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Ariane Web: Conseil d'État 440285, lecture du 12 mai 2020, ECLI:FR:CEORD:2020:440285.20200512

Décision n° 440285
12 mai 2020
Conseil d'État

N° 440285
ECLI:FR:CEORD:2020:440285.20200512
Inédit au recueil Lebon



Lecture du mardi 12 mai 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :
1° Sous le n° 440285, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 27 avril et 5 mai 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le syndicat national Solidaires Finances publiques demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'ordonnance n° 2020-430 du 15 avril 2020 relative à la prise de jours de réduction du temps de travail ou de congés dans la fonction publique de l'Etat et la fonction publique territoriale au titre de la période d'urgence sanitaire ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Il soutient que :
- la condition d'urgence est remplie dès lors que le dispositif mis en oeuvre par l'ordonnance attaquée porte une atteinte grave et immédiate aux intérêts professionnels et économiques de ses membres, qu'il entend défendre, ainsi qu'aux intérêts professionnels et économiques de l'ensemble des personnels de la direction générale des Finances publiques ;
- il existe un doute quant à la légalité de l'ordonnance attaquée ;
- elle est entachée d'un vice de procédure dès lors qu'il n'est pas établi qu'elle a été soumise pour avis au Conseil d'Etat par le seul visa de l'avis de la section de l'administration, qu'elle aurait dû en tout état de cause être soumise à l'assemblée générale ordinaire du Conseil d'Etat et qu'il n'est pas établi que le texte de l'ordonnance finalement adopté respecte l'économie générale de celui soumis pour avis au Conseil d'Etat ;
- elle méconnaît le principe de non-rétroactivité des actes administratifs en ce qu'elle prévoit que les mesures adoptées sur son fondement peuvent s'appliquer à compter du 12 mars 2020, sans qu'un motif impérieux d'intérêt général ou la loi d'habilitation le justifient ;
- elle méconnaît le principe d'égalité de traitement des fonctionnaires appartenant à un même corps en ce que ses articles 1er et 2 introduisent une différence de traitement injustifiée entre les personnels de l'Etat, selon qu'ils sont en autorisation spéciale d'absence (ASA), en télétravail ou concernés par aucune de ces mesures, selon qu'ils disposent, ou non, d'un nombre de jours suffisamment important sur leur compte épargne temps pour pouvoir en poser cinq entre le 16 mars et le 16 avril 2020, et selon que les personnels qui ne sont pas en ASA s'acquittent de leur service en télétravail ou en présentiel ;
- elle méconnaît le champ de l'habilitation donnée au Gouvernement par le I de l'article 11 la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 dès lors que le dispositif créé par son article 2, en tant qu'il permet aux chefs de service d'imposer la prise de congés annuels aux personnels de l'Etat concernés afin de tenir compte des nécessités de service, fait " double emploi " avec celui fixé par le décret n° 84-972 du 26 octobre 1984 et ne peut donc pas être lu comme dérogeant aux délais de prévenance et aux modalités d'utilisation des congés annuels définis par le statut général de la fonction publique ;
- elle méconnaît l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en ce qu'elle impose aux personnels concernés des jours de RTT et de congés annuels et, partant, une privation de propriété, qui n'est pas justifiée par l'utilité publique et n'est ni adaptée ni proportionnée au but poursuivi.
Par un mémoire en défense et un mémoire, enregistrés les 4 et 6 mai 2020, le ministre de l'action et des comptes publics conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas remplie et qu'aucun des moyens soulevés n'est de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de l'ordonnance.



2° Sous le n° 440291, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 27 avril et 5 mai 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Confédération générale du travail (CGT), la fédération des services publics - CGT et l'union fédérale des syndicats de l'Etat - CGT demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'ordonnance n° 2020-430 du 15 avril 2020 relative à la prise de jours de réduction du temps de travail ou de congés dans la fonction publique de l'Etat et la fonction publique territoriale au titre de la période d'urgence sanitaire ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros à verser au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Elles soutiennent que :
- la condition d'urgence est remplie dès lors que l'ordonnance attaquée porte une atteinte grave et immédiate au droit aux congés des travailleurs qu'elles défendent en ce qu'elle prévoit, d'une part, que les agents peuvent être placés, du jour au surlendemain, en congés par leur chef de service et, d'autre part, que, s'agissant des agents placés en autorisation spéciale d'absence, ils sont rétroactivement privés de cinq jours de RTT dans un but économique ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de l'ordonnance attaquée ;
- elle excède l'habilitation donnée par le b) du 1° de l'article 11 de la loi du 23 mars 2020 en ce qu'elle permet aux chefs de service d'imposer des dates de prise d'une partie des congés payés dans la limite de six jours ouvrables, en dérogeant aux délais de prévenance et aux modalités de prise de ces congés, alors que cette faculté ne concernait que les employeurs privés et était subordonnée à l'adoption préalable d'un accord d'entreprise ou de branche ;
- elle est entachée d'irrégularité, faute d'avoir été préalablement soumise à la consultation du Conseil commun de la fonction publique (CCFP), conformément aux dispositions de l'article 9 ter de la loi du 13 juillet 1983 ;
- elle méconnaît les stipulations de l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en ce qu'elle impose aux personnels concernés des jours de RTT et de congés annuels et, partant, une privation de propriété, qui n'est pas justifiée par l'intérêt général et n'est ni adaptée ni proportionnée au but poursuivi ;
- elle méconnaît le droit au congé annuel prévu par l'article 7 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 en ce qu'elle permet aux chefs de service d'imposer aux agents de prendre des jours de congés ou des RTT pendant la période de confinement, qui n'est pas une période de détente et de loisirs ;
- elle méconnaît le principe d'égalité en ce qu'elle réserve un traitement différent aux agents selon, d'une part, lorsqu'ils sont placés en autorisation spéciale d'absence, le nombre de jours de RTT dont ils disposent à la date d'édiction de l'ordonnance et, d'autre part, qu'ils travaillent en présentiel ou en télétravail.

Par un mémoire en défense et un mémoire, enregistrés les 4 et 6 mai 2020, le ministre de l'action et des comptes publics conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas remplie et qu'aucun des moyens soulevés n'est de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de l'ordonnance.



3° Sous le n° 440325, par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 28 avril et 8 mai 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Fédération CFDT des Finances, la Fédération Interco CFDT, l'Union des fédérations de fonctionnaires et assimilés (UFFA-CFDT) et le syndicat CFDT affaires étrangères (CFDT-MAE) demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'ordonnance n° 2020-430 du 15 avril 2020 relative à la prise de jours de réduction du temps de travail ou de congés dans la fonction publique de l'Etat et la fonction publique territoriale au titre de la période d'urgence sanitaire ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est remplie dès lors que l'ordonnance attaquée est susceptible d'avoir des conséquences importantes sur l'organisation et le budget des personnes concernées, qu'elle prive celles-ci du droit d'affecter leurs jours de congés sur un compte épargne-temps et qu'elle engendre des risques importants pour leur santé ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de l'ordonnance attaquée ;
- elle est entachée d'irrégularité, faute d'avoir été préalablement soumise à la consultation du Conseil supérieur de la fonction publique de l'Etat (CSFPE), du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale (CSFPT) et du Conseil commun de la fonction publique (CCFP), alors qu'elle contient des dispositions dérogeant à des règles de portée statutaire et qu'aucune circonstance particulière, ni aucune considération liée à l'urgence ne permet d'expliquer cette abstention et que la loi d'habilitation ne prévoit de dispense de consultation que pour les mesures entrant dans le champ de l'habilitation;
- elle méconnaît l'étendue de l'habilitation donnée par l'article 11 de la loi du 23 mars 2020 en ce qu'elle n'a pas pour objet de prévenir les conséquences économiques, financières et sociales occasionnées par l'épidémie, qu'elle prévoit des modifications des conditions dans lesquelles un agent peut bénéficier de ses droits aux congés annuels et peut se voir imposer l'exercice de ses droits à des dates qu'il n'a pas lui-même fixé dès lors que, d'une part, le législateur n'a pas entendu permettre au gouvernement d'imposer des restrictions aux conditions dans lesquelles les agents bénéficient de congés annuels payés mais a visé les seuls personnels dont la situation est régie par le code du travail et, d'autre part, le législateur s'est borné à permettre à un accord d'entreprise ou de branche d'autoriser l'employeur à imposer ou à modifier les dates de prise d'une partie des congés payés ;
- ses articles 1er et 2 méconnaissent l'article 34 de la loi du 11 janvier 1984, sont entachés d'une erreur manifeste d'appréciation et portent une atteinte injustifiée à la liberté individuelle des fonctionnaires et à leur droit au repos, au loisir et au congé annuel en ce qu'ils permettent aux administrations d'imposer aux agents de prendre des congés à des dates que ces derniers n'auront pas préalablement choisies ;
- le 1° de son article 1er méconnaît le principe de non-rétroactivité en imposant aux fonctionnaires placés " en autorisation spéciale d'absence " la prise de cinq jours de réduction du temps de travail entre le 16 mars 2020 et le 16 avril 2020 ;
- elle méconnaît les stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que, le bénéfice de jours de réduction du temps de travail est assimilable à une créance dont la perte caractérise une atteinte au respect des biens ;
- son article 1er porte atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale et au principe de non-discrimination indirecte, prohibés par les articles 8 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 6 bis de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 et l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en prévoyant que les agents placés en autorisation spéciale d'absence bénéficieront d'un traitement moins avantageux que celui offert aux agents en situation de télétravail ou poursuivant leur activité en présentiel ;
- son article 2 méconnaît le principe d'égalité de traitement entre agents publics en ce qu'il prévoit que les chefs de service peuvent priver les agents contraints d'exécuter leurs missions par télétravail des garanties issues du droit commun dont le bénéfice est maintenu aux agents exécutant leur travail en présentiel pour tenir compte des " nécessités du service " ;
- son article 2 méconnaît le droit au repos et au loisir garanti par le 11ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, le droit au congé annuel payé, principe de droit social consacré par le paragraphe 2 de l'article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, et l'article 7 du directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003 en ce qu'il retient que des périodes de travail effectif sous la forme de télétravail pourraient être regardées comme des jours de réduction du temps de travail ou des jours de congés ;
- son article 5 porte une atteinte injustifiée au droit au repos et au loisir, en violation des textes susvisés, en ce qu'il prévoit que le chef de service peut réduire le nombre de jours de réduction de temps de travail ou de congés annuels pour tenir compte du nombre de jours pendant lesquels l'agent a été placé en congé de maladie pendant la période courant du 16 mars 2020 au terme de l'état d'urgence sanitaire.
Par un mémoire en défense, enregistré le 4 mai 2020, le ministre de l'action et des comptes publics conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas remplie et qu'aucun des moyens soulevés n'est de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de l'ordonnance.
Les requêtes ont été communiquées au Premier ministre, qui n'a pas produit d'observations.

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et son protocole additionnel ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;
- la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
- le décret n° 84-972 du 26 octobre 1984 ;
- le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ;
- le code de justice administrative ;



Les parties ont été informées, sur le fondement de l'article 9 de l'ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif, de ce qu'aucune audience ne se tiendrait et de ce que la clôture de l'instruction serait fixée au 7 mai à 19 heures pour les n°s 440285 et 440291 et au 11 mai à 15 heures pour le n° 440325.





Considérant ce qui suit :

1. Les requêtes visées ci-dessus demandent la suspension de l'exécution de la même ordonnance n° 2020-430 du 15 avril 2020 relative à la prise de jours de réduction du temps de travail ou de congés dans la fonction publique de l'Etat et la fonction publique territoriale au titre de la période d'urgence sanitaire. Il y a lieu de les joindre pour y statuer par une seule ordonnance.


2. Aux termes de l'article L. 521-1 du même code : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. "

Sur le cadre juridique :


3. L'émergence d'un nouveau coronavirus (covid-19), de caractère pathogène et particulièrement contagieux, et sa propagation sur le territoire français ont conduit les pouvoirs publics à prendre diverses mesures de lutte contre l'épidémie. Par l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, a été déclaré l'état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois sur l'ensemble du territoire national. Par un décret du 23 mars 2020 pris sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique issu de cette loi, le Premier ministre a réitéré les mesures qu'il avait précédemment ordonnées le 16 mars 2020, interdisant le déplacement de toute personne hors de son domicile, sous réserve d'exceptions limitativement énumérées et devant être dûment justifiées.


4. L'article 11 de la même loi du 23 mars 2020 a habilité le Gouvernement, pendant trois mois, à prendre par ordonnances, dans les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution, toute mesure relevant du domaine de la loi, dans de nombreux domaines, afin de faire face aux conséquences de la situation.


5. En particulier, le Gouvernement a été autorisé, en vertu du 1° du I de l'article 11 de cette loi, " afin de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l'épidémie de covid-19 et aux conséquences des mesures prises pour limiter cette propagation" à prendre " toute mesure, pouvant entrer en vigueur, si nécessaire, à compter du 12 mars 2020, relevant du domaine de la loi (...) en matière de droit du travail, de droit de la sécurité sociale et de droit de la fonction publique ayant pour objet (...) - de permettre à tout employeur d'imposer ou de modifier unilatéralement les dates des jours de réduction du temps de travail, des jours de repos prévus par les conventions de forfait et des jours de repos affectés sur le compte épargne temps du salarié, en dérogeant aux délais de prévenance et aux modalités d'utilisation définis au livre Ier de la troisième partie du code du travail, par les conventions et accords collectifs ainsi que par le statut général de la fonction publique ". Le II du même article dispose que " II. - Les projets d'ordonnance pris sur le fondement du présent article sont dispensés de toute consultation obligatoire prévue par une disposition législative ou réglementaire. " En vertu de cette habilitation, a été prise l'ordonnance n° 2020-430 du 15 avril 2020 relative à la prise de jours de réduction du temps de travail ou de congés dans la fonction publique de l'Etat et la fonction publique territoriale au titre de la période d'urgence sanitaire.

Sur la demande en référé :


6. L'article 1er de cette ordonnance fait obligation en particulier aux fonctionnaires, agents contractuels de droit public et personnels ouvriers de l'Etat en autorisation spéciale d'absence entre le 16 mars 2020 et le terme de l'état d'urgence sanitaire ou, si elle est antérieure, la date de reprise par l'agent de son service dans des conditions normales, de prendre " dix jours de réduction du temps de travail ou de congés annuels au cours de cette période, dans les conditions suivantes: 1o Cinq jours de réduction du temps de travail entre le 16 mars 2020 et le 16 avril 2020; 2o Cinq autres jours de réduction du temps de travail ou de congés annuels entre le 17 avril 2020 et le terme de [cette] période ". Les agents ne disposant pas de cinq jours de réduction de travail sont tenus de prendre des jours de congés à due proportion dans la limite de six jours de congés annuels au titre du 1° et du 2°. L'article 2 permet en outre au chef de service d'imposer aux personnels appartenant à ces catégories mais étant en télétravail ou assimilé entre le 17 avril 2020 et le terme de l'état d'urgence sanitaire ou, si elle est antérieure, la date de reprise de l'agent dans des conditions normales, de prendre cinq jours de réduction du temps de travail ou, à défaut, de congés annuels au cours de cette période. L'article 5 donne également au chef de service la possibilité de réduire le nombre de jours de réduction de temps de travail ou de congés annuels imposés en particulier au titre des articles 1er et 2 pour tenir compte du nombre de jours pendant lesquels l'agent a été placé en congés de maladie pendant la période considérée.


7. Les requérants demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, d'ordonner la suspension de l'exécution de ces dispositions.

En ce qui concerne la légalité externe de l'ordonnance :


8. En premier lieu, les dispositions de la loi du 23 mars 2020 citées plus haut habilitent le Gouvernement, s'agissant de la fonction publique, à prendre toute mesure permettant d'imposer ou de modifier unilatéralement, y compris de manière rétroactive, les dates des jours de réduction du temps de travail et non les dates des congés annuels. Toutefois, si l'article 34 de la Constitution donne compétence au seul législateur pour fixer les règles concernant " les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'Etat (...) " et qu'il lui appartient ainsi d'instituer les différents droits à congés des fonctionnaires civils et militaires de l'État, ne relèvent pas de sa compétence à ce titre les autres éléments du régime de ces congés, en particulier les périodes au cours desquelles les congés annuels peuvent être pris ainsi que la possibilité de ne pas tenir compte, à cet égard, en particulier en raison des nécessités du service, des demandes des agents. Le moyen tiré de ce que le Président de la République ne pouvait, sans habilitation du législateur, fixer les règles litigieuses, en faisant obligation aux agents de prendre des jours de congés pendant une période déterminée, n'est pas de nature à faire douter de la légalité de l'ordonnance. Il en va de même du moyen tiré de l'existence de règles, fixées par le décret du 26 octobre 1984 relatif aux congés annuels des fonctionnaires de l'Etat et qui rendraient inutiles les dispositions contestées.


9. En deuxième lieu, il ressort des éléments versés au dossier par le ministre de l'action et des comptes publics dans le cadre de l'instruction d'une part, que l'ordonnance contestée a été prise après avis de la section de l'administration du Conseil d'Etat, compétente pour en connaître, s'agissant d'un texte relatif aux droits et obligations des fonctionnaires et des agents publics, par application de l'article 5 de l'arrêté du 26 juillet 2019 pris sur le fondement de l'article R. 123-3 du code de justice administrative et n'a pas été portée à l'ordre du jour de l'assemblée générale ordinaire du Conseil d'Etat, par application du 4° de l'article R. 123-20 du même code. D'autre part, les articles contestés de l'ordonnance ne contiennent pas de disposition différant à la fois de celles qui figuraient dans le projet soumis par le gouvernement au Conseil d'Etat et de celles qui ont été adoptées par ce dernier. Dès lors, le moyen tiré de ce que les dispositions critiquées de cette ordonnance auraient été prises en méconnaissance des règles qui gouvernent l'examen des projets d'ordonnance par le Conseil d'Etat ne suscite aucun doute sur la légalité de l'ordonnance du 15 avril 2020.


10. En troisième lieu, les projets d'ordonnance pris sur le fondement de l'habilitation prévue à l'article 11 de la loi du 23 mars 2020 étant dispensés de toute consultation prévue par une disposition législative ou règlementaire, en vertu du II de cet article 11, les moyens tirés de l'absence d'avis préalable du conseil supérieur de la fonction publique de l'État, du conseil supérieur de la fonction publique territoriale et du conseil commun de la fonction publique sur le projet d'ordonnance, y compris les dispositions, de nature règlementaire, que comportent cet acte, ne sont pas susceptibles de faire naître un doute sérieux quant à la légalité de l'ordonnance.

En ce qui concerne la légalité interne de l'ordonnance :


11. En premier lieu, l'ordonnance, d'une part, permet d'assimiler pour la période du 16 mars au 16 avril une partie des jours passés par les agents se trouvant dans la situation d'autorisation spéciale d'absence dans laquelle ils ont été placés en raison de l'épidémie et pendant lesquels ils ont été rémunérés en l'absence de service fait, à des jours de réduction du temps de travail, d'autre part oblige ces mêmes agents à prendre, à compter du 17 avril, des jours de réduction du temps de travail ou de congés en lieu et place d'autorisations spéciales d'absence pendant la période courant jusqu'à la fin de l'état d'urgence sanitaire, au plus tard. Elle permet en outre au chef de service, qui n'y est pas tenu, de faire obligation, selon son appréciation des nécessités du service et au cas par cas, aux agents en situation de télétravail ou assimilé de prendre, au cours de cette même seconde période, au maximum cinq jours de réduction du temps de travail ou de congés. Enfin, cette ordonnance organise la prise en compte de situations particulières résultant notamment, s'agissant de l'article 5, de ce que l'agent a été placé en congés de maladie pendant la période considérée.


12. Au regard de la portée qu'ont ces dispositions, ne sont pas de nature à faire sérieusement douter de leur légalité, les moyens tirés de ce que les articles 1er, 2 et 5 de l'ordonnance méconnaîtraient le droit au repos et aux loisirs garanti par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, le droit au respect des biens garanti par l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le paragraphe 2 de l'article 31 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui reconnaît le droit de tout travailleur à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu'à une période annuelle de congés payés, l'article 7 de la directive 2003/88 du 4 novembre 2003 du Parlement européen et du Conseil concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail qui prévoit que tout travailleur bénéficie d'un congé annuel payé d'au moins quatre semaines ainsi qu'en tout état de cause de l'article 34 de la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat qui institue un droit à congé annuel avec traitement dont la durée est fixée par décret en Conseil d'Etat. Il en va de même du moyen tiré de ce que ces dispositions porteraient atteinte à la liberté personnelle des agents publics à laquelle ces dispositions ne portent pas atteinte.


13. En deuxième lieu, l'ordonnance opère une distinction entre les agents qui sont dans l'impossibilité d'effectuer leur service, placés à ce titre en autorisation spéciale d'absence en raison de l'épidémie et qui relèvent de ce fait des obligations définies à l'article 1er, ceux qui effectuent un service " en télétravail ou assimilé " et dont, en vertu de l'article 2, l'obligation de prendre des jours de réduction du temps de travail ou de congés, limitée à cinq jours, dépend en outre des nécessités du service appréciées, au cas par cas, par l'autorité compétente et enfin les autres agents, qui ne sont soumis à aucune des obligations prévues à ces articles. Ce faisant l'ordonnance, qui prend également en compte les jours de réduction du temps de travail dont disposent les agents, a institué des différences de traitement entre ces différentes catégories d'agents correspondant à des différences de situation en rapport avec l'objet de la règle, dont ni le principe ni la proportionnalité, contestés par les différents requérants comme contraires au principe d'égalité ou principe d'égalité de traitement des fonctionnaires appartenant à un même corps, ne sont de nature à créer un doute sérieux sur sa légalité. Il en va de même, en l'état de l'instruction, du moyen selon lequel en méconnaissance des articles 8 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et de l'article 6 bis de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, l'article 1er de l'ordonnance recélerait une discrimination indirecte en défaveur des femmes, qui auraient majoritairement renoncé au télétravail ou à un service sur leur lieu de travail afin de s'occuper d'enfants privés d'école, alors que les différentes situations dans lesquelles se trouvent les agents pendant la période de confinement et, par suite, les régimes relatifs aux jours de réduction du temps de travail ou de congés qui sont les leurs en vertu de l'ordonnance contestée résultent essentiellement de mesures rendues nécessaires par les exigences de la lutte contre l'épidémie.


14. En troisième lieu, d'une part, à l'instar d'une grande partie de la population, de nombreux agents publics ont été, à compter du 16 mars, dans l'impossibilité de travailler et, de ce fait, ont bénéficié d'une situation statutaire d'autorisation spéciale d'absence avec rémunération sans obligation de service. D'autre part, selon le rapport au Président de la République de l'ordonnance publiée au Journal officiel, les mesures adoptées visent à permettre une mobilisation optimale des agents au moment de la reprise d'activité. Ainsi il n'apparaît pas, en l'état de l'instruction, qu'est de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de ces mesures le moyen tiré de l'erreur manifeste d'appréciation dont elles seraient entachées, leur objet comme leur effet étant, par une diminution globale du nombre de jours de réduction du temps de travail et de jours de congés susceptibles d'être pris au cours de la reprise d'activité, de faire participer les agents publics aux mesures prises en conséquence de l'épidémie et à assurer une reprise de l'activité dans les meilleures conditions possibles. Il en va de même, pour ces motifs et alors que, selon les termes mêmes de la loi d'habilitation l'ordonnance pouvait " si nécessaire " avoir une portée rétroactive à compter, au plus tôt, du 12 mars s'agissant des jours de réduction du temps de travail, du moyen tiré de ce que les dispositions existantes permettant à l'autorité compétente de s'opposer aux demandes de congé ou de jours de réduction du temps de travail des agents en la matière, la rétroactivité des dispositions du 1° de l'article 1er n'était pas nécessaire.


15. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions des requêtes tendant à la suspension de l'ordonnance du 15 avril 2020 relative à la prise de jours de réduction du temps de travail ou de congés dans la fonction publique de l'Etat et la fonction publique territoriale au titre de la période d'urgence sanitaire doivent être rejetées ainsi que, par voie de conséquence, celles présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




O R D O N N E :
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Article 1er : Les requêtes du syndicat national Solidaires Finances publiques, de la Confédération générale du travail (CGT), de la Fédération CFDT des Finances et autres sont rejetées.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée au syndicat national Solidaires Finances publiques, à la Confédération générale du travail (CGT), à la Fédération CFDT des Finances, premiers requérants dénommés, et au ministre de l'action et des comptes publics.
Copie en sera adressée au Premier ministre.