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Ariane Web: Conseil d'État 440286, lecture du 30 décembre 2020, ECLI:FR:CECHS:2020:440286.20201230

Décision n° 440286
30 décembre 2020
Conseil d'État

N° 440286
ECLI:FR:CECHS:2020:440286.20201230
Inédit au recueil Lebon
1ère chambre
M. Damien Pons, rapporteur
M. Vincent Villette, rapporteur public


Lecture du mercredi 30 décembre 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 27 avril, 25 août et 25 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le syndicat national Solidaires Finances publiques demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'ordonnance n° 2020-430 du 15 avril 2020 relative à la prise de jours de réduction du temps de travail ou de congés dans la fonction publique de l'Etat et la fonction publique territoriale au titre de la période d'urgence sanitaire ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;
- la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 ;
- le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Damien Pons, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Vincent Villette, rapporteur public ;



Considérant ce qui suit :

1. L'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la maladie à coronavirus 2019 ou covid-19 et particulièrement contagieux, et sa propagation sur le territoire français à compter du début de l'année 2020 ont conduit les pouvoirs publics à prendre diverses mesures de lutte contre l'épidémie. Par un décret du 16 mars 2020 motivé par les circonstances exceptionnelles découlant de l'épidémie de covid-19, le Premier ministre a interdit, à compter du lendemain midi, le déplacement de toute personne hors de son domicile, sous réserve d'exceptions limitativement énumérées et devant être dûment justifiées. Dans le même temps, l'activité de nombreuses administrations a été réduite aux missions les plus essentielles dans le cadre de la mise en oeuvre de plans de continuité d'activité, les agents dont la présence sur leur lieu de travail n'était pas nécessaire à cette fin étant invités à télétravailler ou, en cas d'impossibilité, placés en autorisation spéciale d'absence. Par l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, a été déclaré l'état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois sur l'ensemble du territoire national.

2. Le syndicat national Solidaires Finances publiques demande l'annulation pour excès de pouvoir de l'ordonnance du 15 avril 2020 relative à la prise de jours de réduction du temps de travail ou de congés dans la fonction publique de l'Etat et la fonction publique territoriale au titre de la période d'urgence sanitaire, prise sur le fondement de l'article 11 de la même loi du 23 mars 2020.

Sur la loi d'habilitation et la portée de l'ordonnance attaquée :

3. Par le I de l'article 11 de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, le Gouvernement a été habilité à prendre par ordonnance, dans les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution, " toute mesure, pouvant entrer en vigueur, si nécessaire, à compter du 12 mars 2020, relevant du domaine de la loi (...) : / 1° Afin de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l'épidémie de covid-19 et aux conséquences des mesures prises pour limiter cette propagation, et notamment afin de prévenir et limiter la cessation d'activité des personnes physiques et morales exerçant une activité économique et des associations ainsi que ses incidences sur l'emploi (...) / b) En matière de droit du travail, de droit de la sécurité sociale et de droit de la fonction publique ayant pour objet : / (...) - de permettre à tout employeur d'imposer ou de modifier unilatéralement les dates des jours de réduction du temps de travail, des jours de repos prévus par les conventions de forfait et des jours de repos affectés sur le compte épargne temps du salarié, en dérogeant aux délais de prévenance et aux modalités d'utilisation définis au livre Ier de la troisième partie du code du travail, par les conventions et accords collectifs ainsi que par le statut général de la fonction publique (...) ". Cette habilitation, d'une durée de trois mois, est arrivée à son terme le 23 juin 2020.

4. L'article 1er de l'ordonnance attaquée prévoit que les fonctionnaires et agents contractuels de droit public de la fonction publique de l'Etat, les personnels ouvriers de l'Etat ainsi que les magistrats de l'ordre judiciaire en autorisation spéciale d'absence entre le 16 mars 2020 et le terme de l'état d'urgence sanitaire déclaré par la loi du 23 mars 2020 ou, si elle est antérieure, la date de reprise par l'agent de son service dans des conditions normales, prennent dix jours de réduction du temps de travail ou de congés annuels, dont cinq jours de réduction du temps de travail au cours d'une première période allant du 16 mars au 16 avril 2020 et cinq autres jours de réduction du temps de travail ou de congés annuels au cours d'une seconde période allant du 17 avril 2020 au terme de l'état d'urgence sanitaire ou à la date, si elle est antérieure, de reprise du service dans des conditions normales. Il précise que s'ils ne disposent pas de cinq jours de réduction du temps de travail pouvant être pris au cours de la première période, ces jours sont complétés à due concurrence par la prise d'un ou plusieurs jours de congés au cours de la seconde période, dans la limite totale de six jours de congés annuels au titre des deux périodes. Son article 2 prévoit que le chef de service peut, pour tenir compte des nécessités de service, imposer aux mêmes catégories d'agents, lorsqu'ils sont " en télétravail ou assimilé " au cours de la seconde période, de prendre cinq jours de réduction du temps de travail ou, à défaut, de congés annuels au cours de cette période. Son article 4 prévoit une proratisation en fonction du nombre de jours accomplis en autorisation spéciale d'absence et " en télétravail ou assimilé ". Son article 5 donne au chef de service la possibilité de réduire le nombre de jours de réduction du temps de travail ou de congés annuels imposés au titre des articles 1er et 2 pour tenir compte du nombre de jours pendant lesquels la personne a été placée en congés de maladie pendant la période considérée. Enfin, son article 7 prévoit que ses dispositions peuvent être appliquées aux agents publics relevant de la loi du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, par décision de l'autorité territoriale, dans les conditions définies par celle-ci.

Sur la légalité externe de l'ordonnance :

5. En premier lieu, l'habilitation donnée au Gouvernement par la loi du 23 mars 2020 ne porte que sur les jours de réduction du temps de travail, les jours de repos prévus par les conventions de forfait et les jours de repos affectés sur le compte épargne-temps, et non sur les jours de congés annuels. Toutefois, s'il appartient au seul législateur d'instituer les différents droits à congés des fonctionnaires civils et militaires de l'Etat, comme des collectivités territoriales, les dispositions de l'ordonnance attaquée relatives aux congés annuels, qui n'ont pas de caractère rétroactif, ne dérogent à aucune disposition législative et ne fixent pas une règle relative au statut des magistrats ou aux garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires ou touchant aux principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources, au sens de l'article 34 de la Constitution. Par suite, la circonstance que ces dispositions excèdent l'étendue de l'habilitation consentie par le législateur est sans incidence sur la compétence du Gouvernement pour les adopter.

6. En deuxième lieu, l'article 38 de la Constitution prévoit que les ordonnances sont prises en Conseil des ministres après avis du Conseil d'Etat. Si le projet d'ordonnance n'a pas été porté à l'ordre du jour de l'assemblée générale du Conseil d'Etat mais seulement soumis à sa section de l'administration, il ressort des pièces versées au dossier par le Premier ministre que le vice-président du Conseil d'Etat l'a dispensé d'examen par cette assemblée générale, ainsi que le permet l'article R. 123-20 du code de justice administrative, au terme d'une évaluation de sa difficulté qui relève de sa seule appréciation. Par suite, le moyen tiré de ce que les règles qui gouvernent l'examen des projets d'ordonnance par le Conseil d'Etat auraient été méconnues doit être écarté.

7. En dernier lieu, aux termes du II de l'article 11 de la loi du 23 mars 2020 : " Les projets d'ordonnance pris sur le fondement du présent article sont dispensés de toute consultation obligatoire prévue par une disposition législative ou réglementaire ". Il en résulte que l'ordonnance attaquée n'avait pas à être soumise pour avis au conseil commun de la fonction publique en application de l'article 9 ter de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, ni pour celles de ses dispositions relatives aux jours de réduction du temps de travail, ni pour celles relatives aux jours de congés annuels, applicables à défaut d'un nombre suffisant de jours de réduction du temps de travail, de façon à assurer un traitement équitable entre agents publics, qui présentent ainsi un lien étroit avec les précédentes.

Sur la légalité interne de l'ordonnance :

8. En premier lieu, l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, impose au législateur, comme au Gouvernement agissant par voie d'ordonnance, d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques. L'article 2 de l'ordonnance attaquée prévoit qu'afin de tenir compte des nécessités de service, le chef de service peut imposer aux agents " en télétravail ou assimilé " entre le 17 avril 2020 et le terme de l'état d'urgence sanitaire ou, si elle est antérieure, la date de reprise de l'agent dans des conditions normales, de prendre cinq jours de réduction du temps de travail ou, à défaut, de congés annuels au cours de cette période. Il précise alors les dates des jours de réduction du temps de travail ou de congés annuels en respectant un délai de prévenance d'au moins un jour franc. Si d'autres dispositions réglementaires régissent également les conditions dans lesquelles les congés annuels peuvent être pris, les dispositions ainsi adoptées ne sont ni imprécises ni équivoques. Le moyen tiré de la méconnaissance de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité doit, par suite, être écarté.

9. En deuxième lieu, aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ".

10. L'ordonnance attaquée ne modifie pas le nombre de jours de réduction du temps de travail et de congés annuels auxquels ont droit les agents concernés. D'une part, la seule circonstance qu'il leur est imposé de prendre des congés à des dates qu'ils n'ont pas choisies ne caractérise pas une atteinte à un bien au sens des stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. D'autre part, le décompte rétroactif de cinq jours de réduction du temps de travail en lieu et place de jours au cours desquels les agents bénéficiaient d'autorisations spéciales d'absence ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens. Le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit, dès lors, être écarté.

11. En troisième lieu, l'article 11 de la loi du 23 mars 2020 habilitait le Gouvernement à prendre des mesures " pouvant entrer en vigueur, si nécessaire, à compter du 12 mars 2020 ". L'article 1er de l'ordonnance attaquée prévoit ainsi que cinq jours de réduction du temps de travail sont imposés au titre de la période allant du 16 mars au 16 avril 2020. Cette mesure rétroactive ne concerne que les agents en autorisation spéciale d'absence, qui ont été déchargés de leurs obligations de service au cours de la période considérée tout en continuant à percevoir leur rémunération. Elle permet d'assurer un même traitement des agents sur toute la période d'état d'urgence sanitaire, alors que des incertitudes pesaient sur la date de reprise d'activité dans des conditions normales. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance, par l'article 1er de l'ordonnance attaquée, du principe de non-rétroactivité des actes administratifs ne peut qu'être écarté.

12. En dernier lieu, si le syndicat requérant invoque la méconnaissance du principe d'égalité, d'une part, les différences faites par l'ordonnance attaquée, tout d'abord, entre les agents en autorisation spéciale d'absence et ceux qui ne le sont pas, ensuite, entre les agents en télétravail et ceux présents sur leur lieu de travail et, enfin, à raison du nombre de jours de réduction du temps de travail dont disposent les agents, sont en rapport direct avec l'objectif poursuivi, consistant à adapter le calendrier des congés des agents aux conditions dans lesquelles ils ont exercé leurs fonctions au cours de la période d'état d'urgence sanitaire, et ne sont pas manifestement disproportionnées avec les différences de situation susceptibles de les justifier. D'autre part, le principe d'égalité n'imposait pas au pouvoir réglementaire de soumettre les agents en télétravail à des régimes différents selon le motif et les conditions de ce télétravail. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance de ce principe général du droit doit être écarté.

13. Il résulte de tout ce qui précède que le syndicat national Solidaires Finances publiques n'est pas fondé à demander l'annulation de l'ordonnance qu'il attaque.

Sur les frais liés au litige :

14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.



D E C I D E :
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Article 1er : La requête du syndicat national Solidaires Finances publiques est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée au syndicat national Solidaires Finances publiques, au Premier ministre et à la ministre de la transformation et de la fonction publiques.