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Ariane Web: Conseil d'État 415046, lecture du 18 juin 2018, ECLI:FR:CECHR:2018:415046.20180618

Décision n° 415046
18 juin 2018
Conseil d'État

N° 415046
ECLI:FR:CECHR:2018:415046.20180618
Publié au recueil Lebon
2ème - 7ème chambres réunies
Mme Sophie-Caroline de Margerie, rapporteur
M. Guillaume Odinet, rapporteur public
SCP WAQUET, FARGE, HAZAN, avocats


Lecture du lundi 18 juin 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 16 octobre et 16 novembre 2017, M. A...B...demande au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir le décret en date du 19 juin 2017 accordant son extradition aux autorités bosniennes.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- l'accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des puissances européennes de l'Axe, signé à Londres le 8 août 1945 ;
- le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 ;
- la résolution n° 95 (I) du 11 décembre 1946 de l'Assemblée générale des Nations Unies ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957 ;
- le code pénal ;
- le code de procédure pénale ;
- le code de justice administrative ;




Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Sophie-Caroline de Margerie, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Guillaume Odinet, rapporteur public,

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de M. B...;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 5 juin 2018, présentée par M. B...;




1. Considérant que, par le décret attaqué, le Premier ministre a accordé aux autorités bosniennes l'extradition de M.B..., de nationalité serbe et bosnienne, sur le fondement d'un mandat d'arrêt délivré le 13 novembre 2013 par un juge d'instruction du tribunal de Sarajevo, pour des faits qualifiés de crimes contre l'humanité commis en juin 1992, en tout cas les 13 et 14 juin 1992 ; que l'intéressé demande l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret ;

2. Considérant, en premier lieu, qu'il ressort des mentions de l'ampliation du décret attaqué, certifiée conforme par le secrétaire général du Gouvernement, que le décret a été signé par le Premier ministre et contresigné par le garde des sceaux, ministre de la justice ; que l'ampliation notifiée à l'intéressé n'avait pas à être revêtue de ces signatures ;

3. Considérant, en deuxième lieu, qu'aux termes de l'article 1er de la convention européenne d'extradition : " Les Parties contractantes s'engagent à se livrer réciproquement, selon les règles et sous les conditions déterminées par les articles suivants, les individus qui sont poursuivis pour une infraction ou recherchés aux fins d'exécution d'une peine ou d'une mesure de sûreté par les autorités judiciaires de la Partie requérante " ; qu'aux termes du premier paragraphe de l'article 2 de cette convention : " Donneront lieu à extradition les faits punis par les lois de la Partie requérante et de la Partie requise d'une peine privative de liberté ou d'une mesure de sûreté privative de liberté d'un maximum d'au moins un an ou d'une peine plus sévère " ; qu'aux termes de l'article 14 de la même convention : " L'individu qui aura été livré ne sera ni poursuivi, ni jugé, ni détenu en vue de l'exécution d'une peine ou d'une mesure de sûreté, ni soumis à toute autre restriction de sa liberté individuelle, pour un fait quelconque antérieur à la remise, autre que celui ayant motivé l'extradition (...) / 3. Lorsque la qualification donnée au fait incriminé sera modifiée au cours de la procédure, l'individu extradé ne sera poursuivi ou jugé que dans la mesure où les éléments constitutifs de l'infraction nouvellement qualifiée permettraient l'extradition " ;

4. Considérant qu'il résulte des principes généraux du droit de l'extradition qu'il n'appartient pas aux autorités françaises, lorsqu'elles se prononcent sur une demande d'extradition, de vérifier si les faits pour lesquels l'extradition est demandée ont reçu, de la part des autorités de l'Etat requérant, une exacte qualification juridique au regard de la loi pénale de cet Etat ; qu'il leur appartient, en revanche, de vérifier qu'est respecté le principe, énoncé au paragraphe 1 de l'article 2 de la convention européenne d'extradition, de la double incrimination par la législation de l'Etat requérant et par celle de l'Etat requis qui, s'il n'implique pas que la qualification pénale des faits soit identique dans ces deux législations, requiert que les faits soient incriminés par l'une et l'autre et satisfassent à la condition relative aux peines encourues, dans le respect des principes de non-rétroactivité de la loi pénale et d'application immédiate de la loi pénale moins sévère, tels qu'ils sont imposés par l'ordre public français ;

5. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que l'extradition de M. B... a été demandée par les autorités bosniennes à des fins de poursuite à raison de faits commis en juin 1992, en se fondant sur l'article 172 du code pénal de la République de Bosnie-Herzégovine, entré en vigueur le 1er mars 2003, lequel incrimine le crime contre l'humanité ; que l'intéressé fait valoir que le décret qui a accordé son extradition sur cette demande méconnaîtrait le principe de non-rétroactivité de la loi pénale ;

6. Considérant, toutefois, qu'il ressort des compléments d'information présentés par les autorités bosniennes en réponse aux demandes de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris que si l'article 4 du code pénal de Bosnie-Herzégovine énonce que la loi applicable à l'infraction est celle en vigueur au moment de la commission de l'infraction, l'article 4 a) du même code prévoit que cette règle ne fait pas obstacle à ce que soit poursuivie et condamnée une personne ayant commis des actes qui, au moment de leur commission, constituaient des infractions conformément aux principes généraux du droit international ;

7. Considérant, à cet égard, que, ainsi que l'ont indiqué les autorités de l'Etat requérant, la définition des crimes contre l'humanité avait été fixée par l'article 6, paragraphe c), du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg adopté par l'accord de Londres du 8 août 1945 et reprise dans les principes du droit international consacrés par le Tribunal de Nuremberg, qu'avait confirmés la résolution n° 95 (I) du 11 décembre 1946 de l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies et qui avaient été formulés, sur la base de cette résolution, par la Commission du droit international ; que la convention du 26 novembre 1968 sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, à laquelle la République fédérative socialiste de Yougoslavie était partie, renvoyait à cette définition ; qu'ainsi, les crimes contre l'humanité étaient, à la date des faits reprochés à M.B..., définis de façon suffisamment accessible et prévisible comme des crimes de droit international ; que ces faits entrent d'ailleurs dans le champ de la définition des crimes contre l'humanité figurant à l'article 5 du statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie annexé à la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations Unies du 25 mai 1993 ;

8. Considérant, par suite, que l'extradition de M.B..., demandée aux fins de poursuivre des faits qualifiés de crimes contre l'humanité, qui étaient définis à la date de leur commission en vertu des principes généraux du droit international auxquels renvoie le droit pénal de l'Etat requérant, ne peut être regardée comme ayant été accordée en méconnaissance du principe de non-rétroactivité de la loi pénale imposé par l'ordre public français ;

9. Considérant, au demeurant, que, dans les compléments d'information qu'elles ont apportés aux autorités françaises, les autorités bosniennes ont indiqué que les faits pour lesquels M. B...est poursuivi, qui sont, notamment, des faits de meurtres et d'actes de torture perpétrés contre des populations civiles, constituent des infractions qui, à la date où elles ont été commises, étaient, en tout état de cause, réprimées, sous l'intitulé de crimes de guerres contre la population civile, par l'article 142 du code pénal de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, entré en vigueur le 1er juillet 1977 et repris par la République de Bosnie-Herzégovine le 11 avril 1992, et qui sont demeurées punissables en vertu du code pénal de Bosnie-Herzégovine ;
10. Considérant que M. B...ne saurait, dès lors, soutenir qu'il serait poursuivi à raison de faits dont il aurait pu ignorer qu'ils étaient punissables à la date à laquelle ils ont été commis ; que, par ailleurs, il n'est pas contesté que ces faits étaient et demeurent incriminés par la législation française;

11. Considérant, enfin, que les autorités bosniennes ont indiqué qu'en vertu des dispositions de l'article 4 du code pénal de la République de Bosnie-Herzégovine, la peine applicable en cas de condamnation de M. B...serait celle qui était prévue, à la date de l'infraction, dans le code pénal de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, ou une peine postérieure plus douce ;

12. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. B...n'est pas fondé à soutenir que le décret accordant son extradition aux autorités bosniennes méconnaîtrait les conditions, tenant à la double incrimination et au quantum de la peine, mises à l'extradition par l'article 2 de la convention européenne d'extradition ou contreviendrait au principe de non-rétroactivité de la loi pénale tel qu'il résulte de l'ordre public français ; que sa requête ne peut, dès lors, qu'être rejetée ;


D E C I D E :
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Article 1er : La requête de M. B...est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. A...B...et à la garde des sceaux, ministre de la justice.



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