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Ariane Web: Conseil d'État 450651, lecture du 25 mars 2021, ECLI:FR:CEORD:2021:450651.20210325

Décision n° 450651
25 mars 2021
Conseil d'État

N° 450651
ECLI:FR:CEORD:2021:450651.20210325
Inédit au recueil Lebon

SCP BAUER-VIOLAS, FESCHOTTE-DESBOIS, SEBAGH, avocats


Lecture du jeudi 25 mars 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

I. Mme B... H... et Mme A... H... ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à titre principal, d'annuler l'arrêté du 2 mars 2021 par lequel le préfet du Pas de Calais les a mises en demeure de quitter, dans un délai de 24 heures, les locaux qu'elles occupent au 49, rue du Moulin à Lens et, à titre subsidiaire, de suspendre l'évacuation forcée, dans l'attente de la réalisation d'un diagnostic social et d'une proposition d'hébergement. Par une ordonnance n° 2101595 du 5 mars 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rejeté leur demande.

Sous le n° 450651, par une requête et un mémoire, enregistrés les 12 et 25 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mmes H... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de les admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire ;

2°) d'annuler cette ordonnance ;

3°) de faire droit à leurs conclusions de première instance ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros à verser à la SCP Bauer-Violas Feschotte-Desbois Sebagh, son avocat, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.


Elles soutiennent que :
- le juge des référés de première instance a considéré à tort que l'urgence ne justifiait pas la suspension de l'arrêté litigieux dès lors que, en premier lieu, l'exécution de cet acte les exposerait à un péril grave et imminent, alors qu'un tel péril immédiat ne s'attache pas au retardement des travaux de réhabilitation, en deuxième lieu, elles contestent avoir fait usage de la force pour occuper le logement en cause et, à supposer même que cet usage soit établi, compte tenu des températures très froides et de la situation sanitaire actuelle, il paraîtrait particulièrement excessif de leur opposer les modalités selon lesquelles elles seraient entrées dans les lieux ainsi que l'absence de droit ou titre à s'y trouver et, en dernier lieu, la circonstance selon laquelle elles ne se seraient pas manifestées auprès du service en charge de l'hébergement d'urgence, de sorte qu'il ne serait pas établi qu'elles ne pourraient bénéficier, à très court terme, d'une telle solution d'hébergement, ne fait pas obstacle à la caractérisation de la condition d'urgence ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'absence de proposition d'hébergement aurait des conséquences graves et immédiates compte tenu de leur situation familiale, du contexte sanitaire ainsi que des températures extérieures ;
- l'arrêté litigieux porte une atteinte grave et manifestement illégale au droit au logement, au droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile et au droit au respect de la dignité humaine ;
- il méconnaît l'article 38 de la loi n° 2007-290 du 5 mars 2007, dès lors que le logement en cause était inoccupé et, partant, il ne peut être considéré comme étant le domicile d'autrui ;
- il méconnaît les dispositions de la circulaire interministérielle du 26 août 2012 relative à l'anticipation et à l'accompagnement des opérations d'évacuation des campements illicites, dès lors qu'aucun diagnostic social de la famille n'a été réalisé par les services de la préfecture ;
- il méconnaît l'article 3-1 de la Convention internationale relative aux droits de l'enfant, dès lors que le principe de l'intérêt supérieur des enfants n'a pas été pris en compte.


II. Mme K... J... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à titre principal, d'annuler l'arrêté du 2 mars 2021 par lequel le préfet du Pas de Calais l'a mise en demeure de quitter, dans un délai de 24 heures, les locaux qu'elle occupe au 35, rue du Moulin à Lens et, à titre subsidiaire, de suspendre l'évacuation forcée, dans l'attente de la réalisation d'un diagnostic social et d'une proposition d'hébergement. Par une ordonnance n° 2101598 du 5 mars 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.

Sous le n° 450653, par une requête et un mémoire, enregistrés les 12 et 25 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme J... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire ;

2°) d'annuler cette ordonnance ;

3°) de faire droit à ses conclusions de première instance ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros à verser à la SCP Bauer-Violas Feschotte-Desbois Sebagh, son avocat, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.


Elle soulève les mêmes moyens que la requête n° 450651.


III. Mme I... H... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à titre principal, d'annuler l'arrêté du 2 mars 2021 par lequel le préfet du Pas de Calais l'a mise en demeure de quitter, dans un délai de 24 heures, les locaux qu'elle occupe au 7, rue de l'abbé Vanhove à Lens et, à titre subsidiaire, de suspendre l'évacuation forcée, dans l'attente de la réalisation d'un diagnostic social et d'une proposition d'hébergement. Par une ordonnance n° 2101600 du 5 mars 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.

Sous le n° 450677, par une requête et un mémoire, enregistrés les 12 et 25 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme H... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire ;

2°) d'annuler cette ordonnance ;

3°) de faire droit à ses conclusions de première instance ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros à verser à la SCP Bauer-Violas Feschotte-Desbois Sebagh, son avocat, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.


Elle soulève les mêmes moyens que la requête n° 450651.


IV. Mme N... L... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à titre principal, d'annuler l'arrêté du 2 mars 2021 par lequel le préfet du Pas de Calais l'a mise en demeure de quitter, dans un délai de 24 heures, les locaux qu'elle occupe au 43, rue de l'abbé Vanhove à Lens et, à titre subsidiaire, de suspendre l'évacuation forcée, dans l'attente de la réalisation d'un diagnostic social et d'une proposition d'hébergement. Par une ordonnance n° 2101603 du 5 mars 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.

Sous le n° 450678, par une requête et un mémoire, enregistrés les 12 et 25 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme L... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire ;

2°) d'annuler cette ordonnance ;

3°) de faire droit à ses conclusions de première instance ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros à verser à la SCP Bauer-Violas Feschotte-Desbois Sebagh, son avocat, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.


Elle soulève les mêmes moyens que la requête n° 450651.

Par quatre mémoires en défense, enregistrés le 19 mars 2021 sous les n° 450651, 450653, 450677 et 450678, le ministre de l'intérieur conclut au rejet des requêtes. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et qu'il n'est porté aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées.


Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- l'article 38 de la loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 ;
- le code de justice administrative ;


Les parties ont été informées, sur le fondement de l'article 3 de l'ordonnance n° 2020-1402 du 18 novembre 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions administratives, de ce qu'aucune audience ne se tiendrait et de ce que la clôture de l'instruction serait fixée le jeudi 25 mars à 12 heures.


Considérant ce qui suit :

1. Les requêtes visées ci-dessus présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule ordonnance.

2. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ". Il appartient à toute personne demandant au juge administratif d'ordonner des mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative de justifier des circonstances particulières caractérisant la nécessité pour elle de bénéficier à très bref délai d'une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement de cet article. Il appartient au juge des référés d'apprécier, au vu des éléments que lui soumet le requérant comme de l'ensemble des circonstances de l'espèce, si la condition d'urgence particulière requise par l'article L. 521-2 est satisfaite, en prenant en compte la situation du requérant et les intérêts qu'il entend défendre mais aussi l'intérêt public qui s'attache à l'exécution des mesures prises par l'administration.

3. Aux termes de l'article 38 de la loi du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale : " En cas d'introduction et de maintien dans le domicile d'autrui, qu'il s'agisse ou non de sa résidence principale, à l'aide de manoeuvres, menaces, voies de fait ou de contrainte, la personne dont le domicile est ainsi occupé ou toute personne agissant dans l'intérêt et pour le compte de celle-ci peut demander au préfet de mettre en demeure l'occupant de quitter les lieux, après avoir déposé plainte, fait la preuve que le logement constitue son domicile et fait constater l'occupation illicite par un officier de police judiciaire. / La décision de mise en demeure est prise par le préfet dans un délai de quarante-huit heures à compter de la réception de la demande. Seule la méconnaissance des conditions prévues au premier alinéa ou l'existence d'un motif impérieux d'intérêt général peuvent amener le préfet à ne pas engager la mise en demeure. En cas de refus, les motifs de la décision sont, le cas échéant, communiqués sans délai au demandeur. / La mise en demeure est assortie d'un délai d'exécution qui ne peut être inférieur à vingt-quatre heures. Elle est notifiée aux occupants et publiée sous forme d'affichage en mairie et sur les lieux. Le cas échéant, elle est notifiée à l'auteur de la demande. / Lorsque la mise en demeure de quitter les lieux n'a pas été suivie d'effet dans le délai fixé, le préfet doit procéder sans délai à l'évacuation forcée du logement, sauf opposition de l'auteur de la demande dans le délai fixé pour l'exécution de la mise en demeure. "

4. Par quatre arrêtés du 2 mars 2021 pris sur le fondement de ces dispositions, le préfet du Pas-de-Calais a mis en demeure, respectivement, Mme B... H... et Mme A... H..., Mme K... J..., Mme I... H... et Mme N... L... de quitter dans un délai de 24 heures les locaux qu'elles occupaient chacune dans la commune de Lens. Par quatre ordonnances du 5 mars 2021 rédigées dans les mêmes termes, le juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, a rejeté pour défaut d'urgence les demandes des intéressées tendant, à titre principal, à l'annulation de ces mises en demeure et, à titre subsidiaire, à la suspension de l'évacuation forcée, dans l'attente de la réalisation d'un diagnostic social et d'une proposition d'hébergement.

5. Il résulte de l'instruction et il n'est d'ailleurs pas contesté que vivent dans les quatre locaux qu'il leur ait demandé de quitter, respectivement, Mme B... H..., ses quatre enfants âgés de 6 à 13 ans et sa soeur A... H..., Mme K... J... et ses quatre enfants âgés de 14 à 16 ans, Mme I... H... et ses trois enfants âgés de 7, 10 et 12 ans et, enfin, Mme N... L... et ses deux enfants âgés de 11 et 15 ans. Elles soutiennent sans être utilement contredites sur ce point qu'elles ne disposent en termes de logement d'aucune alternative aux locaux en cause. Elles font valoir que quitter ces locaux leurs ferait courir, ainsi qu'à leurs enfants, un péril immédiat, péril renforcé par la fraîcheur des températures et la situation sanitaire. Contrairement à ce qu'a relevé le juge des référés du tribunal administratif de Lille, la circonstance, que les intéressées contestent qu'elles se seraient introduites par la force dans les locaux en cause, demeure sans incidence sur l'appréciation de l'urgence. Enfin, si le ministre de l'intérieur souligne que les intéressées n'ont pas sollicité d'hébergement d'urgence et soutient que " les intéressées pourront évidemment être prises en charge dans le cadre du dispositif d'hébergement d'urgence, si elles le souhaitent, dès leur sortie des logement occupés ", cette dernière affirmation n'est assortie d'aucune précision permettant d'en apprécier la probabilité de réalisation. Par suite, eu égard au fait que de nombreux enfants mineurs vivent dans ces locaux et bien que le propriétaire, bailleur social, entende commencer immédiatement des travaux de réhabilitation en vue de les louer à des personnes déjà identifiées, la condition d'urgence particulière de l'article L. 521-2 du code de justice administrative doit être regardée comme remplie.

6. Il résulte de l'instruction et il n'est d'ailleurs pas contesté que les quatre locaux d'habitation dont l'évacuation a été demandée par le préfet du Pas-de-Calais étaient vides de tout occupant avant que les requérantes s'y installent avec leurs enfants. Aucun de ces locaux ne pouvaient donc être qualifié de " domicile d'autrui " au sens des dispositions précitées de l'article 38 de la loi du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale. La seule circonstance que le propriétaire des lieux ait déjà choisi les personnes à qui il entend les louer après réhabilitation n'est pas plus de nature à leur conférer cette même qualité. Les quatre mises en demeure prononcées par le préfet le 2 mars dernier sont par suite privées de base légale. Il en résulte que ces quatre arrêtés, en mettant en demeure l'ensemble des habitants de quitter les lieux, ont porté, en l'état de l'instruction, une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit au respect de leur vie privée et familiale comme à l'intérêt supérieur des enfants.

7. Il résulte de tout ce qui précède que les requérantes sont fondées à soutenir que c'est à tort que, par les ordonnances attaquées, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rejeté leurs demandes de suspension. S'il y a ainsi lieu d'annuler ces ordonnances et de prononcer les suspensions demandées, les conclusions tendant à l'annulation des arrêtés du préfet ne sont en revanche pas au nombre de celles dont il appartient au juge des référés de connaître. Enfin, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, d'admettre les requérantes à titre provisoire au bénéfice de l'aide juridictionnelle et de mettre à la charge de l'Etat une somme globale de 3 500 euros à verser à la SCP Bauer-Violas Feschotte-Desbois Sebagh, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.


O R D O N N E :
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Article 1er : Mme B... H... et Mme A... H..., Mme K... J..., Mme I... H... et Mme N... L... sont admises à l'aide juridictionnelle provisoire.
Article 2 : Les ordonnances n° 2101595, 2101598, 2101600 et 2101603 du 5 mars 2021 du juge des référés du tribunal administratif de Lille sont annulées.
Article 3 : L'exécution des quatre arrêtés du 2 mars 2021 du préfet du Pas-de-Calais mettant en demeure les requérantes de quitter leurs logements est suspendue.
Article 4 : Le surplus des conclusions présentées par les requérantes devant le tribunal administratif de Lille est rejeté.
Article 5 : L'Etat versera une somme globale de 3 500 euros à la SCP Bauer-Violas Feschotte-Desbois Sebagh, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Article 6 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme B... H... et Mme A... H..., à Mme K... J..., à Mme I... H..., à Mme N... L... ainsi qu'au ministre de l'intérieur.