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Ariane Web: Conseil d'État 439434, lecture du 11 mars 2020, ECLI:FR:CEORD:2020:439434.20200311

Décision n° 439434
11 mars 2020
Conseil d'État

N° 439434
ECLI:FR:CEORD:2020:439434.20200311
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés


Lecture du mercredi 11 mars 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 10 mars 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association de défense des libertés constitutionnelles (ADELICO) demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre au ministre de l'intérieur de suspendre l'exécution de son instruction du 9 mars 2020 relative aux modalités d'exercice du droit de vote par procuration, en tant qu'elle prévoit des dispositions particulières en vue de la " lutte contre la propagation du Covid-19 ", et d'ordonner toutes mesures utiles afin de faire cesser les atteintes portées à la libre expression du suffrage.


Elle soutient que :
- la condition d'urgence est remplie, dès lors que l'instruction litigieuse concerne les élections municipales qui auront lieu le 15 mars 2020 ;
- l'instruction litigieuse porte une atteinte grave et manifestement illégale à la libre expression du suffrage en ce qu'elle prévoit la désignation des directeurs des établissements d'hébergement collectif accueillant des personnes vulnérables afin de recevoir les demandes de procuration des personnes qui y sont hébergées, au surplus sans avoir reçu délégation d'un officier de police judiciaire ni avoir été agréés par un magistrat et en leur permettant d'établir eux-mêmes les procurations, en méconnaissance de l'article R. 72 du code électoral ;
- elle est entachée d'un détournement de pouvoir, faute d'avoir été publiée.

Par un mémoire en défense, enregistré le 10 mars 2020, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que :
- la requête est irrecevable faute de qualité de son auteur pour ester en justice au nom de l'association ;
- l'instruction litigieuse ne fait pas grief ;
- elle a été publiée ;
- elle ne déroge pas aux dispositions de l'article R. 72 du code électoral.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- le code électoral ;
- le code de justice administrative


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'association de défense des libertés constitutionnelles et, d'autre part, le ministre de l'intérieur ;

Ont été entendus au cours de l'audience publique du 11 mars 2020 à 10 heures 30 :
- les représentants de l'association de défense des libertés constitutionnelles ;

- les représentants du ministre de l'intérieur ;
l'instruction ayant été close par le juge des référés à l'issue de l'audience ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".

2. L'instruction du ministre de l'intérieur du 9 mars 2020 relative aux modalités d'exercice du droit de vote par procuration comporte à son point 4.5, consacré à l'établissement des procurations au domicile du mandant, des précisions en vue de la " lutte contre la propagation du Covid-19 ", dans la perspective des élections municipales des 15 et 22 mars 2020. A ce titre, elle recommande notamment, dans les établissements d'hébergement collectif accueillant des personnes vulnérables, " la désignation des directeurs de ces établissements, ou d'un agent désigné par l'officier de police judiciaire et le juge, comme délégués d'un officier de police judiciaire afin de recevoir les demandes de procuration des personnes vulnérables qui y sont hébergées " et fait mention des " procurations ainsi établies ". L'association requérante demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre les effets de cette instruction sur ce point et d'ordonner toute mesure propre à la rectifier.

3. L'article L. 71 du code électoral dispose que : " Peuvent exercer, sur leur demande, leur droit de vote par procuration : / a) Les électeurs attestant sur l'honneur qu'en raison d'obligations professionnelles, en raison d'un handicap, pour raison de santé ou en raison de l'assistance apportée à une personne malade ou infirme, il leur est impossible d'être présents dans leur commune d'inscription le jour du scrutin ou de participer à celui-ci en dépit de leur présence dans la commune (...) ". L'article R. 72 du même code prévoit que : " Sur le territoire national, les procurations sont établies au moyen de l'un des formulaires administratifs prévus à cet effet, présenté par le mandant au juge du tribunal judiciaire de sa résidence ou de son lieu de travail, ou au juge qui en exerce les fonctions ou au directeur de greffe de ce tribunal, ou à tout officier ou agent de police judiciaire, autre que les maires et leurs adjoints, tout réserviste au titre de la réserve civile de la police nationale ou au titre de la réserve opérationnelle de la gendarmerie nationale, ayant la qualité d'agent de police judiciaire, que ce juge aura désigné. (...) / Les officiers et agents de police judiciaire compétents pour établir les procurations, ou les délégués des officiers de police judiciaire, se déplacent à la demande des personnes qui, en raison de maladies ou d'infirmités graves, ne peuvent manifestement comparaître devant eux. / Les délégués des officiers de police judiciaire sont choisis par un officier de police judiciaire déléguant avec l'agrément du magistrat qui l'a désigné ". Enfin, aux termes de l'article R. 73 du même code : " La procuration est établie sans frais. / Les mandants doivent justifier de leur identité. Ceux mentionnés aux a et b de l'article L. 71 doivent fournir une attestation sur l'honneur précisant le motif en raison duquel il leur est impossible d'être présents dans leur commune d'inscription le jour du scrutin ou de participer à celui-ci en dépit de leur présence dans la commune. (...) / La présence du mandataire n'est pas nécessaire. / Dans le cas prévu au deuxième alinéa de l'article R. 72, la demande doit être formulée par écrit et accompagnée d'un certificat médical ou de tout document officiel justifiant que l'électeur est dans l'impossibilité manifeste de comparaître. / Les attestations, justifications, demandes et certificats prévus au présent article sont conservés par les autorités mentionnées au premier alinéa de l'article R. 72 pendant une durée de six mois après l'expiration du délai de validité de la procuration ".

4. Il résulte de ces dispositions qu'en principe, l'électeur qui veut pouvoir voter par procuration doit comparaître devant l'officier ou l'agent de police judiciaire compétent pour établir la procuration. Toutefois, un électeur qui est dans l'impossibilité manifeste de comparaître, en raison d'une maladie ou d'une infirmité grave, peut demander, par écrit et en joignant un certificat médical ou un document officiel justifiant de cette impossibilité, qu'un officier ou agent de police judiciaire compétent pour établir les procurations, ou encore le délégué d'un officier de police judiciaire, se déplace en vue de permettre l'établissement de la procuration. Le délégué est choisi par l'officier de police judiciaire qui le délègue, avec l'agrément du magistrat qui a désigné cet officier, sans que le code électoral pose de condition particulière quant à la qualité de la personne susceptible d'être ainsi déléguée. Un tel délégué qui se déplace à la demande de l'électeur a seulement compétence pour vérifier l'identité de ce dernier, recueillir le formulaire renseigné et les pièces nécessaires à l'établissement de la procuration et les transmettre à l'officier de police judiciaire qui l'a délégué, pour que celui-ci établisse la procuration après avoir procédé aux vérifications qui lui incombent.

5. En premier lieu, s'il appartient à l'officier de police judiciaire qui choisit un délégué et au magistrat qui l'agrée d'éviter toute situation dans laquelle des pressions pourraient être exercées sur certains électeurs pour l'établissement de procurations, aucune disposition du code électoral n'interdit que le directeur d'un établissement sanitaire ou social puisse être délégué par l'officier de police judiciaire, avec l'agrément du magistrat qui a désigné cet officier, pour recueillir, à la demande de l'électeur, le formulaire et les pièces nécessaires à l'établissement de la procuration, dans les conditions prévues par les articles R. 72 et R. 73 du code électoral. Par suite, en soulignant l'existence de cette faculté, dont il recommande de faire usage dans le contexte très particulier de l'épidémie de coronavirus Covid-19 pour éviter les contacts entre les personnes vulnérables hébergées dans un tel établissement et les personnes extérieures à cet établissement, le ministre de l'intérieur n'a pas méconnu le sens et la portée des dispositions du code électoral.

6. En second lieu, en dépit d'imprécisions dans sa rédaction, il résulte de l'ensemble de l'instruction que le ministre de l'intérieur n'a prescrit aucune dérogation aux dispositions du code électoral citées ci-dessus, en vertu desquelles la personne qui recueille, à la demande de l'électeur, le formulaire de procuration et les pièces nécessaires à son établissement, d'une part, ne peut être, à défaut d'avoir la qualité d'officier ou d'agent de police judiciaire compétent pour établir la procuration, qu'une personne déléguée par l'officier de police judiciaire et agréée par le magistrat qui a désigné ce dernier et, d'autre part, n'a pas compétence pour établir elle-même la procuration. Eu égard à l'ensemble du contenu de l'instruction, qui n'a ni pour objet ni pour effet de permettre la méconnaissance du code électoral, et aux précisions apportées par le directeur des affaires civiles et du Sceau le mardi 10 mars 2020 au soir à l'ensemble des procureurs généraux près les cours d'appel et des procureurs de la République près les tribunaux de grande instance, en vue de leur diffusion aux officiers et agents de police judiciaire habilités à établir des procurations, l'association requérante n'est pas fondée à soutenir qu'il serait porté, par cette instruction, une atteinte grave et manifestement illégale à la libre expression du suffrage.

7. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur les fins de non-recevoir soulevées en défense par le ministre de l'intérieur, que la requête de l'association requérante, qui a abandonné à l'audience le moyen tiré du défaut de publication de l'instruction critiquée, doit être rejetée.


O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de l'association de défense des libertés constitutionnelles est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association de défense des libertés constitutionnelles et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée à la garde des sceaux, ministre de la justice.