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Ariane Web: Conseil d'État 444793, lecture du 25 septembre 2020, ECLI:FR:CEORD:2020:444793.20200925

Décision n° 444793
25 septembre 2020
Conseil d'État

N° 444793
ECLI:FR:CEORD:2020:444793.20200925
Inédit au recueil Lebon

SCP SPINOSI, SUREAU, avocats


Lecture du vendredi 25 septembre 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS





Vu la procédure suivante :

L'association Secours catholique - Caritas France, l'association Médecins du monde, la Fédération des acteurs de la solidarité, l'Auberge des migrants, l'association Utopia 56, l'association Help Refugees Prism the Gift Fund, la fondation Abbé A..., Emmaüs France, la Ligue des droits de l'Homme, la Cimade, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'ordonner la suspension de l'exécution de l'arrêté du 10 septembre 2020 par lequel le préfet du Pas-de-Calais a interdit toute distribution gratuite de boissons et denrées alimentaires en certains lieux du centre-ville de la commune de Calais en prévention des risques sanitaires et des troubles à l'ordre public. Par une ordonnance n° 2006511 du 22 septembre 2020, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rejeté leur demande.

Par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 22 et 25 septembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Secours catholique - Caritas France, l'association Médecins du monde, la Fédération des acteurs de la solidarité, l'Auberge des migrants, l'association Utopia 56, l'association Help Refugees Prism the Gift Fund, la fondation Abbé A..., Emmaüs France, la Ligue des droits de l'Homme, la Cimade, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) de faire droit à leur demande de première instance ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.





Ils soutiennent que :
- s'agissant de l'urgence, l'ordonnance attaquée est entachée d'une dénaturation des pièces du dossier et d'une erreur de droit, tenant, d'une part, à l'impact de l'arrêté contesté sur les migrants compte tenu notamment de l'éloignement des distributions assurées par l'Etat, et d'autre part, à l'atteinte directe et autonome portée à la liberté d'aider autrui dans un but humanitaire, notamment en raison des sanctions encourues, de l'effet dissuasif du dispositif et de son application au-delà de son périmètre ;
- s'agissant de la seconde condition prévue par l'article L. 521-2 du code de justice administrative, l'arrêté contesté porte une atteinte grave et manifestement illégale à la dignité de la personne humaine, à la liberté d'aider autrui dans un but humanitaire, à la liberté d'aller et venir, à la liberté de réunion et à la liberté d'association, eu égard, en premier lieu, à sa portée très ample quant aux modalités de distributions concernées, à la zone géographique couverte et à l'objectif poursuivi d'éloignement du centre-ville des migrants, en deuxième lieu, à la précarité croissante des migrants ainsi qu'à l'insuffisance quantitative et géographique des distributions assurées par l'Etat, en troisième lieu, à son caractère ni justifié ni proportionné compte tenu des sanctions encourues, de l'impératif de protection de la dignité et de l'absence de justifications en matière de troubles à l'ordre public et de salubrité publique, y compris au regard de l'épidémie de covid-19.


La Défenseure des droits a produit des observations, en application de l'article 33 de la loi du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, enregistrées le 25 septembre 2020.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de justice administrative ;





Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 511-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n'est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais. ". Aux termes de l'article L. 521-2 du même code: " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ". Enfin, en vertu de l'article L. 522-3 du même code, le juge des référés peut, par une ordonnance motivée, rejeter une requête sans instruction ni audience notamment lorsque la condition d'urgence n'est pas remplie.

2. Il résulte de l'instruction diligentée par le juge des référés du tribunal administratif de Lille que le territoire de la commune de Calais, qui a compté jusqu'à 6 000 personnes migrantes lorsque le terrain couramment dénommé " la Lande " a été évacué, en accueille actuellement entre 1 000 et 1 500. Environ 80 % de cette population vit à l'est de l'agglomération, dans les secteurs dits Virval et BMX où l'Etat, d'une part, a mis en place, suite à une injonction prononcée par une ordonnance du 26 juin 2017 du juge des référés du tribunal administratif, des points d'eau ainsi que des toilettes, et procède, par l'intermédiaire de l'association La vie active, à des distributions de boissons et de nourriture. Depuis le milieu de l'été 2020, une forte augmentation du nombre de campements de fortune a été constatée dans le centre-ville lui-même, notamment sur les parkings et les quais situés à l'est et au sud de celui-ci, pour un total s'élevant désormais à plusieurs centaines de personnes. Estimant que les besoins des migrants n'étaient pas couverts au plus près de ces derniers lieux, certaines associations y ont mis en place des distributions quotidiennes de repas et de boissons. Le 8 septembre 2020, le préfet du Pas-de-Calais a mis en demeure le maire de la commune de prendre les mesures de police générale destinées à faire cesser les troubles qu'il estime occasionnés par ces distributions à l'ordre public, notamment en matière de salubrité, en particulier dans le contexte de l'épidémie de covid-19. Par un courrier du 10 septembre, le maire lui a répondu qu'il revenait à l'Etat de faire respecter l'ordonnance précitée en tant qu'elle indique que les associations ne doivent pas procéder à des distributions de repas dans d'autres lieux que ceux qui avaient été mentionnés dans une précédente ordonnance du 22 mars 2017 suspendant des interdictions de distribuer des repas dans la zone industrielle des Dunes et le Bois Dubrulle, où de nombreux migrants étaient alors installés. Le 10 septembre 2020 également, par un arrêté pris dans le cadre de son pouvoir de substitution, le préfet a interdit toute distribution gratuite de boissons et denrées alimentaires dans vingt-et-un rues, places, quais et ponts situés à l'est et au sud du centre-ville de Calais, pour la période comprise entre le 11 et le 30 septembre 2020. Neuf associations, une fondation et deux syndicats ont demandé au juge des référés de suspendre l'exécution de cet arrêté au regard des atteintes graves et manifestement illégales que son application porterait à plusieurs libertés fondamentales dont, pour les personnes migrantes, leur dignité et, pour les associations, la liberté d'aider autrui dans un but humanitaire, qui découle, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, du principe de fraternité. Les requérants relèvent appel de l'ordonnance du 22 septembre 2020 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rejeté leur demande.

3. La circonstance qu'une atteinte à une liberté fondamentale, portée par une mesure administrative, serait avérée n'est pas de nature à caractériser l'existence d'une situation d'urgence justifiant l'intervention du juge des référés dans le très bref délai prévu par les dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. Il appartient au juge des référés d'apprécier, au vu des éléments que lui soumet le requérant comme de l'ensemble des circonstances de l'espèce, si la condition d'urgence particulière requise par l'article L. 521-2 est satisfaite, en prenant en compte la situation du requérant et les intérêts qu'il entend défendre mais aussi l'intérêt public qui s'attache à l'exécution des mesures prises par l'administration.

4. Pour écarter, en l'espèce, la condition d'urgence particulière prévue par l'article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif a estimé, en premier lieu, qu'il ne résultait pas de l'instruction que l'offre proposée par l'association La vie active, dans les secteurs dits Virval et BMX, et révisée à la hausse depuis le début du mois de septembre 2020 serait insuffisante ou inadaptée pour faire face à l'augmentation du nombre de personnes en situation de précarité présentes sur le territoire de la commune de Calais. Si les requérants produisent en appel le communiqué de presse rendant compte de la visite à Calais de la Défenseure des droits les 22 et 23 septembre 2020, il y est seulement relevé, s'agissant de ces distributions de repas, conformément d'ailleurs aux observations présentées par cette autorité dans la présente instance, d'une part, que leurs horaires sont variables et pas toujours respectés et d'autre part que les sites sont éloignés de certains lieux de vie, ce qui conduit certaines personnes à ne pas pouvoir manger tous les jours. S'agissant par ailleurs de l'utilisation des points d'eau pour se désaltérer, les requérants n'apportent en appel aucun élément de nature à écarter l'appréciation portée par le juge des référés du tribunal administratif sur la possibilité d'accéder à ceux qui sont mis à disposition sur le site dit des Huttes, qui est plus proche du centre-ville.

5. Le juge des référés du tribunal administratif a, en deuxième lieu, et contrairement, à ce que soutiennent les requérants, recherché si la situation des quelques 20% de migrants qui sont désormais installés dans le centre-ville est constitutive d'une atteinte à leur dignité. Dès lors que ces personnes peuvent non seulement accéder aux distributions organisées sur les sites mentionnés au point 2, qui sont il est vrai distants de plus de 3 kilomètres du centre-ville, mais également à celles dont il est constant, à ce jour, que les associations continuent de procéder à leur attention, en dehors du périmètre couvert par l'arrêté litigieux, à quelques centaines de mètres seulement du centre, les requérants ne sont pas fondés à se plaindre de ce que le premier juge a écarté leur argumentation tirée de ce que l'exécution de l'arrêté litigieux entraînerait, pour les intéressés, des conditions de vie justifiant à bref délai l'intervention de la suspension demandée.

6. S'agissant, en troisième et dernier lieu, des intérêts défendus par les requérants à l'égard des associations elles-mêmes, il ne résulte pas de l'instruction que l'interdiction litigieuse les priverait, ainsi que l'a relevé l'ordonnance attaquée, de la possibilité d'exercer leur mission d'assistance aux plus démunis dès lors qu'elles conservent la faculté, dont elles usent effectivement, de distribuer gratuitement des denrées alimentaires et des boissons dans tout le reste du territoire communal, y compris à proximité immédiate du périmètre couvert par l'arrêté. La circonstance regrettable, ressortant des témoignages produits en appel et selon laquelle les activités précitées sont régulièrement perturbées par une application de l'arrêté allant au-delà du périmètre qu'il prévoit conduit à préciser que la liste de lieux annexée à l'arrêté a un caractère strictement limitatif mais ne justifie pas de l'urgence à prononcer la suspension demandée.

7. Il suit de là, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la seconde condition prévue par l'article L. 521-2 du code de justice administrative et notamment sur le caractère justifié et proportionné de la mesure contestée, que c'est à bon droit que le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rejeté la demande de l'association Secours catholique - Caritas France et des autres requérants. Par suite, il y a lieu de rejeter leur requête, y compris les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, selon la procédure prévue à l'article L. 522-3 du même code.



O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de l'association Secours catholique - Caritas France et autres est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association Secours catholique - Caritas France, première requérante dénommée.
Copie en sera adressée au ministre de l'intérieur, au ministre des solidarités et de la santé et à la Défenseure des droits.