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Ariane Web: Conseil d'État 434412, lecture du 27 mai 2020, ECLI:FR:CECHR:2020:434412.20200527

Décision n° 434412
27 mai 2020
Conseil d'État

N° 434412
ECLI:FR:CECHR:2020:434412.20200527
Mentionné aux tables du recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Bastien Lignereux, rapporteur
M. Romain Victor, rapporteur public
SCP BARADUC, DUHAMEL, RAMEIX, avocats


Lecture du mercredi 27 mai 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société anonyme (SA) Fromageries Bel a demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de contribution sociale sur cet impôt mises à sa charge au titre de l'exercice clos en 2008, ainsi que des pénalités correspondantes, et de lui accorder la restitution de la créance née du report en arrière du déficit qu'elle avait initialement constaté au titre de cet exercice. Par un jugement n° 1510172 du 1er décembre 2016, ce tribunal l'a déchargée des impositions correspondant à l'avis de mise en recouvrement du 16 décembre 2013 et a rejeté le surplus des conclusions de sa demande, relatif aux impositions résultant de l'avis de mise en recouvrement du 11 avril 2014.

Par un arrêt n° 17VE00314 du 9 juillet 2019, la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel formé par la société Fromageries Bel contre ce jugement en tant qu'il a rejeté le surplus de ses conclusions.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 9 septembre et 6 décembre 2019 et le 29 avril 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Bel anciennement dénommée société Fromageries Bel demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention fiscale conclue le 31 août 1994 entre les Etats-Unis d'Amérique et la France ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Bastien Lignereux, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Baraduc, Duhamel, Rameix, avocat de la société Fromageries Bel ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 13 mai 2020, présentée par la société Bel ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Bel, anciennement dénommée Fromageries Bel, a acquis le 3 janvier 2008 auprès du groupe Unilever la totalité du capital de la SAS Boursin, propriétaire notamment des fonds de commerce de vente des produits Boursin aux Etats-Unis et au Canada, avant de procéder à sa liquidation sans dissolution le 1er juillet 2008, la transmission universelle de patrimoine qui en a résulté étant placée sous le régime de faveur de l'article 210 A du code général des impôts. Cette opération a donné lieu au constat par la société Fromageries Bel d'un mali technique d'un montant de 185 millions d'euros, dont 62,7 millions correspondant aux fonds de commerce américains affectés non au bilan fiscal de l'exploitation française de cette société, mais à celui de sa succursale américaine. A l'issue d'une vérification de comptabilité, l'administration a analysé l'affectation des fonds de commerce américains par la société Fromagerie Bel à sa succursale établie aux Etats-Unis comme une cession ayant pour effet d'entraîner la taxation en France entre les mains de cette société, au titre de l'exercice clos en 2008, de cette somme de 62,7 millions d'euros. La société Bel se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 9 juillet 2019 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel qu'elle a formé contre le jugement du tribunal administratif de Montreuil du 1er décembre 2016 en tant qu'il avait rejeté sa demande de décharge des impositions supplémentaires mises à sa charge par un avis de mise en recouvrement du 11 avril 2014.

Sur l'arrêt en tant qu'il se prononce sur la régularité de la procédure d'imposition :

2. En premier lieu, en jugeant, après avoir relevé qu'il était indiqué dans la réponse aux observations du contribuable que l'inscription des fonds de commerce américains par la société Fromageries Bel à l'actif de sa succursale établie aux Etats-Unis devait être regardée comme une cession imposable en son nom à l'impôt sur les sociétés, que l'administration avait ainsi suffisamment répondu aux observations de la société Fromageries Bel selon lesquelles cette inscription ne saurait faire naître une plus-value imposable en l'absence de variation de l'actif net au bilan de la société, la cour administrative d'appel s'est livrée, sans méconnaître les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 57 du livre des procédures fiscales, à une appréciation souveraine des pièces du dossier, qui est exempte de dénaturation.

3. En second lieu, aux termes de l'article L. 59 C du livre des procédures fiscales : " La commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires prévue à l'article 1651 H du code général des impôts intervient pour les entreprises qui exercent une activité industrielle et commerciale sur les désaccords en matière de bénéfices industriels et commerciaux et de taxes sur le chiffre d'affaires dans les mêmes conditions que celles définies à l'article L. 59 A. " L'article L. 59 A dispose notamment que, dans leurs domaines de compétence, les commissions départementales peuvent, " sans trancher une question de droit, se prononcer sur les faits susceptibles d'être pris en compte pour l'examen de cette question de droit ". Après avoir relevé, par une appréciation souveraine non entachée de dénaturation, que les désaccords opposant la société à l'administration portaient uniquement sur la question de savoir si l'inscription au bilan de la succursale établie aux Etats-Unis de la part du mali technique afférente aux fonds de commerce américains pouvait être regardée comme une cession, sur le caractère dissociable de ces fonds de commerce par rapport aux fonds français et sur les conséquences de la mise en location gérance des premiers, la cour administrative d'appel a pu, sans commettre d'erreur de droit, regarder ces désaccords comme ne soulevant que des questions de droit et en déduire l'incompétence de la commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires.

Sur l'arrêt en tant qu'il se prononce sur le bien-fondé des impositions :

4. Aux termes de l'article 38 du code général des impôts : " 1. (...) le bénéfice imposable est le bénéfice net, déterminé d'après les résultats d'ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises, y compris notamment les cessions d'éléments quelconques de l'actif, soit en cours, soit en fin d'exploitation. / 2. Le bénéfice net est constitué par la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de la période dont les résultats doivent servir de base à l'impôt diminuée des suppléments d'apport et augmentée des prélèvements effectués au cours de cette période par l'exploitant ou par les associés. (...) ". L'article 209 du même code dispose que " (...) les bénéfices passibles de l'impôt sur les sociétés sont déterminés (...) en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France ainsi que de ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions (...) ". Il résulte de ces dispositions combinées que, lorsqu'une société établie en France inscrit au bilan fiscal d'une succursale établie à l'étranger dont les bénéfices ne sont pas pris en compte dans ses bases d'imposition un élément d'actif jusqu'alors affecté à ses exploitations françaises, une telle opération est regardée, pour l'établissement du résultat imposable en France de cette société, comme ayant les effets d'une cession d'élément d'actif.

5. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, ainsi qu'il a été dit, que la société Fromageries Bel, ayant procédé à la liquidation sans dissolution de sa filiale SAS Boursin, a constaté un mali technique dont elle a inscrit une partie, correspondant aux fonds de commerce américains de la société Boursin, à l'actif de sa succursale établie aux Etats-Unis, dont il n'est pas contesté qu'elle constitue un établissement stable. Il résulte de ce qui a été dit au point 4 qu'en jugeant que l'inscription à l'actif de sa succursale d'éléments qui, à l'issue de la transmission universelle de patrimoine placée sous le régime de faveur prévu par l'article 210 A du code général des impôts, étaient affectés à ses exploitations françaises, avait les effets d'une cession faisant naître pour la requérante une plus-value soumise en France à l'impôt sur les sociétés, la cour n'a pas méconnu les articles 38 et 209 du même code.

6. En statuant ainsi, la cour pas davantage méconnu l'article 210 A de ce code qui, s'il dispose en son premier alinéa que " Les plus-values nettes et les profits dégagés sur l'ensemble des éléments d'actif apportés du fait d'une fusion ne sont pas soumis à l'impôt sur les sociétés " et faisait ainsi obstacle à l'imposition immédiate de la plus-value constatée sur les éléments d'actif de la société Boursin lors de la transmission universelle de son patrimoine à son profit, prévoit en revanche, au c de son 3, l'obligation pour la société bénéficiaire de l'opération de " calculer les plus-values réalisées ultérieurement à l'occasion de la cession des immobilisations non amortissables qui lui sont apportées d'après la valeur qu'elles avaient, du point de vue fiscal, dans les écritures de la société absorbée ", ce dont résulte l'imposition de la plus-value litigieuse à raison du transfert ultérieur de ces éléments d'actifs, par les exploitations françaises de la société Fromageries Bel auxquelles ils ont été transmis, à sa succursale établie aux Etats-Unis.

7. En deuxième lieu, aux termes de l'article 7 de la convention fiscale conclue entre la France et les Etats-Unis : " Les bénéfices des entreprises d'un Etat contractant ne sont imposables que dans cet Etat, à moins que l'entreprise n'exerce son activité dans l'autre Etat contractant par l'intermédiaire d'un établissement stable qui y est situé (...) ". L'article 5 de cette convention stipule que l'expression " établissement stable " désigne " une installation fixe d'affaire par l'intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité ".

8. Devant la cour, la société Fromageries Bel soutenait que les fonds de commerce américains de la société Boursin étaient exploités, avant le rachat de cette société en 2008, par l'un de ses établissements, constitutif d'une entreprise exploitée hors de France pour l'application de l'article 209 du code général des impôts et d'un établissement stable au sens des stipulations citées ci-dessus, situé aux Etats-Unis au sein de la société Conopco, à laquelle ces fonds étaient donnés en location gérance, si bien qu'à l'occasion du rachat en 2008 de la SAS Boursin ces actifs avaient été transférés directement de cet établissement à la succursale de la société Fromageries Bel établie aux Etats-Unis, sans jamais figurer au bilan français de cette société.

9. Toutefois la cour, après avoir relevé qu'il résultait de l'instruction que les fonds de commerce en cause étaient donnés en location gérance par la société Boursin SAS à une autre société du groupe Unilever, la SA Unilever Bestfoods France, située en France, et que cette dernière les sous-louait à la société Conopco, n'a ni commis d'erreur de droit, ni inexactement qualifié les faits soumis à son examen en se fondant sur ce que la société Conopco exploitait ces fonds avec ses propres moyens matériels, et non avec ceux de la société Boursin, pour juger que la société Boursin n'exploitait aucune entreprise aux Etats-Unis pour l'application de l'article 209 de ce code et n'y détenait pas d'établissement stable au sens des stipulations précitées.

10. Enfin, en jugeant que la plus-value imposable avait à bon droit été évaluée à 62,7 millions d'euros dès lors que la société avait expressément identifié pour ce montant la part correspondant, au sein du mali technique inscrit à son actif, des fonds de commerce américains, la cour, qui n'était pas tenue de répondre à chacun des arguments soulevés devant elle, a suffisamment répondu au moyen contestant ce montant et n'a pas commis d'erreur de droit.

11. Il résulte de tout ce qui précède que la société Bel n'est pas fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.


D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société Bel est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Bel et au ministre de l'action et des comptes publics.


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