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Ariane Web: Conseil d'État 404651, lecture du 10 mars 2021, ECLI:FR:CECHR:2021:404651.20210310

Décision n° 404651
10 mars 2021
Conseil d'État

N° 404651
ECLI:FR:CECHR:2021:404651.20210310
Inédit au recueil Lebon
3ème - 8ème chambres réunies
Mme Cécile Isidoro, rapporteur
M. Laurent Cytermann, rapporteur public
SCP PIWNICA, MOLINIE, avocats


Lecture du mercredi 10 mars 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 404651, par une décision du 27 juin 2018, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux sur la requête présentée par la société Groupe Lactalis tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2016-1137 du 19 août 2016 relatif à l'indication de l'origine du lait et du lait et des viandes utilisés en tant qu'ingrédient, en tant qu'il concerne le lait et le lait utilisé en tant qu'ingrédient, a sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions suivantes :

1°) L'article 26 du règlement n° 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011, qui prévoit notamment que la Commission présente des rapports au Parlement européen et au Conseil concernant l'indication obligatoire du pays d'origine ou du lieu de provenance pour ce qui concerne le lait et le lait utilisé en tant qu'ingrédient, doit-il être regardé comme ayant expressément harmonisé cette question au sens du 1 de l'article 38 du même règlement et fait-il obstacle à la faculté pour les Etats membres d'adopter des mesures exigeant des mentions obligatoires complémentaires sur le fondement de l'article 39 de ce règlement '

2°) Dans le cas où les mesures nationales seraient justifiées par la protection des consommateurs au regard du 1 de l'article 39, les deux critères prévus au 2 de cet article s'agissant, d'une part, du lien avéré entre certaines propriétés de la denrée et son origine ou sa provenance et, d'autre part, la preuve que la majorité des consommateurs attache une importante significative à cette information doivent-ils être lus de façon combinée et, notamment, l'appréciation du lien avéré peut-elle être fondée sur des éléments seulement subjectifs tenant à l'importance de l'association que les consommateurs peuvent majoritairement faire entre les propriétés d'une denrée et son origine ou sa provenance '

3°) Dans la mesure où les propriétés de la denrée paraissent pouvoir s'entendre de tous les éléments qui participent de la qualité de la denrée, les considérations liées à la capacité de résistance de la denrée aux transports et aux risques de son altération durant un trajet peuvent-elles intervenir pour apprécier l'existence d'un lien avéré entre certaines propriétés de la denrée et son origine ou sa provenance pour l'application du 2 de l'article 39 '

4°) L'appréciation des conditions posées à l'article 39 suppose-t-elle de regarder les propriétés d'une denrée comme étant uniques du fait de son origine ou de sa provenance ou comme étant garanties du fait de cette origine ou de cette provenance et, dans ce dernier cas, nonobstant l'harmonisation des normes sanitaires et environnementales applicables au sein de l'Union européenne, la mention de l'origine ou de la provenance peut-elle être plus précise qu'une mention sous la forme " UE " ou " hors UE " '

Par un arrêt C-485/18 du 1er octobre 2020, la Cour de justice de l'Union européenne s'est prononcée sur ces questions.

Par un mémoire, enregistré le 13 novembre 2020, la société Groupe Lactalis reprend les conclusions et moyens de ses précédents mémoires.



2° Sous le n° 428432, par une décision du 21 octobre 2019, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a sursis à statuer sur la requête présentée par la société Groupe Lactalis tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2018-1239 du 24 décembre 2018 relatif à l'indication de l'origine du lait et du lait et des viandes utilisés en tant qu'ingrédient, en tant qu'il concerne le lait et le lait utilisé en tant qu'ingrédient, jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions préjudicielles qui lui avaient été transmises par la décision n° 404651 du 27 juin 2018.

....................................................................................


3° Sous le n° 441239, par une requête enregistrée le 17 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Groupe Lactalis demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2020-363 du 27 mars 2020 relatif à l'indication de l'origine du lait et du lait et des viandes utilisés en tant qu'ingrédient ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


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Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- le règlement (UE) n° 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 ;
- le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Cécile Isidoro, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Laurent Cytermann, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société Groupe Lactalis ;



Considérant ce qui suit :

1. Par décret du 19 août 2016, le Premier ministre a rendu obligatoire, à titre expérimental, l'indication de l'origine du lait ainsi que du lait et viandes utilisées en tant qu'ingrédient dans des denrées alimentaires préemballées, pour la période allant du 1er janvier 2017 au 31 décembre 2018. Cette période a été prorogée jusqu'au 31 mars 2020 par le décret du 24 décembre 2018, puis jusqu'au 31 décembre 2021 par le décret du 27 mars 2020. Les requêtes de la société Groupe Lactalis doivent être regardées, au regard des moyens qu'elles soulèvent, comme tendant, sous le n° 404651, à l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 19 août 2016 en tant seulement qu'il concerne le lait ainsi que le lait utilisé en tant qu'ingrédient, et sous les nos 428432 et 441239, à l'annulation pour excès de pouvoir des décrets des 24 décembre 2018 et 27 mars 2020, en tant qu'ils prorogent la période d'expérimentation pour ces seuls produits. Il y a lieu de joindre ces trois requêtes pour statuer par une seule décision.

2. Aux termes de l'article 26 du règlement du 25 octobre 2011 concernant l'information des consommateurs sur les denrées alimentaires : " 2. L'indication du pays d'origine ou du lieu de provenance est obligatoire: / a) dans les cas où son omission serait susceptible d'induire en erreur les consommateurs sur le pays d'origine ou le lieu de provenance réel de la denrée alimentaire, en particulier si les informations jointes à la denrée ou l'étiquette dans son ensemble peuvent laisser penser que la denrée a un pays d'origine ou un lieu de provenance différent; / b) pour la viande relevant des codes de nomenclature combinée (NC) dont la liste figure à l'annexe XI. L'application du présent point est subordonnée à l'adoption des actes d'exécution visés au paragraphe 8. / (...) / 5. Au plus tard le 13 décembre 2014, la Commission présente des rapports au Parlement européen et au Conseil concernant l'indication obligatoire du pays d'origine ou du lieu de provenance pour les denrées suivantes: / a) les types de viande autres que la viande bovine et ceux visés au paragraphe 2, point b); / b) le lait; / c) le lait utilisé comme ingrédient dans les produits laitiers ". Aux termes de l'article 38 du même règlement : " 1. Pour ce qui concerne les questions expressément harmonisées par le présent règlement, les États membres ne peuvent ni adopter ni conserver des mesures nationales, sauf si le droit de l'Union l'autorise. Ces mesures nationales ne peuvent entraver la libre circulation des marchandises, notamment donner lieu à une discrimination à l'encontre de denrées alimentaires provenant d'autres États membres. / 2. Sans préjudice de l'article 39, les États membres peuvent adopter des dispositions nationales concernant des questions qui ne sont pas expressément harmonisées par le présent règlement, pour autant que ces mesures n'aient pas pour effet d'interdire, d'entraver ou de restreindre la libre circulation des marchandises qui sont conformes au présent règlement ". Aux termes de l'article 39 du même règlement: " 1. Outre les mentions obligatoires visées à l'article 9, paragraphe 1, et à l'article 10, les États membres peuvent, conformément à la procédure établie à l'article 45, adopter des mesures exigeant des mentions obligatoires complémentaires, pour des types ou catégories spécifiques de denrées alimentaires, justifiées par au moins une des raisons suivantes : / a) protection de la santé publique ; / b) protection des consommateurs ; / c) répression des tromperies ; / d) protection de la propriété industrielle et commerciale, des indications de provenance ou des appellations d'origine enregistrées, et répression de la concurrence déloyale. / 2. En application du paragraphe 1, les États membres ne peuvent introduire des mesures concernant l'indication obligatoire du pays d'origine ou du lieu de provenance des denrées alimentaires que s'il existe un lien avéré entre certaines propriétés de la denrée et son origine ou sa provenance. Lorsqu'ils communiquent ces mesures à la Commission, les États membres apportent la preuve que la majorité des consommateurs attachent une importance significative à cette information ".

3. Par l'arrêt du 1er octobre 2020 se prononçant sur les questions dont le Conseil d'Etat, statuant au contentieux l'avait saisie à titre préjudiciel, la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article 26 du règlement du 25 octobre 2011 doit être interprété en ce sens que l'indication obligatoire du pays d'origine ou du lieu de provenance du lait et du lait utilisé en tant qu'ingrédient doit être regardée comme étant une " question expressément harmonisée " par ce règlement, au sens de l'article 38, paragraphe 1, de celui-ci, dans les cas où l'omission de cette indication serait susceptible d'induire en erreur les consommateurs, et qu'il ne s'oppose pas à ce que les États membres adoptent des mesures imposant des mentions obligatoires complémentaires, sur le fondement de l'article 39 de ce règlement, à condition que celles-ci soient compatibles avec l'objectif poursuivi par le législateur de l'Union au moyen de l'harmonisation expresse de la question de l'indication obligatoire du pays d'origine ou du lieu de provenance et qu'elles forment un ensemble cohérent avec cette indication.

4. Par le même arrêt, la Cour de justice a également dit pour droit que l'article 39 du règlement doit être interprété en ce sens que, en présence de mesures nationales qui seraient justifiées, au regard du paragraphe 1 de cet article, par la protection des consommateurs, les deux exigences prévues au paragraphe 2 de cet article, à savoir l'existence d'un " lien avéré entre certaines propriétés d'une denrée alimentaire et son origine ou sa provenance ", d'une part, et " la preuve que la majorité des consommateurs attache une importance significative à cette information ", d'autre part, ne doivent pas être appréhendées de façon combinée, de telle sorte que l'existence de ce lien avéré ne peut pas être appréciée en se fondant seulement sur des éléments subjectifs, tenant à l'importance de l'association que les consommateurs peuvent majoritairement faire entre certaines propriétés de la denrée alimentaire concernée et son origine ou sa provenance.

5. Il ressort des pièces du dossier que le ministre de l'agriculture et de l'alimentation, dans les mémoires qui ont été produits tant avant qu'après l'arrêt du 1er octobre 2020 de la Cour de justice de l'Union européenne, a exclusivement justifié les dispositions contestées des décrets attaqués par l'importance que la majorité des consommateurs attachent, d'après des sondages, à l'existence d'une information sur l'origine ou la provenance du lait, compte tenu du lien qui existe, selon eux, entre celles-ci et certaines propriétés de cette denrée alimentaire. Lors de l'audience d'instruction qui s'est tenue le 19 janvier 2018, l'administration a, ainsi, indiqué qu'en dehors de cette approche subjective, il n'y a pas, objectivement, de propriété du lait qui puisse être reliée à son origine géographique, y compris selon que le lait est produit ou non dans un Etat membre de l'Union européenne. Dans ces conditions, les dispositions du décret du 19 août 2016, en tant qu'elles imposent, sous peine de sanction, la mention de l'indication de l'origine pour le lait et le lait utilisé en tant qu'ingrédient, le cas échéant en se bornant à une mention " Origine : UE " ou " Origine : non UE ", méconnaissent l'article 39 du règlement du 25 octobre 2011.

6. Il résulte de ce qui précède que la société Groupe Lactalis est fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 19 août 2016 ainsi que des décrets des 24 décembre 2018 et 27 mars 2020 qui en ont prorogé les effets, en tant que ces décrets portent sur le lait et le lait en tant qu'ingrédient.

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros à verser à la société groupe Lactalis, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : Les décrets des 19 août 2016, 24 décembre 2018 et du 27 mars 2020 relatifs à l'indication de l'origine du lait et du lait et des viandes utilisés en tant qu'ingrédient sont annulés en tant qu'ils portent sur le lait et le lait utilisé en tant qu'ingrédient.
Article 2 : L'Etat versera à la société Groupe Lactalis une somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Groupe Lactalis, au Premier ministre, au ministre de l'économie, des finances et de la relance, au garde des sceaux, ministre de la justice et au ministre de l'agriculture et de l'alimentation.