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Ariane Web: Conseil d'État 403320, lecture du 25 octobre 2017, ECLI:FR:Code Inconnu:2017:403320.20171025

Décision n° 403320
25 octobre 2017
Conseil d'État

N° 403320
ECLI:FR:CECHR:2017:403320.20171025
Publié au recueil Lebon
3ème, 8ème, 9ème et 10ème chambres réunies
M. Vincent Villette, rapporteur
M. Edouard Crépey, rapporteur public
SCP BRIARD, avocats


Lecture du mercredi 25 octobre 2017
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société Vivendi a demandé au tribunal administratif de Montreuil la restitution de la somme de 366 196 888 euros résultant de l'application à l'exercice clos le 31 décembre 2011du régime du bénéfice mondial consolidé ou, à titre subsidiaire, la restitution de la somme de 257 478 735 euros résultant de l'imputation sur le résultat de l'exercice clos le 31 décembre 2011 des crédits d'impôts étrangers reportables au 31 décembre 2010.

En application du dernier alinéa de l'article R. 199-1 du livre des procédures fiscales, l'administration a transmis d'office au tribunal administratif de Montreuil la réclamation présentée par la société Vivendi et tendant à la restitution de la somme de 257 478 735 euros résultant de l'imputation sur le résultat de l'exercice clos le 31 décembre 2011 des crédits d'impôts étrangers reportables au 31 décembre 2010.

Par un jugement n°s 1305900, 1307719 du 6 octobre 2014, le tribunal administratif de Montreuil a constaté qu'il n'y avait pas lieu de statuer sur la réclamation transmise d'office et a accordé à la société Vivendi la restitution de la somme de 365 937 641 euros en matière d'impôt sur les sociétés, de crédits d'impôt famille et de crédits d'impôt d'apprentissage au titre de l'exercice clos le 31 décembre 2011.

Par un arrêt n° 14VE03371 du 5 juillet 2016, la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel formé par le ministre des finances et des comptes publics contre ce jugement.

Par un pourvoi et deux autres mémoires, enregistrés le 7 septembre 2016 et les 29 mars et 30 juin 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'économie et des finances demande au Conseil d'Etat d'annuler cet arrêt.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la loi n° 2011-1117 du 19 septembre 2011 ;
- le code de justice administrative ;




Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Vincent Villette, auditeur,

- les conclusions de M. Edouard Crépey, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Briard, avocat de la société Vivendi ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, après que le ministre de l'économie et des finances lui a délivré un agrément le 22 août 2004 pour une durée de cinq ans, la société Vivendi a pu bénéficier du régime du bénéfice mondial consolidé prévu par les dispositions alors en vigueur de l'article 209 quinquies du code général des impôts. Cet agrément a été renouvelé par une décision du 13 mars 2009, pour la période du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2011. La société Vivendi a souscrit le 30 novembre 2012 une déclaration de bénéfice mondial consolidé au titre de l'exercice clos le 31 décembre 2011 et a demandé la restitution de la créance sur le Trésor apparaissant sur cette déclaration, pour un montant de 366 196 888 euros. Cette demande a été rejetée par l'administration fiscale, au motif que la loi du 19 septembre 2011 de finances rectificative pour 2011 avait limité le bénéfice de ce régime aux bénéfices " réalisés au titre des exercices clos avant le 6 septembre 2011 ". Le ministre de l'économie et des finances se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 5 juillet 2016 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté son appel contre le jugement du tribunal administratif de Montreuil du 6 octobre 2014 qui a accordé à la société Vivendi la restitution de la somme de 365 937 641 euros.

Sur l'existence d'une espérance légitime devant être regardée comme un bien au sens des stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

2. Aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour (...) assurer le paiement des impôts (...) ". Une personne ne peut prétendre au bénéfice de ces stipulations que si elle peut faire état de la propriété d'un bien qu'elles ont pour objet de protéger et à laquelle il aurait été porté atteinte. A défaut de créance certaine, l'espérance légitime d'obtenir une somme d'argent doit être regardée comme un bien au sens de ces stipulations.

3. Le premier alinéa de l'article 209 quinquies du code général des impôts, aux termes duquel " Les sociétés françaises agréées à cet effet par le ministre de l'économie et des finances peuvent retenir l'ensemble des résultats de leurs exploitations directes ou indirectes, qu'elles soient situées en France ou à l'étranger, pour l'assiette des impôts établis sur la réalisation et la distribution de leurs bénéfices ", a été complété, par l'article 3 de la loi du 19 septembre 2011 de finances rectificative pour 2011, par les mots : " réalisés au titre des exercices clos avant le 6 septembre 2011 ".

4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le ministre de l'économie et des finances a délivré à la société Vivendi l'agrément lui permettant de bénéficier du régime du bénéfice mondial consolidé pour une durée initiale de cinq ans et l'a ensuite renouvelé pour une période de trois ans. Cet agrément a été accordé en contrepartie d'engagements auxquels a consenti la société Vivendi, tenant notamment à la réalisation d'investissements, au maintien de l'activité de plusieurs centres d'appels en France ainsi qu'à la création d'emplois sur le territoire national. Pendant toute sa durée de validité, la société ne pouvait renoncer à ses effets.

5. Compte tenu des caractéristiques particulières de l'agrément en cause, la cour a pu, sans commettre d'erreur de droit, relever que, en sollicitant, dans les conditions rappelées ci-dessus, le bénéfice du régime du bénéfice mondial consolidé, la société Vivendi escomptait en retirer un gain fiscal et que la suppression de ce régime ne pouvait être anticipée à la date de délivrance de l'agrément, puis en déduire que cette délivrance permettait à la société d'espérer bénéficier, sur l'ensemble de la période couverte par l'agrément, y compris l'exercice clos le 31 décembre 2011, de gains fiscaux attachés au maintien du régime du bénéfice mondial consolidé. Dès lors, c'est sans erreur de droit ni erreur de qualification juridique que la cour, dont l'arrêt est suffisamment motivé, a jugé que la société pouvait se prévaloir d'une espérance légitime devant être regardée comme un bien au sens des stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.


Sur l'existence de motifs d'intérêt général susceptibles de justifier l'atteinte ainsi portée aux droits patrimoniaux de la société Vivendi :

6. Si les stipulations de l'article 1er du premier protocole ne font en principe pas obstacle à ce que le législateur adopte de nouvelles dispositions remettant en cause, fût-ce de manière rétroactive, des droits patrimoniaux découlant de lois en vigueur ayant le caractère d'un bien au sens de ces stipulations, c'est à la condition de ménager un juste équilibre entre l'atteinte portée à ces droits et les motifs d'intérêt général susceptibles de la justifier.

7. En premier lieu, la cour ne s'est pas méprise sur la portée des écritures du ministre en relevant que l'administration avait admis que le régime du bénéfice mondial consolidé n'avait jamais été explicitement remis en cause au regard du droit de l'Union européenne. En outre, contrairement à ce que soutient le ministre, la cour n'a pas écarté comme inopérant un moyen tiré de la contrariété du régime du bénéfice mondial consolidé avec le droit de l'Union européenne, mais s'est bornée à estimer que le risque d'une telle contrariété n'était pas établi. Enfin, elle n'a pas omis d'examiner le motif d'intérêt général invoqué par l'administration, tiré du coût budgétaire et de l'inefficacité du régime du bénéfice mondial consolidé, mais l'a jugé insuffisant.

8. En second lieu, la cour n'a entaché son arrêt d'aucune erreur de droit ni d'aucune erreur de qualification juridique en jugeant, d'une part, que l'inefficacité du régime du bénéfice mondial consolidé, dont se prévalait le ministre, ne constituait pas un motif d'intérêt général suffisant susceptible de justifier la suppression immédiate d'un régime créé par la loi du 12 juillet 1965 modifiant l'imposition des entreprises et des revenus de capitaux mobiliers, y compris pour les sociétés qui disposaient d'un agrément en cours de validité, et, d'autre part, que le coût budgétaire élevé de ce régime ne pouvait davantage, constituer, en lui-même, un motif d'intérêt général susceptible de justifier l'atteinte portée à l'espérance légitime de la société Vivendi par l'article 3 de la loi du 19 septembre 2011.

9. Il résulte de ce tout ce qui précède que le ministre de l'économie et des finances n'est pas fondé à demander l'annulation l'arrêt qu'il attaque. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Vivendi au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi du ministre de l'économie et des finances est rejeté.
Article 2 : L'Etat versera une somme de 3 000 euros à la société Vivendi au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'action et des comptes publics et à la société Vivendi.


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