement ; que par suite, la souscription régulière à une augmentation de capital, sur fonds propres ou par emprunt, ouvrait droit au crédit d'impôt attaché au montant de cette souscription, indépendamment des modalités de libération du capital souscrit ;

Considérant qu'il résulte de l'instruction que la société CDP a régulièrement souscrit, le 30 décembre 1996, à hauteur de 50 000 actions et pour un montant de 100 millions de francs CFP, à l'augmentation de capital à laquelle la société TTBR II a procédé en vue de la réalisation d'un projet hôtelier ; que la SOCIETE CDP, qui a libéré 30 % des actions souscrites à la date de la souscription, a conservé la totalité de ces actions jusqu'à la délivrance, le 30 décembre 1998, du certificat de conformité de la construction, objet du projet, et a libéré le surplus des actions à cette même date ; que, toutefois, l'administration fait valoir qu'elle était en tout état de cause fondée à écarter les actes par lesquels la SOCIETE CDP a revendiqué le bénéfice du crédit d'impôt litigieux dès lors que ces actes, recherchant le bénéfice d'une application littérale du texte à l'encontre des objectifs poursuivis par ses auteurs, procédaient d'une fraude à loi ;

Considérant, d'une part, que, si un acte de droit privé opposable aux tiers est en principe opposable dans les mêmes conditions à l'administration tant qu'il n'a pas été déclaré nul par le juge judiciaire, il appartient à l'administration, lorsque se révèle une fraude commise en vue d'obtenir l'application de dispositions de droit public, d'y faire échec même dans le cas où cette fraude revêt la forme d'un acte de droit privé ; que ce principe peut conduire l'administration à ne pas tenir compte d'actes de droit privé opposables aux tiers ; que ce principe s'applique également en matière fiscale, dès lors que le litige n'entre pas dans le champ d'application des dispositions particulières de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, lequel n'est pas applicable en Polynésie française ; qu'ainsi, hors du champ de ces dispositions, l'administration fiscale, qui peut toujours écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors qu'elle établit que ces actes ont un caractère fictif, peut également se fonder sur le principe rappelé ci-dessus pour écarter les actes qui, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, n'ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles ;

Considérant, d'autre part, que si l'administration fiscale peut, à tout moment de la procédure contentieuse, y compris pour la première fois en appel, invoquer tout moyen nouveau propre à donner un fondement légal à une imposition contestée devant le juge de l'impôt, c'est à la condition qu'elle ne prive pas le contribuable des garanties de procédure prévues par la loi ; qu'en l'espèce, la société n'a été privée d'aucune garantie dès lors que, en tout état de cause, la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires, dont la société a d'ailleurs été mise en mesure de demander la saisine ainsi qu'il ressort de la réponse aux observations du contribuable en date du 3 octobre 2000, n'était pas compétente pour apprécier si les opérations litigieuses pouvaient être regardées comme constitutives d'une fraude à la loi ;

Considérant qu'il résulte de l'instruction que, comme il a été dit plus haut, la SOCIETE CDP a financé par un apport en fonds propres la libération de 30 % des 50 000 actions qu'elle a souscrites le 30 décembre 1996 à l'occasion de l'augmentation de capital lancée par la SA TTBR II en vue de la réalisation d'un projet de construction d'un hôtel; que la SOCIETE CDP, comme tous les autres souscripteurs, a conclu le 27 décembre 1996 avec la SA TTBR, promotrice du projet et actionnaire de la SA TTBR II, un contrat par lequel la SA TTBR lui a prêté les 70 millions de francs CFP nécessaires au financement de la libération du surplus des actions souscrites ; que ce contrat prévoyait que le remboursement de l'emprunt de 70 millions de francs CFP serait effectué par compensation avec le prix de vente des actions TTBR II dès la délivrance du certificat de conformité de l'hôtel, objet du projet ;

Considérant que, dès l'origine, le montage auquel a participé la SOCIETE CDP limitait la participation réelle de celle-ci au financement de l'investissement à raison duquel elle a demandé le crédit d'impôt litigieux à 30 % de cet investissement ; que la SOCIETE CDP n'a pas supporté les risques de l'investisseur en contractant auprès de la SA TTBR un emprunt, dès lors qu'il était stipulé que le remboursement serait effectué au dénouement de l'opération par la remise des actions souscrites à 70 % de leur valeur nominale ; qu'ainsi la SOCIETE CDP, dont le rôle de porteur d'actions au profit de la société TTBR a été expressément reconnu dans la convention du 27 décembre 1996, ne peut qu'être regardée comme ayant participé, à hauteur de 70 millions de francs CFP, à une opération financière dénuée de tout risque, dont l'unique objet était, pour elle, d'atténuer les charges fiscales qu'elle aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à son activité réelle et non de permettre le financement d'une opération d'investissement hôtelier ; que, dès lors, c'est à bon droit que l'administration fiscale, qui, à hauteur de 70 millions de francs CFP, établit le caractère artificiel de la participation de la SOCIETE CDP au financement de la construction de l'hôtel, a demandé la restitution du crédit d'impôt d'un montant de 42 millions de francs dont la société requérante a bénéficié à tort ; que, dès lors, c'est à bon droit que les premiers juges ont décidé que la demande de substitution de base légale fondée sur la fraude à la loi, présentée par l'administration, devait être accueillie ;

Sur les pénalités pour manoeuvres frauduleuses :

Considérant qu'aux termes de l'article 511-5 du code des impôts directs de la Polynésie française : 1) Lorsque la déclaration mentionnée à l'article 511-4 fait apparaître une base d'imposition ou des éléments servant à la liquidation de l'un des impôts prévus au code des impôts insuffisants, inexacts ou incomplets, le montant des droits mis à la charge du contribuable est assorti de l'intérêt de retard visé à l'article 551-1 et d'une majoration de 80 % s'il s'est rendu coupable de manoeuvres frauduleuses (...). ;

Considérant que les agissements de la SOCIETE CDP, caractéristiques d'une fraude à la loi, ont, ainsi qu'il a été dit, eu pour but d'éluder l'impôt normalement dû grâce à un montage financier destiné à créer l'apparence d'un montage éligible au crédit d'impôt prévu par le code des impôts directs de la Polynésie française ; que dès lors, ils sont constitutifs de manoeuvres frauduleuses ; que, par suite, c'est à bon droit que l'administration fiscale a assorti les droits rappelés de la majoration de 80 % prévue par les dispositions de l'article 511-5 du code des impôts précité ; que la société requérante n'est donc pas fondée à en demander la décharge ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la SOCIETE CDP n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal a rejeté sa demande tendant à la décharge des suppléments d'impôt sur les sociétés auxquels elle a été assujettie au titre des exercices 1996 et 1997 et des pénalités pour manoeuvres frauduleuses ;

Sur les conclusions présentées devant la cour tendant à l'application des dispositions de l'article R. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu'aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. / Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties (...) ;

Considérant qu'aucun dépens n'a été exposé au cours de l'instance d'appel ; que les conclusions présentées par la SOCIETE CDP à ce titre ne peuvent donc qu'être rejetées ;

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant que les dispositions de cet article font obstacle à ce que la Polynésie française qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, verse à la société CDP la somme que celle-ci demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; qu'en revanche, il y a lieu de faire droit aux conclusions de la Polynésie française tendant à ce que soit mise à la charge de la société CDP une somme de 3 000 euros au titre des mêmes dispositions ;




D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 9 mars 2007 est annulé.
Article 2 : La requête de la SOCIETE CHARCUTERIE DU PACIFIQUE devant la cour administrative d'appel de Paris et ses conclusions présentées devant le Conseil d'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetés.
Article 3 : La SOCIETE CHARCUTERIE DU PACIFIQUE versera à la Polynésie française la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à la SOCIETE CHARCUTERIE DU PACIFIQUE et à la Polynésie française.


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