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Ariane Web: Conseil d'État 301934, lecture du 8 octobre 2010, ECLI:FR:CESSR:2010:301934.20101008

Décision n° 301934
8 octobre 2010
Conseil d'État

N° 301934
ECLI:FR:CESSR:2010:301934.20101008
Inédit au recueil Lebon
8ème et 3ème sous-sections réunies
M. Arrighi de Casanova, président
M. Jean-Marc Anton, rapporteur
M. Olléon Laurent, rapporteur public
SCP POTIER DE LA VARDE, BUK LAMENT, avocats


Lecture du vendredi 8 octobre 2010
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 22 février et 21 mai 2007 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. Gérard A, demeurant ... ; M. A demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt du 18 décembre 2006 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes n'a que partiellement fait droit à son appel contre le jugement du 25 janvier 2005 du tribunal administratif de Caen rejetant sa demande tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu, de contribution sociale généralisée, de contribution au remboursement de la dette sociale et de prélèvement social de 2 % auxquelles M. et Mme A ont été assujettis au titre de l'année 1997 ainsi que des pénalités correspondantes ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;




Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jean-Marc Anton, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP Potier de la Varde, Buk Lament, avocat de M. A,

- les conclusions de M. Laurent Olléon, rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Potier de la Varde, Buk Lament, avocat de M. A ;



Considérant que M. A se pourvoit en cassation contre l'arrêt par lequel, après avoir jugé qu'il ne pouvait faire l'objet en 1997 d'une imposition commune avec son épouse, avec qui il était marié sous le régime de séparation de biens mais dont il vivait séparé depuis 1994, la cour administrative d'appel de Nantes a maintenu à son nom l'imposition supplémentaire établie au titre de l'année 1997 à raison d'une somme globale de 3 193 320 F (486 818,50 euros) correspondant, d'une part, à une plus-value de 2 604 585 F (397 066,42 euros) réalisée par le contribuable au titre d'actions de la société anonyme (SA) Brasserie Trouvillaise, dont, en échange des droits sociaux reçus en contrepartie, il avait fait apport à la société civile d'investissement "La Côte Normande" et qui avaient été revendues par cette société quelques jours plus tard à un tiers et, d'autre part, à une plus-value de 588 735 F (89 752,08 euros) réalisée lors de la cession à ce tiers au cours de la même année des actions de cette société qu'il détenait encore personnellement ;

En ce qui concerne la plus-value de 89 752,08 euros :

Considérant qu'aux termes de l'article L. 203 du livre des procédures fiscales : "Lorsqu'un contribuable demande la décharge ou la réduction d'une imposition quelconque, l'administration peut, à tout moment de la procédure et malgré l'expiration des délais de prescription, effectuer ou demander la compensation dans la limite de l'imposition contestée, entre les dégrèvements reconnus justifiés et les insuffisances ou omissions de toute nature constatées dans l'assiette ou le calcul de l'imposition au cours de l'instruction de la demande" ;

Considérant que, lorsque des époux ont fait l'objet d'une imposition commune à l'impôt sur le revenu, alors que les intéressés auraient dû faire l'objet d'une imposition distincte, l'erreur commise n'entraîne pas la décharge de la totalité de l'imposition ainsi établie ; que le contribuable qui conteste cette imposition est seulement fondé à demander la réduction des bases d'imposition, dans la mesure où celles-ci auraient, à tort, compris les revenus perçus par son conjoint, affectés, le cas échéant, des redressements opérés par l'administration fiscale ; qu'il résulte des dispositions de l'article L. 203 du livre des procédures fiscales que l'administration est alors en droit d'opposer à la demande d'un contribuable contestant l'imposition fondée sur cette erreur, toute compensation entre le dégrèvement reconnu justifié et les insuffisances ou omissions dans les bases d'imposition, constatées au cours de l'instruction dans l'assiette ou le calcul de l'imposition, dès lors que cette erreur se rapporte à l'imposition de la même année ;

Considérant qu'après avoir relevé qu'en raison de l'imposition distincte dont les époux devaient faire l'objet en 1997, l'imposition réclamée à M. A ne pouvait comprendre la plus-value réalisée par son épouse lors de la cession d'actions de la SA Brasserie Trouvillaise dont elle était personnellement propriétaire, la cour n'a pas commis d'erreur de droit en faisant droit à la demande de compensation présentée par l'administration, à hauteur du montant de la plus-value de 89 752,08 euros que le requérant avait réalisée en 1997 mais qu'il n'avait pas déclarée ;

En ce qui concerne la plus-value de 397 066,42 euros :

Considérant, d'une part, qu'aux termes du 4 du I ter de l'article 160 du code général des impôts, applicable aux impositions en litige : "L'imposition de la plus-value réalisée à compter du 1er janvier 1991 en cas d'échange de droits sociaux résultant d'une opération de fusion, scission ou d'apport de titres à une société soumise à l'impôt sur les sociétés peut être reportée dans les conditions prévues au II de l'article 92 B" ; qu'aux termes du II de l'article 92 B du même code, alors en vigueur : "1. A compter du 1er janvier 1992 ou du 1er janvier 1991 pour les apports de titres à une société passible de l'impôt sur les sociétés, l'imposition de la plus-value réalisée en cas d'échange de titres résultant d'une opération d'offre publique, de fusion, de scission, d'absorption d'un fonds commun de placement par une société d'investissement à capital variable réalisée conformément à la réglementation en vigueur ou d'un apport de titres à une société soumise à l'impôt sur les sociétés, peut être reportée au moment où s'opérera la cession, le rachat, le remboursement ou l'annulation des titres reçus lors de l'échange. (...)" ;

Considérant, d'autre part, qu'aux termes de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction alors applicable : "Ne peuvent être opposés à l'administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d'un contrat ou d'une convention à l'aide de clauses : (...) b) (...) qui déguisent soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou de revenus (...) L'administration est en droit de restituer son véritable caractère à l'opération litigieuse. En cas de désaccord sur les redressements notifiés sur le fondement du présent article, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l'avis du comité consultatif pour la répression des abus de droit. L'administration peut également soumettre le litige à l'avis du comité dont les avis rendus font l'objet d'un rapport annuel. / Si l'administration ne s'est pas conformée à l'avis du comité, elle doit apporter la preuve du bien-fondé du redressement." ; qu'il résulte de ces dispositions que, lorsque l'administration use de la faculté qu'elles lui confèrent dans des conditions telles que la charge de la preuve lui incombe, elle est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors que ces actes ont un caractère fictif, ou, que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, auraient normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ;

Considérant que, lorsque l'administration entend remettre en cause les conséquences fiscales d'une opération qui s'est traduite par un report d'imposition au motif que les actes passés par le contribuable ne lui sont pas opposables, elle est fondée à se prévaloir des dispositions de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales ; qu'en effet, une telle opération, dont l'intérêt fiscal est de différer l'imposition, entre dans le champ d'application de cet article dès lors qu'elle a nécessairement pour effet de minorer l'assiette de l'année au titre de laquelle l'impôt est normalement dû à raison de la situation et des activités réelles du contribuable ; que, par suite, en jugeant que l'administration ne pouvait faire usage des pouvoirs qu'elle tient de ces dispositions lorsqu'elle entend contester le fait, pour un contribuable, de solliciter le report d'imposition prévu au 4 du I ter de l'article 160 du code général des impôts d'une plus-value déclarée, au motif qu'une telle demande, qui ne déguise, par elle-même, ni la réalisation, ni le transfert de bénéfices ou de revenus, n'entrait pas dans les prévisions du b) de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, pour accueillir la demande de substitution de base légale présentée par l'administration sur le terrain de la fraude à la loi, la cour administrative d'appel de Nantes a commis une erreur de droit ; que, dès lors et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, M. A est fondé à demander, dans cette mesure, l'annulation de l'arrêt attaqué ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans cette même mesure, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

Considérant que le placement en report d'imposition d'une plus-value réalisée par un contribuable lors de l'apport de titres à une société qu'il contrôle et qui a été suivi de leur cession par cette société est constitutif d'un abus de droit s'il s'agit d'un montage ayant pour seule finalité de permettre au contribuable, en interposant une société, de disposer effectivement des liquidités obtenues lors de la cession de ces titres tout en restant détenteur des titres de la société reçus en échange lors de l'apport ; qu'il n'a en revanche pas ce caractère s'il ressort de l'ensemble de l'opération que cette société a, conformément à son objet, effectivement réinvesti le produit de ces cessions dans une activité économique ;

Considérant qu'au 1er janvier 1997, M. et Mme A détenaient ensemble 48 % du capital de la SA Brasserie Trouvillaise dont M. A était le président-directeur général et qui exploitait un fonds de commerce de bar-brasserie à Trouville ; que la participation de l'intéressé s'élevait alors à 43,28 % de ce capital tandis que son épouse en détenait 4,72 %, soit respectivement 4 328 et 472 actions ; que le 2 janvier, il a fait donation de 1 928 actions à son épouse, de sorte que chacun des époux détenait en propre 2 400 actions ; que le même jour, il a créé la société civile d'investissement "La Côte Normande" à laquelle il a apporté 1 951 actions de la SA Brasserie Trouvillaise et a reçu en contrepartie des parts de cette société, dont il détenait la totalité du capital à l'exception d'une part appartenant à son fils majeur ; que cette société, ayant notamment pour objet social l'achat, la souscription, l'administration de titres de toute nature ainsi que la prise de participations dans toutes sociétés, a opté le 8 janvier pour l'assujettissement à l'impôt sur les sociétés ; qu'elle a revendu à un tiers l'intégralité des actions reçues en apport le 14 janvier ; que l'épouse de M. A a constitué, selon les mêmes modalités, sa propre société civile d'investissement, laquelle, après avoir opté pour l'assujettissement à l'impôt sur les sociétés, a, à la même date, également revendu à ce tiers l'intégralité des actions qui lui avaient été apportées ; que, par ailleurs, chacun des époux a vendu le 14 janvier 1997 à ce tiers la totalité des actions qu'ils détenaient encore personnellement ; qu'à l'issue d'un contrôle sur pièces du dossier des époux A faisant suite à la vérification de comptabilité de ces deux sociétés civiles d'investissement, l'administration a estimé que M. A, comme d'ailleurs son épouse, avait créé une société civile d'investissement dans le but exclusivement fiscal de placer la plus-value réalisée lors de l'apport de leurs actions sous le régime du report d'imposition en application des dispositions combinées du II de l'article 92 B et du 4 du I ter de l'article 160 du code général des impôts et de ne pas supporter immédiatement l'imposition de ces plus-values ; qu'elle a ainsi mis en oeuvre la procédure de répression des abus de droit et écarté comme ne lui étant pas opposables l'acte de constitution de cette société et la décision par laquelle elle a opté pour l'assujettissement à l'impôt sur les sociétés, cet assujettissement étant une condition exigée par l'article 160 de ce code pour bénéficier du report d'imposition ; que le litige n'ayant pas été soumis au comité prévu à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, il appartient à l'administration d'apporter la preuve du bien-fondé du redressement ;

Considérant que l'administration fait valoir qu'après s'être opposée à une première vente des actions détenues par les époux, Mme Bazire n'a consenti à celle-ci qu'à la condition d'être attributaire de la moitié des actions compte tenu du travail qu'elle avait accompli au sein de la SA Brasserie Trouvillaise et que cette condition sera réalisée par la donation consentie par M. A à son épouse ; qu'elle en déduit que la vente par le requérant de ses actions, comme d'ailleurs la vente par son épouse de ses titres, avait été envisagée bien avant la création des sociétés civiles d'investissement ; qu'elle soutient également que, si M. A prétend que cette opération avait pour but la reprise d'un restaurant à Paris, laquelle, selon le requérant, supposait la constitution préalable d'une holding en raison du partenariat devant exister avec d'autres sociétés et s'il fait valoir en outre que la banque devant consentir un prêt avait exigé le nantissement en sa faveur des titres de la holding, il n'apporte aucun élément probant faisant apparaître que ce projet dépendait de la création préalable d'une société civile ayant dû opter pour l'impôt sur les sociétés et n'était pas indépendant de la vente des actions ; qu'elle relève enfin que le contribuable était en mesure d'appréhender au cours de l'année 1997, via cette société familiale qu'il contrôle, le produit de la vente des actions ;

Considérant, toutefois, que l'administration ne soutient pas que la société civile d'investissement ne se serait livrée à aucune activité ; que le requérant produit à cet égard divers documents faisant apparaître que, dès 1997, la société a fait usage des fonds recueillis lors de la cession des actions pour prendre des participations, conformément à son objet social ; qu'il résulte de l'instruction qu'après une tentative infructueuse pour acquérir les locaux nécessaires à l'ouverture d'un nouveau restaurant qui devait être exploité par le contribuable, la société a acquis en 2000 67,5 % du capital de la société à responsabilité limitée Les Caves Trouvillaises créée par M. A, dont il est le gérant et qui exploite à Trouville un commerce de vins et spiritueux, et a apporté en compte courant les liquidités nécessaires pour constituer le stock de ces produits ; que l'administration ne conteste pas l'affirmation du requérant selon laquelle il n'a jamais effectivement appréhendé le produit de la vente des actions dont il avait fait apport et n'a donc pas perçu les liquidités correspondantes ; que le réinvestissement dans une activité économique de ce produit est ainsi avéré ; que, par suite, l'administration ne peut être regardée comme établissant que la constitution par M. A de la société civile d'investissement "La Côte Normande" et l'option de cette société pour l'assujettissement à l'impôt sur les sociétés ont été inspirés par un motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que les intéressés, s'ils n'avaient pas passé ces actes, auraient normalement supportées eu égard à leur situation et à leurs activités réelles ; que, dès lors, et sans qu'il y ait lieu d'examiner si le requérant avait recherché le bénéfice d'une application littérale des dispositions précitées des articles 92 B et 160 du code général des impôts à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, l'administration n'était pas fondée à remettre en cause, selon la procédure de répression des abus de droit, le régime du report d'imposition de la plus-value réalisée en 1997 par l'intéressé ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de sa requête, que M. A est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a rejeté sa demande en tant qu'elle tendait à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles il est resté assujetti au titre de l'année 1997 à raison de l'imposition de la plus-value de 397 066,42 euros et, en conséquence, à demander la décharge de ces impositions ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il n'y a pas lieu d'examiner les conclusions du ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique tendant à ce que, dans le cas où le Conseil d'Etat ferait droit au pourvoi du contribuable mais retiendrait l'existence d'un abus de droit, il procède à l'annulation de l'article 3 de l'arrêt déchargeant l'intéressé de la pénalité de 80 % pour abus de droit, qui n'ont été présentées qu'à titre subsidiaire ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, le versement à M. A de la somme de 3 000 euros au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;


D E C I D E :
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Article 1er : Les articles 1er, 4 et 5 de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 18 décembre 2006 en tant qu'ils portent sur l'imposition en 1997 de la plus-value de 397 066,42 euros sont annulés.
Article 2 : M. A est déchargé des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles il a été assujetti au titre de l'année 1997 à raison de la plus-value de 397 066,42 euros.
Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Caen du 25 janvier 2005 est réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.
Article 4 : L'Etat versera à M. A une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions du pourvoi de M. Aest rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. Gérard A et au ministre du budget, des comptes publics et de la réforme de l'Etat.