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Ariane Web: Conseil d'État 385518, lecture du 27 mai 2015, ECLI:FR:CECHR:2015:385518.20150527

Décision n° 385518
27 mai 2015
Conseil d'État

N° 385518
ECLI:FR:CESSR:2015:385518.20150527
Inédit au recueil Lebon
10ème / 9ème SSR
M. Timothée Paris, rapporteur
Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public
SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO, avocats


Lecture du mercredi 27 mai 2015
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par deux protestations distinctes, M. F...D...et Mme E...B...ont demandé au tribunal administratif d'Amiens d'annuler les opérations électorales qui se sont déroulées le 23 mars 2014, pour le premier tour des élections municipales et communautaires de la commune d'Abbeville. Par un jugement n°s 1401006 et 1401012 du 7 octobre 2014, le tribunal, après avoir joint ces protestations, a, d'une part, annulé ces opérations électorales et, d'autre part, annulé l'élection du maire d'Abbeville et de ses adjoints.

Par une requête et trois nouveaux mémoires, enregistrés les 5 novembre 2014, 13 février 2015, 2 mars 2015 et 15 avril 2015 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. C... A...demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de rejeter les protestations présentées par M. D...et Mme B...devant le tribunal ;

3°) de mettre à la charge conjointe de M. D...et de Mme B...la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code électoral ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Timothée Paris, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de M. C...A...et à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de M. F... D...;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 18 mai 2015, présentée pour M. D... ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 21 mai 2015, présentée pour M. A... ;



1. Considérant qu'à l'issue du premier tour des élections municipales et communautaires de la commune d'Abbeville qui s'est déroulé le 23 mars 2014, la liste " Rassemblé-e-s " pour Abbeville, conduite par M. C... A..., maire sortant, a obtenu 5 464 voix (51,53 % des suffrages exprimés) ; que, cette liste ayant obtenu 162 voix de plus que la majorité absolue des suffrages exprimés, 27 des 35 sièges que compte le conseil municipal de cette commune ont été attribués aux candidats qui y figuraient, en application des dispositions de l'article L. 262 du code électoral ; que cinq candidats figurant sur la liste " Oui c'est possible ", conduite par M. F...D..., qui a obtenu 2 928 voix (27,61 % des suffrages exprimés), ont également été élus conseillers municipaux, ainsi que trois candidats figurant sur la liste " Abbeville Bleu Marine ", conduite par Mme E...B..., qui a obtenu 2 210 voix (20,84 % des suffrages exprimés) ; que, par un jugement du 7 octobre 2014, le tribunal a fait droit aux protestations présentées par M. D...et Mme B...en annulant les opérations électorales ainsi que l'élection de M. A... en qualité de maire d'Abbeville et celle de ses adjoints ;

2. Considérant qu'aux termes de l'article L. 48-2 du code électoral : " Il est interdit à tout candidat de porter à la connaissance du public un élément nouveau de polémique électorale à un moment tel que ses adversaires n'aient pas la possibilité d'y répondre utilement avant la fin de la campagne électorale " ; qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 49 du même code : " A partir de la veille du scrutin à zéro heure, il est interdit de distribuer ou faire distribuer des bulletins, circulaires et autres documents " ;

3. Considérant qu'il résulte de l'instruction qu'un tract de couleur jaune intitulé " 3 bonnes raisons de ne pas voter StéphaneD... " a été diffusé dans les boîtes aux lettres des habitants de la commune le vendredi 21 mars, avant-veille du scrutin, par les partisans de la liste conduite par M.A... ; qu'eu égard aux thèmes qu'il abordait et aux termes utilisés, ce tract répondait à un autre tract, diffusé la veille par les partisans de M. D... ; qu'il n'introduisait ainsi aucun élément nouveau dans le débat électoral ; que, dans ces conditions, en dépit du caractère vif des propos contenus dans ce tract et alors même que, par un jugement du 14 avril 2015 du tribunal correctionnel d'Amiens, d'ailleurs non définitif, M. A...a été condamné pour diffamation à raison de ceux-ci, la diffusion tardive de ce tract, quelle qu'en soit l'ampleur effective, n'a pas été de nature, eu égard à l'écart de voix séparant le nombre de suffrages exprimés en faveur de la liste conduite par M. A...et la majorité absolue, à altérer la sincérité du scrutin ;

4. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que M. A...est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif d'Amiens s'est fondé sur ce motif pour annuler les opérations électorales organisées pour le premier tour des élections municipales et communautaires de la commune d'Abbeville ;

5. Considérant qu'il appartient toutefois au Conseil d'Etat, saisi de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres griefs soulevés tant par M. D... que par Mme B...dans leurs protestations devant le tribunal ;

Sur les griefs relatifs à l'utilisation des moyens de la commune à des fins de propagande électorale :

6. Considérant qu'aux termes du second alinéa de l'article L. 52-1 du code électoral : " A compter du premier jour du sixième mois précédant le mois au cours duquel il doit être procédé à des élections générales, aucune campagne de promotion publicitaire des réalisations ou de la gestion d'une collectivité ne peut être organisée sur le territoire des collectivités intéressées par le scrutin. Sans préjudice des dispositions du présent chapitre, cette interdiction ne s'applique pas à la présentation, par un candidat ou pour son compte, dans le cadre de l'organisation de sa campagne, du bilan de la gestion des mandats qu'il détient ou qu'il a détenus. Les dépenses afférentes sont soumises aux dispositions relatives au financement et au plafonnement des dépenses électorales contenues au chapitre V bis du présent titre " ; que l'article L. 52-8 du même code dispose que : " (...) Les personnes morales, à l'exception des partis ou groupements politiques, ne peuvent participer au financement de la campagne électorale d'un candidat, ni en lui consentant des dons sous quelque forme que ce soit, ni en lui fournissant des biens, services ou autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués (...) " ;

7. Considérant, en premier lieu, qu'il résulte de l'instruction que le bulletin municipal de la commune d'Abbeville publié au mois de janvier 2014 comprenait un dossier de plusieurs pages présentant le projet d'aménagement du quartier dit " de la sucrerie ", en mettant en valeur la création, qu'entraînerait la mise en oeuvre de celui-ci, de plusieurs centaines d'emplois et de logements ; que cette publication, qui exposait le projet d'aménagement du quartier, sans le rattacher de manière explicite à l'action menée par la municipalité, en des termes mesurés et exempt de toute polémique électorale, et dont la parution à cette date se justifiait par l'adoption récente de plusieurs délibérations approuvant le projet d'aménagement et ouvrant la procédure de révision du plan local d'urbanisme, n'a pas eu pour effet de valoriser, par des messages à caractère promotionnel, l'action de la municipalité en méconnaissance des dispositions de l'article L. 52-1 du code électoral ; qu'elle ne revêtait, dès lors, pas la nature d'une campagne de promotion publicitaire prohibée par ces dispositions ;

8. Considérant, en deuxième lieu, que ni les similitudes alléguées, notamment de présentation et de format, entre le bulletin municipal de la commune et les documents de campagne de M. A..., ni la circonstance que plusieurs photographies identiques, dont il ne résulte d'ailleurs pas de l'instruction qu'elles aient été soumises à des droits de reproduction, aient été utilisées dans ces deux documents, ni celle, à la supposer établie, que la directrice de la communication de la commune ait été aperçue dans les locaux de campagne de M.A..., ne suffisent à établir que ce dernier aurait détourné, à des fins électorales, les moyens mis à sa disposition en tant que maire pour assurer le fonctionnement des services publics ;

9. Considérant, en outre, que la réponse apportée par M.A..., sur un courrier à en-tête de la mairie, à un habitant de la commune sur des questions d'aménagement de la voirie, et le courrier adressé au Premier ministre attirant l'attention de celui-ci sur les difficultés économiques que connaissait une entreprise installée sur le territoire de la commune, qui, eu égard à leurs termes, se rattachaient directement aux fonctions de maire exercées par l'intéressé, ne revêtent pas, non plus, la nature d'un tel détournement ;

Sur les griefs relatifs au collage d'affiches :

10. Considérant qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'affichage qui aurait été réalisé, selon M.D..., dans la nuit du vendredi 21 au samedi 22 mars, par des partisans de M. A..., en dehors des emplacements prévus à cet effet, dont ni le caractère massif, ni même d'ailleurs le contenu polémique ne résultent des deux attestations produites, vagues et peu circonstanciées, aurait eu pour effet, à supposer d'ailleurs son existence établie, de porter atteinte à la sincérité du scrutin ;

11. Considérant que si Mme B...soutient, par ailleurs, que deux de ses partisans auraient été victimes d'une agression par des partisans de M. A...alors qu'ils posaient des affiches, cette circonstance, pour regrettable qu'elle soit, ne permet pas d'établir que la campagne électorale aurait été marquée par des actes de violence susceptibles d'avoir altéré la sincérité du scrutin ;

Sur les griefs relatifs à des irrégularités lors du déroulement du scrutin :

12. Considérant que, alors que l'allégation de M. D...selon laquelle des électeurs auraient été invités à émarger en lieu et place de personnes décédées n'est pas assortie des précisions suffisantes permettant d'en apprécier le bien-fondé, ni l'attestation relatant une personne hélant les membres d'un bureau de vote afin que ceux-ci lui indiquent le candidat pour lequel elle devait voter, ni celle faisant état de ce qu'un seul émargement aurait été porté à l'emplacement d'un autre, ne permettent de caractériser l'existence de manoeuvres de nature à altérer la sincérité du scrutin ;

13. Considérant, par ailleurs, que la circonstance que les procès-verbaux des opérations électorales de plusieurs bureaux de vote, dont l'identification n'est d'ailleurs pas permise par les copies qui en sont produites, soient entachés d'erreurs matérielles telles notamment que l'omission, sur la première page de trois d'entre eux, de la mention du nombre de suffrages exprimés, celle, sur la première page de quatre d'entre eux, d'un nombre erroné de votants, la présence, sur un procès-verbal, d'une rature, de même que la circonstance qu'un émargement ait été porté par erreur dans l'espace correspondant au second tour de scrutin, ou une différence de décompte d'une unité entre le nombre de bulletins nuls et blancs indiqué sur le procès-verbal et celui indiqué sur l'enveloppe comportant ces bulletins, ne permettent pas de regarder le suffrage comme irrégulier, dès lors qu'il n'est pas allégué que ces erreurs matérielles aient eu une incidence sur la sincérité du décompte des voix et de suffrages exprimés ou aient constitué des manoeuvres de nature à altérer la sincérité du scrutin ;

14. Considérant, enfin, qu'à supposer même, ainsi que l'allègue Mme B..., que onze formulaires de procuration n'aient pas comporté le cachet de l'autorité les ayant établis, en méconnaissance du deuxième alinéa de l'article R. 75 du code électoral, et que cette omission n'ait pas constitué une simple erreur matérielle, cette circonstance n'est pas de nature, eu égard à l'écart séparant le nombre de voix obtenu par la liste conduite par M. A... et la majorité absolue, à entacher le scrutin d'irrégularité ;

Sur le grief relatif à la modification d'un procès-verbal :

15. Considérant que si Mme B...fait valoir que le procès-verbal du sixième bureau de vote aurait été falsifié, dès lors que les observations portées sur celui-ci par deux de ses colistiers, relatives à une irrégularité concernant l'expression d'un suffrage, n'y figuraient plus lors de la consultation de ce document en préfecture quelques jours plus tard, cette seule circonstance, à la supposer établie, eu égard à la portée de la mention qui aurait été irrégulièrement effacée et à l'écart des voix entre le candidat arrivé en tête et la majorité absolue, n'a pu avoir pour effet d'altérer la sincérité du scrutin ;

Sur le grief relatif à l'absence de nouveau décompte des voix :

16. Considérant qu'il résulte des dispositions combinées des articles L. 66 et R. 66 à R. 69 du code électoral qu'il ne peut être procédé à un nouveau décompte des voix qu'au sein de chaque bureau de vote et si une contestation s'élève lors du dépouillement sur la régularité du premier décompte ; qu'à l'exception des bulletins qui doivent être annexés au procès-verbal, tous les autres bulletins de vote doivent être détruits ;

17. Considérant que, dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction qu'un nouveau décompte ait été demandé, dans les conditions qui viennent d'être rappelées, dans l'un quelconque des bureaux de vote de la commune, le grief tiré, tant par M. D... que par Mme B..., de ce que les bulletins de vote auraient été détruits, rendant impossible, le lendemain du scrutin, qu'il soit procédé à un nouveau décompte des voix, ne peut qu'être écarté ;

18. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. A...est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a annulé les opérations électorales qui se sont tenues le 23 mars 2014 pour le premier tour des élections municipales et communautaires de la commune d'Abbeville, ainsi que son élection en qualité de maire d'Abbeville et celle de ses adjoints ; que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que M. A...verse à M. D...et à Mme B... la somme que ceux-ci demandent au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ; qu'il n'y a pas lieu, par ailleurs, de faire droit aux conclusions présentées par M. A... sur le fondement de ces mêmes dispositions ;



D E C I D E :
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Article 1er : Le jugement du 7 octobre 2014 du tribunal administratif d'Amiens est annulé.
Article 2 : Les opérations électorales qui se sont déroulées le 23 mars 2014 dans la commune d'Abbeville et l'élection de M. A...en qualité de maire d'Abbeville ainsi que celle de ses adjoints sont validées.
Article 3 : Les protestations présentées par M. D...et Mme B...devant le tribunal administratif d'Amiens et leurs conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de M. A...est rejeté.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. C...A..., à M. F... D..., à Mme E...B...et au ministre de l'intérieur.


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