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Ariane Web: Conseil d'État 360949, lecture du 24 juin 2013, ECLI:FR:CESSR:2013:360949.20130624

Décision n° 360949
24 juin 2013
Conseil d'État

N° 360949
ECLI:FR:CESSR:2013:360949.20130624
Publié au recueil Lebon
9ème et 10ème sous-sections réunies
Mme Maïlys Lange, rapporteur
Mme Claire Legras, rapporteur public
SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP BARADUC, DUHAMEL, avocats


Lecture du lundi 24 juin 2013
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 11 juillet et 8 octobre 2012 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la société Colruyt France, dont le siège est Place de la logistique, Plateforme logistique de fret à Rungis (94150), et la société Etablissements Fr. Colruyt, dont le siège est Wilgenveld, Edingensesteenweg 196 à Hal, Belgique (B-1500) ; les sociétés Colruyt France et Etablissements Fr. Colruyt demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler les articles 2 et 3 de la décision n° 12-D-12 du 11 mai 2012 de l'Autorité de la concurrence par laquelle elle a prononcé une sanction pécuniaire à l'encontre de la société Etablissements Fr. Colruyt ;

2°) à titre subsidiaire, de réduire le montant de la sanction prononcée ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 11 juin 2013, présentée pour la société Colruyt France et la société Etablissements Fr. Colruyt ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Vu le code de commerce ;

Vu la décision du 14 décembre 2012 par laquelle le Conseil d'Etat statuant au contentieux n'a pas renvoyé au Conseil constitutionnel les questions prioritaires de constitutionnalité soulevées par les sociétés Colruyt France et Etablissements Fr. Colruyt ;

Vu le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Maïlys Lange, Auditeur,

- les conclusions de Mme Claire Legras, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société Colruyt France et des Etablissements Fr Colruyt et à la SCP Baraduc, Duhamel, avocat de l'Autorité de la concurrence ;


1. Considérant qu'aux termes de l'article L. 430-1 du code de commerce : " I. - Une opération de concentration est réalisée : (...) 2° Lorsqu'une ou plusieurs personnes, détenant déjà le contrôle d'une entreprise au moins ou lorsqu'une ou plusieurs personnes acquièrent, directement ou indirectement (...) le contrôle de l'ensemble ou de parties d'une ou plusieurs autres entreprises. / (...) / III. - Aux fins de l'application du présent titre, le contrôle découle des droits, contrats ou autres moyens qui confèrent, seuls ou conjointement et compte tenu des circonstances de fait ou de droit, la possibilité d'exercer une influence déterminante sur l'activité d'une entreprise. " ; que l'article L. 430-2 du code de commerce définit les opérations de concentration soumises aux obligations prévues aux articles L. 430-3 et suivants ; qu'aux termes de l'article L. 430-3 : " L'opération de concentration doit être notifiée à l'Autorité de la concurrence avant sa réalisation. (...) L'obligation de notification incombe aux personnes physiques ou morales qui acquièrent le contrôle de tout ou partie d'une entreprise (...). " ; que selon l'article L. 430-8 : " Si une opération de concentration a été réalisée sans être notifiée, l'Autorité de la concurrence (...) peut infliger aux personnes auxquelles incombait la charge de la notification une sanction pécuniaire dont le montant maximum s'élève, pour les personnes morales, à 5 % de leur chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France lors du dernier exercice clos, augmenté, le cas échéant, de celui qu'a réalisé en France durant la même période la partie acquise (...). " ;

2. Considérant qu'il résulte de l'instruction qu'à la suite d'un audit interne, la société Colruyt France, filiale à 100 % de la société de droit belge Etablissements Fr. Colruyt, a constaté que trois opérations de concentration réalisées par le groupe Colruyt n'avaient pas été notifiées aux autorités françaises de la concurrence alors qu'elles relevaient du contrôle des concentrations prévu par les dispositions précitées des articles L. 430-1 et suivants du code de commerce ; que, par une décision en date du 6 mai 2011, l'Autorité de la concurrence s'est saisie d'office, sur le fondement de l'article L. 462-5 du code de commerce, du défaut de notification de ces trois opérations de concentration ; que ces dernières ont été officiellement notifiées par la société Colruyt France le 10 juin 2011, et autorisées sans restriction par des décisions de l'Autorité de la concurrence des 28 novembre 2011, 20 décembre 2011 et 6 février 2012 ; que, toutefois, par une décision du 11 mai 2012, l'Autorité de la concurrence, après avoir relevé que les faits relatifs aux deux premières opérations de concentration étaient couverts par la prescription, a constaté que la société Etablissements Fr. Colruyt avait manqué aux obligations prévues par l'article L. 430-3 du code de commerce s'agissant de la troisième opération de concentration et lui a infligé une sanction pécuniaire d'un montant de 392 000 euros ; que les sociétés Colruyt France et Etablissements Fr. Colruyt demandent l'annulation des articles 2 et 3 de cette décision, et, à titre subsidiaire, la réduction du montant de la sanction infligée ;

Sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité des conclusions de la société Colruyt France ;

Sur la régularité de la décision attaquée :

3. Considérant qu'aux termes du premier paragraphe de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (100 % par la société Etablissements Fr) publiquement (100 % par la société Etablissements Fr) par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle " ;

4. Considérant que la possibilité conférée à une autorité administrative indépendante investie d'un pouvoir de sanction de se saisir de son propre mouvement d'affaires qui entrent dans le domaine de compétence qui lui est attribué n'est pas, en soi, contraire à l'exigence d'équité dans le procès énoncée par les stipulations de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que, toutefois, ce pouvoir doit être suffisamment encadré pour ne pas donner à penser que les membres de la formation appelée à statuer sur la sanction tiennent les faits visés par la décision d'ouverture de la procédure comme d'ores et déjà établis ou leur caractère répréhensible au regard des règles ou principes à appliquer comme d'ores et déjà reconnu, en méconnaissance du principe d'impartialité rappelé par l'article 6 de cette convention ;

5. Considérant, d'une part, qu'il résulte des dispositions de l'article L. 462-5 du code de commerce que l'Autorité de la concurrence peut se saisir d'office, sur proposition de son rapporteur général, des pratiques mentionnées aux I et II de l'article L. 430-8, au nombre desquelles figure le défaut de notification d'une opération de concentration ; que l'Autorité de la concurrence ne dispose pas de pouvoirs de poursuite ; que les dispositions de l'article L 461-4 du code de commerce garantissent l'indépendance du rapporteur général à l'égard des formations de l'Autorité de la concurrence compétentes pour prononcer les sanctions ; que la faculté d'auto-saisine dont dispose l'Autorité de la concurrence fait l'objet d'un encadrement suffisant ;

6. Considérant, d'autre part, que la décision n° 11-SO-09 du 6 mai 2011 comporte un article unique, qui dispose que : " L'Autorité de la concurrence se saisit d'office du défaut de notification de trois opérations de concentration imputable au groupe Colruyt. ", et qui désigne ensuite succinctement les opérations qu'il vise ; que cette décision non motivée se borne à constater le défaut de notification, au demeurant non contesté, des trois opérations de concentration réalisées par le groupe Colruyt, sans se prononcer ni sur la soumission des opérations en cause aux obligations prévues par l'article L 430-3 du code de commerce ni sur une éventuelle prescription ; que, dès lors, la lecture de cet acte ne saurait objectivement donner à penser que l'Autorité de la concurrence aurait tenu le manquement éventuel de la société Etablissements Fr. Colruyt aux obligations prévues à l'article L. 430-3 comme d'ores et déjà établi ;

7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que ni les conditions dans lesquelles l'Autorité de la concurrence s'est saisie d'office, ni la circonstance que l'acte par lequel elle s'est saisie d'office a été adopté par le président et trois des vice-présidents membres du collège, qui ont ensuite participé au délibéré de la décision de sanction du 11 mai 2012, ne peuvent être regardées comme ayant porté atteinte au principe d'impartialité rappelé par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et ayant, par suite, entaché la décision attaquée d'irrégularité ;

Sur le bien-fondé de la décision attaquée :

En ce qui concerne le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 7 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et des dispositions de l'article L. 430-8 du code de commerce :

8. Considérant, en premier lieu, que le principe de légalité des délits et des peines, lorsqu'il est appliqué à des sanctions qui n'ont pas le caractère de sanctions pénales, ne fait pas obstacle à ce que les infractions soient définies par référence aux obligations auxquelles est soumise une personne en raison de l'activité qu'elle exerce, de la profession à laquelle elle appartient ou de l'institution dont elle relève ; qu'il résulte des dispositions citées au point 1 de l'article L. 430-3 du code de commerce qu'une opération de concentration doit être notifiée à l'Autorité de la concurrence avant sa réalisation et que cette notification incombe aux personnes qui acquièrent le contrôle de tout ou partie d'une entreprise ; qu'en vertu du III de l'article L. 430-1 du code de commerce, le contrôle découle des droits, contrats ou autres moyens qui confèrent la possibilité d'exercer une influence déterminante sur l'activité d'une entreprise ; que le I du même article prévoit que le contrôle peut être direct ou indirect ;

9. Considérant que la règle posée par les dispositions combinées des articles L. 430-3 et L. 430-1 du code de commerce est suffisamment claire et définit avec assez de précision l'obligation qu'elles prévoient pour permettre aux professionnels concernés, d'une part, de déterminer si l'opération à laquelle ils sont parties est une opération de concentration et de prévoir qu'un défaut de notification préalable de cette opération constitue un manquement susceptible d'être sanctionné en application des dispositions de l'article L. 430-8 du code de commerce, d'autre part, d'identifier la ou les parties à l'opération de concentration sur lesquelles pèse l'obligation de notification ; que, par suite, le moyen tiré de ce que les dispositions précitées du code de commerce méconnaîtraient le principe de légalité des délits et des peines, garanti par l'article 7 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, notamment en ce que l'Autorité de la concurrence aurait la faculté de choisir librement la ou les parties à une opération de concentration sur lesquelles pèse l'obligation de notification, doit être écarté ;

10. Considérant, en second lieu, qu'il résulte de l'instruction que si les actions de la société cible ont été acquises par la société Colruyt France, cette dernière est détenue à.100 % par la société Etablissements Fr Colruyt, qui est par ailleurs signataire de la lettre d'intention préalable à l'opération de concentration et qui doit être regardée comme ayant acquis, à l'issue de l'opération, une influence déterminante sur l'activité de l'entreprise cible ; que, par suite, en imputant le manquement à l'obligation de notification à la société Etablissements Fr. Colruyt, l'Autorité de la concurrence n'a pas fait une inexacte application des dispositions de l'article L. 430-8 du code de commerce ;

En ce qui concerne le moyen tiré de la méconnaissance du principe de proportionnalité des peines :

11. Considérant qu'un manquement à l'obligation de notification d'une opération de concentration constitue, en tant que tel et quelle que soit l'importance des effets anticoncurrentiels de cette opération sur le ou les marchés pertinents concernés, un manquement grave, dès lors qu'il fait obstacle au contrôle des opérations de concentration qui incombe à l'Autorité de la concurrence ; qu'il résulte de l'instruction, notamment des termes de la décision litigieuse, qui, contrairement à ce qui est soutenu, est motivée avec précision, que l'Autorité de la concurrence a pris en compte différentes circonstances invoquées par la société Etablissements Fr. Colruyt, qui étaient de nature, selon elle, à expliquer les raisons du manquement qui avait été commis ; qu'elle a également apprécié les difficultés financières dont elle se prévalait ; qu'il ne résulte pas de l'instruction qu'en infligeant à la société Etablissements Fr. Colruyt une sanction d'un montant de 392000 euros, qui représente 1 % du montant maximum encouru, soit 0,05 % du chiffre d'affaires réalisé par l'entreprise en France, l'Autorité de la concurrence ait, dans les circonstance de l'espèce, retenu une sanction disproportionnée ;

12. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la requête doit être rejetée, y compris ses conclusions subsidiaires tendant à une réduction du montant de la sanction ;
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L 761-1 du code de justice administrative :

13. Considérant que ces dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante ; qu'en revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge des sociétés Colruyt France et Etablissements Fr. Colruyt, en application de ces mêmes dispositions, le versement de la somme totale de 3 000 euros à l'Etat ;


D E C I D E :
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Article 1er : La requête des sociétés Colruyt France et Etablissements Fr. Colruyt est rejetée.
Article 2 : Les sociétés Colruyt France et Etablissements Fr. Colruyt verseront la somme totale de 3 000 euros à l'Etat au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Colruyt France, à la société Etablissements Fr. Colruyt et à l'Autorité de la concurrence.
Copie en sera adressée pour information au ministre de l'économie et des finances.


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