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Ariane Web: Conseil d'État 420045, lecture du 10 juillet 2020, ECLI:FR:CECHR:2020:420045.20200710

Décision n° 420045
10 juillet 2020
Conseil d'État

N° 420045
ECLI:FR:CECHR:2020:420045.20200710
Publié au recueil Lebon
7ème - 2ème chambres réunies
M. Yohann Bouquerel, rapporteur
Mme Mireille Le Corre, rapporteur public
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO ; SCP BAUER-VIOLAS, FESCHOTTE-DESBOIS, SEBAGH, avocats


Lecture du vendredi 10 juillet 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Sous le n° 1500940, le département de la Seine-Maritime a demandé au tribunal administratif de Rouen, à titre principal, d'une part, d'annuler les marchés n°s 99-673, 99-677, 99-678, 99-682, 99-685, 99-687, 99-689, 99-690, 99-692 et 99-694 conclus avec le groupement composé de la société Lacroix Signalisation et de la société Normandie Signalisation et, d'autre part, de condamner la société Lacroix Signalisation à lui restituer la somme de 2 630 016,11 euros et à lui verser celle de 407 070,14 euros au titre de l'indisponibilité de la somme précédente ou, à titre subsidiaire, de la condamner à lui verser la somme de 1 932 479,48 euros au titre du surcoût des marchés qu'a entraîné le comportement dolosif de cette société, la condamnation étant assortie dans tous les cas des intérêts au taux légal à compter de la date d'enregistrement de la demande et de leur capitalisation. Par un jugement n° 1500940 du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen a fait droit aux conclusions principales du département, à l'exception de la somme demandée au titre de l'indisponibilité de la somme correspondant à la restitution des marchés.

Sous le n° 1500943, le département de la Seine-Maritime a demandé au tribunal administratif de Rouen, à titre principal, d'une part, d'annuler le marché n° 2006-311 conclu avec la société Lacroix Signalisation, et, d'autre part, de condamner cette dernière à lui restituer la somme de 1 741 563,49 euros et à lui verser celle de 136 251,10 euros au titre de l'indisponibilité de la somme précédente ou, à titre subsidiaire, à lui verser la somme de 954 785,94 euros au titre du surcoût des marchés qu'a entraîné le comportement dolosif de cette société, la condamnation étant assortie dans tous les cas des intérêts au taux légal à compter de la date d'enregistrement de la demande et de leur capitalisation. Par un jugement n° 1500943 du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen a fait droit aux conclusions principales du département, à l'exception de la somme demandée au titre de l'indisponibilité de la somme correspondant à la restitution des marchés.

Sous le n° 1500944, le département de la Seine-Maritime a demandé au tribunal administratif de Rouen, à titre principal, d'une part, d'annuler le marché n° 2003-257 conclu avec la société Lacroix Signalisation et, d'autre part, de condamner cette dernière à lui restituer, à titre principal, la somme de 862 209,41 euros et à lui verser celle de 40 958,69 euros au titre de l'indisponibilité de la somme précédente ou, à titre subsidiaire, à lui verser la somme de 247 888,95 euros au titre du surcoût des marchés qu'a entraîné le comportement dolosif de cette société, la condamnation étant assortie dans tous les cas des intérêts au taux légal à compter de la date d'enregistrement de la demande et de leur capitalisation. Par un jugement n° 1500944 du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen a fait droit aux conclusions principales du département, à l'exception de la somme demandée au titre de l'indisponibilité de la somme correspondant à la restitution des marchés.

Par un arrêt n°s 17DA00561, 7DA00562, 17DA00563 du 22 février 2018, la cour administrative d'appel de Douai a, sur appel de la société Lacroix Signalisation, réformé ces trois jugements en ne faisant droit qu'aux conclusions subsidiaires du département de la Seine-Maritime, à hauteur respectivement des sommes de 1 525 409,34 euros, 818 534,84 euros et 206 930,26 euros et en rejetant le surplus des conclusions des parties.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire complémentaire rectificatif et un nouveau mémoire, enregistrés les 23 avril, 20 juillet, 27 juillet 2018 et le 22 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Lacroix Signalisation demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il fait droit aux conclusions subsidiaires du département et la condamne à l'indemniser de ses préjudices ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à ses conclusions appel ;

3°) de mettre à la charge du département de la Seine-Maritime la somme de 7 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ;
- le code civil ;
- le code de commerce ;
- le code des marchés publics ;
- le code de justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Yohann Bouquerel, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de la société Lacroix Signalisation et à la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, Sebagh, avocat du département de la Seine-Maritime ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de la Seine-Maritime a conclu avec la société Lacroix Signalisation le 2 novembre 1999, le 11 avril 2003 et le 15 mars 2006 des marchés portant sur la fourniture et l'installation de panneaux de signalisation routière verticale. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a condamné huit entreprises, dont la société Lacroix Signalisation, pour s'être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition et le prix des marchés ayant un tel objet. Eu égard à la méconnaissance de l'article L. 420-1 du code de commerce et de l'article 81 du traité instituant la communauté européenne, la société Lacroix Signalisation s'est vu infliger une sanction pécuniaire de 7,72 millions d'euros. Par un arrêt du 29 mars 2012, la cour d'appel de Paris a confirmé la condamnation de la société Lacroix Signalisation. Par une décision du 28 mai 2013, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi en cassation présenté par cette société contre cet arrêt. Par trois jugements du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen, saisi par le département de la Seine-Maritime, a annulé les marchés que ce dernier avait conclus avec la société Lacroix Signalisation en 1999, 2003 et 2006 et a condamné cette société à restituer au département l'intégralité des sommes versées dans le cadre de ces marchés, soit respectivement 2 630 016,11 euros, 1 741 563,49 euros et 862 209,41 euros. Par un arrêt du 22 février 2018, la cour administrative d'appel de Douai a, sur appel de la société Lacroix Signalisation, réformé ces trois jugements en ne faisant droit qu'aux conclusions subsidiaires du département de la Seine-Maritime tendant à obtenir une indemnité pour réparer le surcoût lié aux pratiques anticoncurrentielles de la société Lacroix Signalisation, et elle condamné cette dernière à verser au département les sommes de 1 525 409,34 euros, 818 534,84 euros et 206 930,26 euros, tout en rejetant le surplus des conclusions des parties. La société Lacroix Signalisation se pourvoit en cassation contre cet arrêt en tant qu'il fait droit aux conclusions subsidiaires du département et la condamne à l'indemniser de ses préjudices. Par la voie du pourvoi incident, le département de la Seine-Maritime conclut à l'annulation de l'arrêt en tant qu'il a rejeté ses conclusions principales tendant à obtenir la restitution de l'intégralité des sommes versées à l'occasion des marchés conclus en 1999, 2003 et 2006 avec la société Lacroix Signalisation.

2. Lorsqu'une personne publique est victime, de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d'un dol ayant vicié son consentement, elle peut saisir le juge administratif, alternativement ou cumulativement, d'une part, de conclusions tendant à ce que celui-ci prononce l'annulation du marché litigieux et tire les conséquences financières de sa disparition rétroactive, et, d'autre part, de conclusions tendant à la condamnation du cocontractant, au titre de sa responsabilité quasi-délictuelle, à réparer les préjudices subis en raison de son comportement fautif.

3. En cas d'annulation du contrat en raison d'une pratique anticoncurrentielle imputable au cocontractant, ce dernier doit restituer les sommes que lui a versées la personne publique mais peut prétendre en contrepartie, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement des dépenses qu'il a engagées et qui ont été utiles à celle-ci, à l'exclusion, par suite, de toute marge bénéficiaire. Si, en cas d'annulation du contrat, la personne publique ne saurait obtenir, sur le terrain quasi-délictuel, la réparation du préjudice lié au surcoût qu'ont impliqué les pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime, dès lors que cette annulation entraîne par elle-même l'obligation pour le cocontractant de restituer à la personne publique toutes les dépenses qui ne lui ont pas été utiles, elle peut, en revanche, demander la réparation des autres préjudices que lui aurait causés le comportement du cocontractant.

4. Il ressort des termes mêmes de l'arrêt attaqué que la cour, après avoir confirmé l'annulation des marchés litigieux par le tribunal administratif, compte tenu du vice affectant le consentement du département de la Seine-Maritime et résultant des pratiques anticoncurrentielles de la société Lacroix Signalisation, a jugé, pour rejeter les conclusions principales du département tendant à la restitution des sommes versées, que cette annulation impliquait seulement que soient réparés, sur le terrain quasi-délictuel, les préjudices subis par le département du fait des agissements dolosifs de la société. Il résulte de ce qui a été dit au point 3 qu'elle a ainsi entaché son arrêt d'erreur de droit.

5. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il besoin d'examiner les autres moyens des pourvois, que le département de la Seine-Maritime est fondé à demander, dans le cadre de son pourvoi incident, l'annulation de l'arrêt attaqué en tant qu'il rejette ses conclusions principales tendant à la restitution des sommes versées à la société Lacroix Signalisation. Il n'y a pas lieu, par voie de conséquence, de statuer sur les conclusions du pourvoi de la société Lacroix Signalisation, désormais dénommée Lacroix City Saint Herblain, tendant à l'annulation de l'arrêt en tant qu'il fait droit aux conclusions subsidiaires du département et la condamne à l'indemniser de ses préjudices.

6. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge du département de la Seine-Maritime qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Lacroix City Saint Herblain, la somme de 3 000 euros à verser à ce département au titre des mêmes dispositions.




D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 22 février 2018 de la cour administrative de Douai est annulé, en tant qu'il statue sur les conséquences financières de l'annulation des marchés conclus entre le département de la Seine-Maritime et la société Lacroix Signalisation.
Article 2 : L'affaire est renvoyée dans cette mesure à la cour administrative d'appel de Douai.
Article 3 : La société Lacroix City Saint Herblain versera au département de la Seine-Maritime une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Les conclusions présentées au même titre par la société Lacroix City Saint Herblain sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Lacroix City Saint Herblain et au département de la Seine-Maritime.


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