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Décision n° 449759
3 mars 2021
Conseil d'État

N° 449759
ECLI:FR:CEORD:2021:449759.20210303
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
SCP BORE, SALVE DE BRUNETON, MEGRET, avocats


Lecture du mercredi 3 mars 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 16 et 23 février 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme E... B..., veuve D..., Mme F... D..., M. G... D... et Mme C... D... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution des recommandations du ministère des solidarités et de la santé des 19 et 24 janvier 2021 portant adaptation des mesures de protection dans les établissements médicaux sociaux et unités de soins de longue durée (USLD) accueillant des personnes à risque face à la propagation de nouvelles variantes du SARS-COV-2 et de la recommandation du ministère des solidarités et de la santé du 28 janvier 2021 portant adaptation des mesures de protection dans les établissements médico-sociaux et dans les USLD accueillant des personnes âgées et dans les USLD face à la propagation de nouvelles variantes du SARS-COV-2 en tant qu'elles interdisent, de manière générale et absolue, à tous les résidents des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), qu'ils soient vaccinés ou non, d'en sortir ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Ils soutiennent que :
- leur requête est recevable dès lors que les recommandations, qui ont des effets notables sur la situation des résidents des EHPAD, présentent un caractère impératif ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, d'une part, les mesures litigieuses ont affecté et continuent d'affecter la liberté d'aller et venir des résidents des EHPAD, ce qui dégrade considérablement leur état de santé psychologique et physique et ne saurait être compensé par les visites de proches eu égard aux conditions drastiques qui encadrent celles-ci et, d'autre part, de telles mesures d'enfermement, qui s'appliquent de manière indifférenciée aux résidents sans distinguer selon qu'ils sont vaccinés ou non, ne sont pas justifiées par la situation sanitaire actuelle ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'aller et venir ;
- les dispositions litigieuses sont illégales dès lors que, d'une part, elles interdisent de manière générale et absolue toute sortie des résidents des EHPAD sans distinguer selon qu'ils sont vaccinés ou non, alors même que les vaccins qui sont administrés dans les EHPAD sont pleinement efficaces à l'encontre du variant anglais et font obstacle au développement de toute forme grave de la Covid-19 même à l'égard du variant sud-africain et, d'autre part, elles ne sont ni nécessaires ni adaptées ni proportionnées aux exigences actuelles de lutte contre l'épidémie de Covid-19 dès lors que, au 13 février 2021, plus de 78,8 % des résidents d'EHPAD ont reçu leur première injection, laquelle est d'ailleurs suffisante s'ils ont précédemment contracté le virus de la Covid-19.

Par un mémoire en défense, enregistré le 22 février 2021, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et qu'il n'est porté aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

La requête a été communiquée au Premier ministre qui n'a pas produit d'observations.

Vu les deux nouveaux mémoires, enregistrés les 25 et 26 février 2021, présentés par le ministre des solidarités et de la santé ;

Vu le nouveau mémoire, enregistré le 26 février 2021, présenté par Mme B... et autres ;


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- le code de l'action sociale et des familles ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2020-1379 du 14 novembre 2020 ;
- la loi n° 2021-160 du 15 février 2021 ;
- le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, Mme B... et autres, et d'autre part, le ministre des solidarités et de la santé ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 24 février 2021, à 11 heures :

- Me Boré, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de Mme B... et autres ;

- les représentants du ministre des solidarités et de la santé ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a prolongé l'instruction jusqu'au 26 février à 20 heures.


Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du même code : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

Sur le cadre du litige :

2. L'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la maladie à coronavirus 2019 ou Covid-19 et particulièrement contagieux, a été qualifiée d'urgence de santé publique de portée internationale par l'Organisation mondiale de la santé le 30 janvier 2020, puis de pandémie le 11 mars 2020. La propagation du virus sur le territoire français a conduit les autorités compétentes à prendre diverses mesures destinées à réduire les risques de contagion. En raison d'une nouvelle progression de l'épidémie, le Président de la République a pris le 14 octobre dernier, sur le fondement des articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, un décret déclarant l'état d'urgence sanitaire à compter du 17 octobre sur l'ensemble du territoire national. Le Premier ministre a prescrit, sur le fondement de l'article L. 3131-15 du même code les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie par des décrets des 16 et 29 octobre 2020. Une loi du 15 février 2021 a prorogé cet état d'urgence jusqu'au 1er juin 2021.

3. Selon l'article L. 311-3 du code de l'action sociale et des familles " A...'exercice des droits et libertés individuels est garanti à toute personne prise en charge par des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Dans le respect des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, lui sont assurés : 1° Le respect de sa dignité, de son intégrité, de sa vie privée, de son intimité, de sa sécurité et de son droit à aller et venir librement ;(...) "

Sur la demande en référé :

4. Le ministère des solidarités et de la santé diffuse à l'attention des établissements médico-sociaux hébergeant des personnes âgées, en particulier les établissements d'hébergement des personnes âgées dépendantes (EHPAD) des " recommandations " relatives aux mesures de protection à adopter à l'égard des résidents de ces établissements, de leurs proches et des professionnels de santé et équipes soignantes qui y interviennent. Dans la période récente, ont ainsi été diffusées sur le site du ministère des fiches relatives à " l'adaptation des mesures de protection dans les établissements médico-sociaux et Unités de soins de longue durée accueillant des personnes à risque de forme grave face à la propagation de nouvelles variantes du SARS-COV-2 ".

5. Mme B..., veuve D..., et les autres requérants demandent sur le fondement des dispositions citées ci-dessus de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, la suspension de ces fiches, la dernière étant datée du 28 janvier 2021, en tant qu'elle prévoient que, dans les EHPAD, comme dans tous les établissements médico-sociaux hébergeant des personnes âgées " les sorties dans les familles et pour des activités extérieures sont suspendues temporairement jusqu'à nouvel ordre ".

6. Les requérants font valoir que ces dispositions portent, depuis plusieurs semaines, une atteinte grave à la liberté d'aller et venir des résidents des EHPAD ayant été vaccinés contre le Covid-19, atteinte qui, n'étant ni nécessaire, ni adaptée ni proportionnée aux exigences de la lutte contre l'épidémie, est manifestement illégale.

En ce qui concerne l'existence d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale :

7. En premier lieu, ainsi que le souligne l'administration, la sécurité sanitaire des résidents des EHPAD relève, en tout état de cause, de la responsabilité des établissements qui les accueillent en vertu des dispositions citées au point 3 et des dispositions réglementaires relatives au fonctionnement de ces établissements. Il n'est cependant pas sérieusement contestable qu'eu égard tant au contexte dans lequel elle a été prise qu'à sa formulation, la " recommandation " litigieuse, relayée par les Agences Régionales de Santé, qui fait partie d'un ensemble de prescriptions de sécurité destinées aux établissements sociaux et médico-sociaux, est susceptible d'emporter des effets notables sur la liberté d'aller et de venir des résidents de ces établissements et constitue dès lors, au regard de son contenu, une atteinte grave à cette liberté.

8. En second lieu, s'il résulte de l'instruction que la situation sanitaire demeure critique en France, parmi les mesures prises pour lutter contre l'épidémie, une campagne nationale de vaccination a été organisée à partir de la fin décembre 2020. Une instruction interministérielle du 15 décembre 2020 du ministre des solidarités et de la santé et du ministre de l'intérieur a précisé le cadre de mise en oeuvre de la première étape de cette campagne. Elle précise que : " la stratégie nationale de vaccination Covid-19 a pour objectifs principaux de faire baisser la mortalité et les formes graves de la maladie, de protéger les Français et notre système de santé et de garantir la sécurité sanitaire de tous la patients ". Se fondant sur un avis rendu public le 30 novembre 2020 par la Haute autorité de santé, elle définit comme personnes prioritaires pour la vaccination des personnes susceptibles de développer les formes graves de la maladie. La première étape de la campagne de vaccination concerne ainsi, d'une part, les personnes âgées résidant dans les établissements et les hébergements de longue durée et dans les services de long séjour ainsi que dans d'autres lieux d'hébergement et, d'autre part, les professionnels exerçant dans ces établissements et présentant eux même un risque accru de forme grave ou de décès.

9. Il résulte de l'instruction qu'au début du mois de mars, plus de 80 % des résidents des EHPAD et des Unités de soins de longue durée et 43% des soignants avaient reçu au moins une dose de vaccin et environ respectivement plus de 50% des résidents, soit environ 350 000 personnes, et plus de 23 % des soignants, les deux doses requises pour être regardés comme vaccinés. Et, selon les données disponibles, les premiers effets de la vaccination peuvent être constatés avec une diminution du nombre de cas signalés chez les plus de 75 ans et les résidents en EHPAD.

10. L'administration fait néanmoins valoir, d'une part, l'existence d'études récentes invitant à la prudence quant à l'absence de contagiosité des personnes vaccinées, d'autre part, l'incertitude scientifique sur l'immunité conférée par la vaccination en cours à l'égard des variants du virus, enfin la survenue de foyers de contamination de résidents et de personnels dans certains EHPAD où la campagne de vaccination a eu lieu. Dans son avis du 23 janvier 2021, la Haute autorité de santé présente cependant comme une connaissance scientifique acquise à ce stade " la réponse immunologique satisfaisante et une efficacité vaccinale similaire à celle retrouvée chez les personnes les plus jeunes " chez les personnes les plus âgées pour les deux vaccins à ARN Messager en cours d'utilisation. En outre, selon les informations données sur le site du ministère " les vaccins permettent de prévenir lors d'une contamination le développement d'une forme grave de la maladie " et les cas constatés de nouvelles contaminations dans quelques établissements ne concerneraient en réalité que des personnes n'ayant reçu qu'une dose.

11. Au vu de l'ensemble de ces éléments, la prescription d'interdiction de sortie des résidents des EHPAD, qui présente un caractère général et absolu ne peut manifestement pas être regardée comme une mesure nécessaire et adaptée et, ainsi, proportionnée à l'objectif de prévention de la diffusion du virus. En effet, apparaissent désormais compatibles avec la sécurité de l'ensemble des résidents et du personnel de l'établissement, selon la décision du responsable de celui-ci et dans les conditions qu'il définit, notamment des sorties de résidents ayant été vaccinés, ce en fonction de la taille de l'établissement, de la nature de la sortie envisagée, du taux de vaccination des résidents et des personnels ou encore de la proportion constatée des nouveaux variants au niveau départemental ou infra départemental et accompagnées de l'application de mesures de protection renforcée lors du retour dans l'établissement. Par suite, les requérants sont fondés à soutenir que cette prescription qui porte une atteinte grave à la liberté d'aller et venir est manifestement illégale.

En ce qui concerne l'urgence :

12. Le ministre des solidarités et de la santé a saisi le 18 février dernier le Haut Conseil de la Santé publique d'une demande d'avis portant en particulier sur la possibilité et les modalités d'éventuelles sorties des résidents vaccinés des établissements accueillant des personnes âgées, notamment des EHPAD. Toutefois, d'une part, cette saisine ne présage aucune évolution à court terme de la recommandation litigieuse, d'autre part, celle-ci, en vigueur sous différentes formes depuis plusieurs mois, a pour effet, par le confinement qu'elle impose, d'altérer l'état physique et psychologique de nombreux résidents, ainsi que plusieurs études l'ont établi. Par suite la condition d'urgence caractérisée, qui est prévue par les dispositions citées au point 1., doit être regardée comme remplie.

13. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants sont fondés à demander la suspension de la prescription litigieuse.

Sur les frais :

14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative à verser aux consorts D....


O R D O N N E :
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Article 1er : Les recommandations émanant du ministère des solidarités et de la santé relatives à " l'adaptation des mesures de protection dans les établissements médico-sociaux et Unités de soins de longue durée accueillant des personnes à risque de forme grave face à la propagation de nouvelles variantes du SARS-COV-2 " sont suspendues en tant qu'elles prescrivent d'interdire les sorties des résidents des EHPAD.
Article 2 : L'Etat versera la somme de 3 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative à verser aux consorts D....
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme E... B..., veuve D..., première dénommée, pour l'ensemble des requérants, et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée au Premier ministre.