Base de jurisprudence

Ariane Web: Conseil d'État 450638, lecture du 31 mars 2021, ECLI:FR:CEORD:2021:450638.20210331

Décision n° 450638
31 mars 2021
Conseil d'État

N° 450638
ECLI:FR:CEORD:2021:450638.20210331
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés


Lecture du mercredi 31 mars 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

I. Sous le n° 450638, par une requête, enregistrée le 12 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société d'édition Canal Plus demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'article 28 de l'ordonnance n° 2020-1642 du 21 décembre 2020 portant transposition de la directive (UE) 2018/1808 du 14 novembre 2018 modifiant la directive 2010/13/UE visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels, compte tenu de l'évolution des réalités du marché, et modifiant la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, le code du cinéma et de l'image animée, ainsi que les délais relatifs à l'exploitation des oeuvres cinématographiques ;

2°) dans le cas où le juge des référés du Conseil d'Etat considérerait que l'article 28 n'est pas divisible du reste de l'ordonnance n° 2020-1642 du 21 décembre 2020, d'ordonner la suspension de l'exécution de l'ordonnance n° 2020-1642 du 21 décembre 2020.


Elle soutient que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'exécution des dispositions attaquées, en premier lieu, lui cause un préjudice grave et irréversible en transférant de manière imminente au pouvoir réglementaire la compétence de fixer la chronologie des médias et en faisant perdre à Canal Plus sa place avancée dans cette chronologie, en deuxième lieu, l'expose a` une remise en cause des contrats conclus sur la base de la chronologie actuelle avec les producteurs européens et français et les " majors " américaines et crée un risque de déport de sa base d'abonnés, en troisième lieu, affecte durablement sa situation sur le marché par la perte de sa place avancée dans la chronologie des médias et, en dernier lieu, ne répond à aucun motif d'intérêt général puisque l'application des dispositions contestées ne permettrait pas d'assurer un financement effectif et pérenne du secteur du cinéma et serait, au contraire, destructrice de valeur ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité des dispositions contestées ;
- elles méconnaissent, d'une part, l'article 5 de la directive (UE) 2015/1535 du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information, dès lors que le gouvernement s'est abstenu de notifier le projet d'ordonnance contesté à la Commission européenne et, d'autre part, l'article L. 462-2 du code de commerce, dès lors que le gouvernement s'est abstenu de saisir l'Autorité de la concurrence ;
- elles méconnaissent la directive 2010/13/UE du 10 mars 2010, telle que modifiée par la directive 2018/1808 du 14 novembre 2018, qui exige que les délais d'exploitation soient fixés par accord des parties, alors que, d'une part, l'accord du 6 septembre 2018 pour le réaménagement de la chronologie des médias conclu par les professionnels du secteur prévoyait déjà une clause de revoyure, obligeant les parties à en renégocier les termes pour tenir compte de cette directive, et, d'autre part, elles rendent illusoire toute perspective de négociation, en ce qu'elles prévoient qu'un décret fixant la chronologie des médias s'appliquera de manière transitoire, le temps que les parties aboutissent à un accord ;
- elles méconnaissent le principe de non-discrimination et les règles de concurrence en ce qu'elles n'ont pas pris en compte les différences de situation qui existent entre les éditeurs de services de télévision comme Canal Plus et les plateformes étrangères, et que les dispositions envisagées, tant en ce qui concerne la chronologie des médias que les obligations de de diffusion et de soutien à la production, renforcent encore l'asymétrie concurrentielle soulignée par l'Autorité de la concurrence ;
- elles méconnaissent le principe de la libre prestation des services en ce que d'une part, elles ne sont justifiées par aucun motif d'intérêt général dès lors que, en premier lieu, le principe posé par la directive 2010/13/UE selon lequel un Etat membre ne peut définir unilatéralement les délais d'exploitation d'une oeuvre s'impose strictement, en deuxième lieu, elles ne permettent pas de financer le secteur cinématographique, en dernier lieu, elles placent le dispositif entièrement a` la main des plateformes étrangères, méconnaissant ainsi le principe de souveraineté culturelle et, d'autre part, elles ne sont pas proportionnées à l'objectif poursuivi dès lors qu'elles résilient l'accord en cours, présumant qu'il ne serait pas a` même de garantir une entrée adéquate des plateformes étrangères dans la chronologie des médias ;
- elles méconnaissent les principes de prévisibilité et de confiance légitime dès lors qu'elles prévoyaient la fixation par décret de la date de résiliation définitive de l'accord et que le décret n° 2021-73 du 26 janvier 2021 a prévu la date du 31 mars 2021, ce qui n'a laissé que deux mois de préavis aux parties à l'accord du 6 septembre 2018 ;
- elles méconnaissent le principe de sécurité juridique dès lors que, d'une part, elles posent un principe de résiliation de l'accord sur la chronologie des médias sans prévoir de mesures transitoires permettant de préserver effectivement les situations contractuelles en cours et, d'autre part, elles ne laissent pas aux parties un délai suffisant pour négocier un nouvel accord sur la chronologie des médias ;
- elles portent gravement atteinte au droit de propriété des opérateurs soumis à l'accord du 6 septembre 2018, droit garanti tant par la Constitution que par le premier protocole additionnel à la CEDH, dès lors que, d'une part, en mettant fin à l'actuelle chronologie des médias, elles méconnaissent le droit de diffusion des oeuvres sur lesquelles les opérateurs avaient acquis un droit de propriété sans prévoir de procédure d'indemnisation et, d'autre part, en remettant en cause les conventions de préachats et d'acquisitions conclues avec les différents producteurs et " majors " américaines, elles ont porté atteinte à l'espérance légitime qu'a Canal Plus de voir ses contrats se poursuivre jusqu'en septembre 2022, terme de l'actuelle chronologie des médias ;
- elles méconnaissent la liberté contractuelle et la liberté d'entreprendre en ce que, d'une part, ni la résiliation de la chronologie des médias en vigueur ni le délai irréaliste de six mois donné aux parties pour renégocier ne sont justifiés par un motif d'intérêt général et, d'autre part, elles ne sont pas proportionnées, dès lors que la remise en cause des contrats n'était pas imposée par la directive 2010/1303 du 10 mars 2010 et qu'il était possible d'attendre l'expiration de l'accord en cours, soit 2022, pour lancer cette réforme, faute de l'avoir mise en oeuvre pendant la période de transposition de la directive ;
- elles portent atteinte à des situations juridiquement acquises et aux effets qui peuvent légitimement être attendus de ces situations dès lors que, en premier lieu, elles permettent la résiliation de l'accord en cours qui garantissait aux opérateurs un droit acquis à une fenêtre de diffusion et une exclusivité couverte par un droit de propriété, en deuxième lieu, ni la loi d'habilitation, ni l'ordonnance n'ont organisé de mécanisme d'indemnisation, laissant ainsi à la charge des opérateurs l'intégralité des coûts résultant de cette réforme, qui s'ajoutent à ceux supportés au titre des engagements qui ont été mis à leur charge, en troisième lieu, cette résiliation emporte remise en cause de l'intégralité des conventions avec les producteurs et les " majors " américaines, conclues en considération de la place de chacun des opérateurs dans la chronologie des médias et de la durée des exclusivités et, en dernier lieu, elles mettent en place un mécanisme, et en particulier un délai trop court, qui prive les concurrents des plateformes étrangères de toute possibilité de fixer, dans le cadre d'une véritable négociation, les conditions d'une nouvelle chronologie des médias.


II. Sous le n° 450645, par une requête, enregistrée le 12 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société d'édition Canal Plus demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution du décret n° 2021-73 du 26 janvier 2021 fixant le délai prévu à l'article 28 de l'ordonnance n° 2020-1642 du 21 décembre 2020 pour la conclusion d'un nouvel accord rendu obligatoire portant sur les délais applicables aux différents modes d'exploitation des oeuvres cinématographiques ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Elle soutient que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'exécution des dispositions attaquées, en premier lieu, lui cause un préjudice grave et irréversible en transférant de manière imminente au pouvoir réglementaire la compétence de fixer la chronologie des médias et en faisant perdre à Canal Plus sa place avancée dans cette chronologie, en deuxième lieu, l'expose à une remise en cause des contrats conclus sur la base de la chronologie actuelle avec les producteurs européens et français et les " majors " américaines et créé un risque de déport de sa base d'abonnés, en troisième lieu, affecte durablement sa situation sur le marché par la perte de sa place avancée dans la chronologie des médias et, en dernier lieu, ne répond à aucun motif d'intérêt général puisque l'application des dispositions contestées ne permettrait pas d'assurer un financement effectif et pérenne du secteur du cinéma et serait, au contraire, destructrice de valeur;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité des dispositions contestées ;
- elles méconnaissent l'article 5 de la directive (UE) 2015/1535 du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information, dès lors que le gouvernement s'est abstenu de notifier le projet d'ordonnance contesté à la Commission européenne ;
- elles méconnaissent la directive 2010/13/UE du 10 mars 2010, telle que modifiée par la directive 2018/1808 du 14 novembre 2018, dès lors que, d'une part, elles n'ont laissé aux parties qu'un délai de deux mois pour renégocier un accord longuement élaboré, qui a fait l'objet d'une médiation sous l'égide du ministre de la culture compte tenu de son caractère sensible, accord d'autant plus complexe à trouver dans un contexte de crise sanitaire et, d'autre part, le Gouvernement ne pouvait pas mettre en oeuvre le processus de résiliation de l'accord du 6 septembre 2018 prescrit par l'ordonnance n° 2020-1642 du 21 décembre 2020 portant transposition de la directive (UE) 2018/1808 du 14 novembre 2018, car le droit de l'Union interdit la résiliation de l'accord en cours ;
- elles méconnaissent le principe de la libre prestation des services en ce que d'une part, elles ne sont justifiées par aucun motif d'intérêt général dès lors que, en premier lieu, le principe posé par la directive 2010/13/UE selon lequel un Etat membre ne peut définir unilatéralement les délais d'exploitation d'une oeuvre s'impose strictement, en deuxième lieu, elles ne permettent pas de financer le secteur cinématographique, en dernier lieu, elles placent le dispositif entièrement a` la main des plateformes étrangères, méconnaissant ainsi le principe de souveraineté culturelle et, d'autre part, elles ne sont pas proportionnées à l'objectif poursuivi dès lors qu'elles résilient l'accord en cours, présumant qu'il ne serait pas a` même de garantir une entrée adéquate des plateformes étrangères dans la chronologie des médias ;
- elles méconnaissent les principes de prévisibilité et de confiance légitime dès lors qu'elles prévoyaient la fixation par décret de la date de résiliation définitive de l'accord et que le décret n° 2021-73 du 26 janvier 2021 a prévu la date du 31 mars 2021, ce qui n'a laissé que deux mois de préavis aux parties à l'accord du 6 septembre 2018 ;
- elles méconnaissent le principe de sécurité juridique dès lors que, d'une part, elles posent un principe de résiliation de l'accord sur la chronologie des médias sans prévoir de mesures transitoires permettant de préserver effectivement les situations contractuelles en cours et, d'autre part, elles ne laissent pas aux parties un délai suffisant pour négocier un nouvel accord sur la chronologie des médias ;
- elles portent gravement atteinte au droit de propriété des opérateurs soumis à l'accord du 6 septembre 2018, droit garanti tant par la Constitution que par le premier protocole additionnel à la CEDH, dès lors que, d'une part, en mettant fin à l'actuelle chronologie des médias, elles méconnaissent le droit de diffusion des oeuvres sur lesquelles les opérateurs avaient acquis un droit de propriété sans prévoir de procédure d'indemnisation et, d'autre part, en remettant en cause les conventions de préachats et d'acquisitions conclues avec les différents producteurs et " majors " américaines, elles ont porté atteinte à l'espérance légitime qu'a Canal Plus de voir ses contrats se poursuivre jusqu'en septembre 2022, terme de l'actuelle chronologie des médias ;
- elles méconnaissent la liberté contractuelle et la liberté d'entreprendre en ce que, d'une part, ni la résiliation de la chronologie des médias en vigueur ni le délai irréaliste de six mois donné aux parties pour renégocier ne sont justifiés par un motif d'intérêt général et, d'autre part, elles ne sont pas proportionnées, dès lors que la remise en cause des contrats n'était pas imposée par la directive 2010/1303 du 10 mars 2010 et qu'il était possible d'attendre l'expiration de l'accord en cours, soit 2022, pour lancer cette réforme, faute de l'avoir mise en oeuvre pendant la période de transposition de la directive ;
- elles portent atteinte à des situations juridiquement acquises et aux effets qui peuvent légitimement être attendus de ces situations dès lors que, en premier lieu, elles permettent la résiliation de l'accord en cours qui garantissait aux opérateurs un droit acquis a` une fenêtre de diffusion et une exclusivité couverte par un droit de propriété, en deuxième lieu, ni la loi d'habilitation, ni l'ordonnance n'ont organisé de mécanisme d'indemnisation, laissant ainsi à la charge des opérateurs l'intégralité des coûts résultant de cette réforme, qui s'ajoutent a` ceux supportés au titre des engagements qui ont été mis a` leur charge, en troisième lieu, cette résiliation emporte remise en cause de l'intégralité des conventions avec les producteurs et les " majors " américaines, conclues en considération de la place de chacun des opérateurs dans la chronologie des médias et de la durée des exclusivités et, en dernier lieu, elles mettent en place un mécanisme, et en particulier un délai trop court, qui prive les concurrents des plateformes étrangères de toute possibilité de fixer, dans le cadre d'une véritable négociation, les conditions d'une nouvelle chronologie des médias ;
- elles méconnaissent le principe de non-discrimination et les règles de concurrence en ce qu'elles n'ont pas pris en compte les différences de situation qui existent entre les éditeurs de services de télévision comme Canal Plus et les plateformes étrangères, et que les dispositions envisagées, tant en ce qui concerne la chronologie des médias que les obligations de de diffusion et de soutien à la production, renforcent encore l'asymétrie concurrentielle soulignée par l'Autorité de la concurrence.

Par un mémoire en défense, enregistré sous les numéros 450638 et 450645 le 23 mars 2021, la ministre de la culture conclut au rejet des requêtes. Elle soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et qu'aucun moyen des requêtes n'est de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité des dispositions dont la suspension est demandée.

La requête a été communiquée au Premier ministre qui n'a pas produit d'observations.

Vu le nouveau mémoire, enregistré sous les numéros 450638 et 450645 le 25 mars 2021, présenté par la société d'édition Canal Plus, qui maintient ses conclusions et ses moyens ;

Vu le nouveau mémoire, enregistré sous les numéros 450638 et 450645 le 26 mars 2021, présenté par la ministre de la culture, qui maintient ses conclusions et ses moyens ;


Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive 2010/13/UE du 10 mars 2010 ;
- la directive (UE) 2018/1808 du 14 novembre 2018 ;
- la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 ;
- l'ordonnance n° 2020-1642 du 21 décembre 2020 ;
- le décret n° 2021-73 du 26 janvier 2021 ;
- l'arrêté du 25 janvier 2019 portant extension de l'accord pour le réaménagement de la chronologie des médias du 6 septembre 2018 ensemble son avenant du 21 décembre 2018 ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la société d'édition Canal Plus et d'autre part, le Premier ministre et la ministre de la culture ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 24 mars 2021, à 10 heures :

- les représentants de la société requérante ;

- les représentants de la ministre de la culture ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a reporté la clôture de l'instruction au 26 mars 2021 à 12 heures.
Vu la note en délibérée, enregistrée sous les numéros 450638 et 450645 le 26 mars 2021, présentée par la société d'édition Canal Plus ;


Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ". Il résulte de ces dispositions que la condition d'urgence à laquelle est subordonné le prononcé d'une mesure de suspension doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il en va ainsi, alors même que cette décision n'aurait un objet ou des répercussions que purement financiers et que, en cas d'annulation, ses effets pourraient être effacés par une réparation pécuniaire. Il appartient au juge des référés, saisi d'une demande tendant à la suspension d'une telle décision, d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de celle-ci sur la situation de ce dernier ou, le cas échéant, des personnes concernées, sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue.

Sur le cadre juridique du litige :

2. D'une part, il résulte des dispositions du chapitre III du Livre II du code de cinéma et de l'image animée, intitulé " Chronologie de l'exploitation des oeuvres cinématographiques ", et notamment de ses articles L. 232-1 à L. 234-1, que si les délais à partir desquels un éditeur de services de médias audiovisuels à la demande ou un éditeur de services de télévision peut mettre à la disposition du public ou diffuser une oeuvre cinématographique après sa sortie en salles est normalement fixé par le contrat d'acquisition des droits, le ministre de la culture peut, lorsque ces délais ont été fixés par voie d'accord professionnel signé par des organisations syndicales représentatives, rendre obligatoire ces accords pour une durée maximale de trois ans. Par un arrêté du 25 janvier 2019, publié au Journal Officiel le 10 février suivant, le ministre de la culture a rendu obligatoires à compter de la publication de cet arrêté, pour une période de trois ans, les stipulations de l'accord pour le réaménagement de la chronologie des médias du 6 septembre 2018, ensemble son avenant du 21 décembre 2018. Il en résulte qu'à la date de la présente ordonnance, les stipulations en cause s'imposent jusqu'au 10 février 2022 à l'ensemble des éditeurs de services de médias audiovisuels à la demande et des éditeurs de services de télévision.

3. D'autre part, la directive (UE) 2018/1808 du 14 novembre 2018 permet d'obliger les éditeurs de services de médias audiovisuels à la demande par abonnement établis à l'étranger - et notamment les " plateformes SMAD " comme Netflix, Amazon Prime Video et Disney + - à consacrer une part de leur chiffre d'affaires au développement de la production d'oeuvres cinématographiques et audiovisuelles, européennes ou d'expression originale française. Il résulte de l'instruction que le Gouvernement français a annoncé son intention d'assujettir les plateformes à de telles obligations dès le début des négociations de cette directive et a, depuis, réaffirmé publiquement cette intention avec constance. Les articles 19 et 29 de l'ordonnance du 21 décembre 2020 portant transposition de la directive (UE) 2018/1808 du Parlement européen et du Conseil du 14 novembre 2018 modifiant la directive 2010/13/UE visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels, compte tenu de l'évolution des réalités du marché, et modifiant la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, le code du cinéma et de l'image animée, ainsi que les délais relatifs à l'exploitation des oeuvres cinématographiques, ont procédé à cette transposition, en précisant que la contribution de ces services à la production d'oeuvres cinématographiques et audiovisuelles, européennes ou d'expression originale française était exigible dès 2021. Le Gouvernement a soumis à consultation des personnes intéressées début décembre 2020, outre le projet d'ordonnance, un projet de décret en Conseil d'Etat précisant que les services de médias audiovisuels à la demande par abonnement devront consacrer à compter du 1er janvier 2021 une part de 20 % de leur chiffre d'affaires à l'acquisition de tels droits, part portée à 25 % " lorsqu'ils proposent annuellement au moins une oeuvre cinématographique de longue durée dans un délai inférieur à douze mois après sa sortie en salles en France ". Il résulte de tout ce qui précède qu'indépendamment de toute évolution de la chronologie des médias, les services de médias audiovisuels par abonnement devront consacrer en 2021 une part de leur chiffres d'affaires au développement de la production cinématographique en France et qu'ils ont des raisons sérieuses de penser que cette part ne sera pas inférieure à 20%.

Sur les demandes de suspension :

4. Aux termes de l'article 28 de l'ordonnance du 21 décembre 2020 : " I. - Les organisations professionnelles et les éditeurs de services mentionnés à l'article L. 234-1 du code du cinéma et de l'image animée concluent un nouvel accord professionnel sur les délais applicables aux différents modes d'exploitation des oeuvres cinématographiques prévus aux articles L. 232-1 et L. 233-1 de ce code. / A défaut d'un nouvel accord rendu obligatoire dans un délai, fixé par décret, qui ne peut être supérieur à six mois à compter de la publication de la présente ordonnance, les délais au terme desquels une oeuvre cinématographique peut être mise à la disposition du public par un éditeur de services de médias audiovisuels à la demande ou diffusé par un éditeur de services de télévision sont fixés par décret en Conseil d'Etat. / Ces délais s'appliquent jusqu'à l'entrée en vigueur d'un accord professionnel rendu obligatoire. / II. - Le décret en Conseil d'Etat mentionné au I fixe : / 1° Le point de départ des délais d'exploitation des oeuvres cinématographiques ; / 2° Les catégories de services concernés et le ou les délais qui leurs sont applicables. Ces délais peuvent être modulés en fonction ; / a) De l'existence d'une dérogation au délai prévu à l'article L. 231-1 du code du cinéma et de l'image animée ; / b) Du niveau de la contribution à la production d'oeuvres cinématographiques européennes et d'expression originale française et de l'existence d'accords professionnels ayant trait notamment aux engagements pris par les éditeurs de services en matière de contribution à la production et de diffusion de ces oeuvres ; / 3° Les principes régissant la mise en oeuvre et l'articulation de ces délais. / III. - Les délais fixés par le décret en Conseil d'Etat mentionné au I s'appliquent aux contrats conclus à compter de l'entrée en vigueur de ce décret. " Aux termes du décret du 26 janvier 2021 fixant le délai prévu à l'article 28 de l'ordonnance n° 2020-1642 du 21 décembre 2020 pour la conclusion d'un nouvel accord rendu obligatoire portant sur les délais applicables aux différents modes d'exploitation des oeuvres cinématographiques : " Le délai prévu au deuxième alinéa du I de l'article 28 de l'ordonnance du 21 décembre 2020 susvisée expire le 31 mars 2021. " La société d'édition Canal Plus demande, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension de l'exécution de ces dispositions.

5. Il résulte de ces dispositions, éclairées par les travaux préparatoires du g du 2° du I de l'article 36 de la loi du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière, sur l'habilitation duquel l'article 28 de cette ordonnance a été adopté, qu'à compter du 1er avril 2021, un décret en Conseil d'Etat pourra fixer, par dérogation aux dispositions mentionnées au point 2, les délais au terme desquels une oeuvre cinématographique peut être mise à la disposition du public par un éditeur de services de médias audiovisuels à la demande ou diffusée par un éditeur de services de télévision. En l'absence d'un tel décret, que le Gouvernement n'est pas tenu de prendre, les stipulations de l'accord rendu obligatoire par l'arrêté du 25 janvier 2019 du ministre de la culture demeurent applicables jusqu'au 10 février 2022, ainsi qu'il a été dit au point 2. Il résulte également de ces mêmes travaux préparatoires, ainsi que des déclarations de la ministre à l'audience, que cette simple faculté conférée au pouvoir réglementaire de fixer la chronologie des médias a pour objet d'accélérer une renégociation de l'accord aujourd'hui obligatoire, en vue notamment d'y améliorer la position relative des services de médias audiovisuels à la demande par abonnement, désormais astreints, ainsi qu'il a été dit au point 3, à consacrer une part de leur chiffre d'affaires au développement de la production d'oeuvres cinématographiques et audiovisuelles, européennes ou d'expression originale française. Enfin, si le Gouvernement choisit de fixer la chronologie des médias par voie d'un décret en Conseil d'Etat, ce décret cessera de s'appliquer dès qu'un nouvel accord professionnel aura été conclu par les parties et rendu obligatoire.

6. La société d'édition Canal Plus fait valoir que, depuis l'automne 2020, les plateformes SMAD investissent avec des moyens financiers sans commune mesure avec ceux de Canal Plus dans l'acquisition de droits de diffusion de films français. Elle soutient que la perspective d'une remise en cause imminente de la chronologie des médias, qui offrira aux plateformes des fenêtres de diffusion plus favorables, compromet gravement, avant même la publication du décret en Conseil d'Etat prévu par ces dispositions, sa situation à très court terme, sans possibilité qu'une décision au fond ne puisse neutraliser cet état de fait. Elle souligne en outre qu'eu égard aux sommes que les plateformes SMAD sont en mesure d'investir, cette situation l'expose à une remise en cause des contrats déjà conclus, sur la base de la chronologie actuelle, avec les producteurs européens et français et les " majors " américaines. Elle dénonce, enfin, le caractère irréaliste des délais imposés par le Gouvernement pour renégocier la chronologie des médias, alors que les plateformes SMAD ont en tout état de cause la certitude d'obtenir du pouvoir réglementaire des fenêtres de diffusion plus favorables qu'aujourd'hui.

7. Le Gouvernement indique pour sa part souhaiter faire coïncider au 1er juillet prochain l'entrée en vigueur d'une nouvelle chronologie des médias avec celle des nouveaux régimes d'obligations d'investissement dans la création française, dont celui relatif aux services de médias audiovisuels par abonnement. Il confirme en outre vouloir améliorer la place relative de ces services dans la chronologie des médias, en contrepartie des obligations nouvelles auxquelles ils sont assujettis depuis le 1er janvier dernier. Il soutient que le nouveau cadre réglementaire a précisément pour objet de réduire l'asymétrie concurrentielle existant entre les plateformes SMAD et les éditeurs de services de télévision. Il souligne que si le pouvoir réglementaire n'a vocation à fixer la chronologie des médias qu'en cas d'échec des négociations entre organisations professionnelles, les plateformes SMAD retrouveront, en l'absence d'accord ou de décret en Conseil d'Etat, une totale liberté dans l'acquisition des droits le 10 février 2022, date d'expiration de l'arrêté du 25 janvier 2019 rendant obligatoire le précédent accord.

8. Il résulte de tout ce qui précède que la nouvelle politique d'acquisition de droits des plateformes est avant tout due aux obligations qui pèsent sur elles depuis le 1er janvier dernier en termes de contribution au développement de la production d'oeuvres cinématographiques et audiovisuelles, européennes ou d'expression originale française. Il résulte des échanges tenus à l'audience que s'il existe une probabilité élevée que l'actuelle chronologie des médias soit remplacée cet été par un dispositif réglementaire accordant aux plateformes SMAD un traitement plus favorable, il n'est pas possible de prévoir avec certitude les " fenêtres de diffusion " qui leur seront accordées ni les conditions qui y seront le cas échéant attachées. Le Gouvernement indique ainsi vouloir faire usage de la possibilité ouverte par les dispositions précitées de l'ordonnance de tenir compte " du niveau de la contribution à la production d'oeuvres cinématographiques européennes et d'expression originale française et de l'existence d'accords professionnels ayant trait notamment aux engagements pris par les éditeurs de services en matière de contribution à la production et de diffusion de ces oeuvres ". En conséquence, si la perspective d'une évolution de la chronologie des médias en leur faveur a pu également contribuer à l'évolution des pratiques commerciales des plateformes SMAD, avant même qu'un nouveau dispositif soit adopté ou même que les grandes lignes en soient exposées, il n'est pas possible, en l'état de l'instruction, de mesurer le surcroît de pression concurrentielle qui en résulte pour Canal Plus, dans un contexte où l'évolution des technologies et des modes de consommation comme l'arrivée de nouveaux entrants aux capacités financières décuplées bousculent les acteurs en place au moins autant que les changements du cadre réglementaire. En outre, si Canal Plus fait état d'acquisitions de droits sur des films pour lesquels ces plateformes renoncent à la sortie en salle pour les mettre directement à la disposition du public, ces pratiques ne peuvent en tout état de cause être imputées à l'ordonnance en cause, dès lors que l'absence de sortie en salles d'un film le dispense des obligations de la chronologie des médias.

9. En conséquence, il ne résulte pas de l'instruction que la publication des textes dont la suspension est demandée crée par elle-même, à la date de la présente ordonnance, des effets économiques sur l'activité de la requérante de nature à établir l'existence d'une situation d'urgence au sens des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative. Les conclusions de la société d'édition Canal Plus tendant à la suspension des dispositions citées au point 4, comme celles présentées au titre de l'article L. 761-1 du même code, ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.


O R D O N N E :
------------------

Article 1er : Les requêtes de la société d'édition Canal Plus sont rejetées.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société d'édition Canal Plus et à la ministre de la culture.
Copie en sera adressée au Premier ministre.