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Ariane Web: Conseil d'État 440451, lecture du 21 avril 2021, ECLI:FR:CECHR:2021:440451.20210421

Décision n° 440451
21 avril 2021
Conseil d'État

N° 440451
ECLI:FR:CECHR:2021:440451.20210421
Inédit au recueil Lebon
1ère - 4ème chambres réunies
M. Damien Pons, rapporteur
M. Vincent Villette, rapporteur public
SCP ROUSSEAU, TAPIE, avocats


Lecture du mercredi 21 avril 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 7 mai et 28 septembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Association française de l'industrie des fontaines à eau (AFIFAE) demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir les dix-neuf fiches conseils établies par le ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion pour la mise en oeuvre des mesures de protection contre le covid-19 sur les lieux de travail et la continuité de l'activité économique, en tant qu'elles préconisent l'interdiction, la suppression ou la suspension des fontaines à eau ;

2°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision de publier trois guides de recommandations établis par les branches professionnelles, en tant qu'ils interdisent ou déconseillent d'utiliser des fontaines à eau ;

3°) d'enjoindre à l'Etat de supprimer toute mention d'interdiction, de suppression ou de suspension de l'utilisation des fontaines à eau dans les fiches qu'il élabore ou les publications qu'il assure ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code du travail ;
- la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
- la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 ;
- le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ;
- le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Damien Pons, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Vincent Villette, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Rousseau, Tapie, avocat de l'Association française de l'industrie des fontaines à eau ;



Considérant ce qui suit :

Sur les circonstances :

1. L'émergence d'un nouveau coronavirus (covid-19), de caractère pathogène et particulièrement contagieux, et sa propagation sur le territoire français ont conduit le ministre des solidarités et de la santé à prendre, par plusieurs arrêtés à compter du 4 mars 2020, des mesures sur le fondement des dispositions de l'article L. 3131-1 du code de la santé publique. Le législateur, par l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, a déclaré l'état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter du 24 mars 2020 puis, par l'article 1er de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions, a prorogé cet état d'urgence sanitaire jusqu'au 10 juillet 2020 inclus. Par un décret du 23 mars 2020 pris sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique issu de la loi du 23 mars 2020, plusieurs fois modifié et complété, le Premier ministre a réitéré les mesures précédemment ordonnées par un décret du 16 mars 2020 tout en leur apportant des précisions ou restrictions complémentaires. Par décret du 11 mai 2020, le Premier ministre a prescrit les nouvelles mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire.

2. Pour accompagner les employeurs et les salariés dans la mise en oeuvre des mesures de protection contre le covid-19 sur les lieux de travail, la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion a, d'une part, établi plusieurs " fiches conseils métiers " détaillant les précautions à prendre dans différents environnements de travail et publié ces fiches sur le site ministériel " travail-emploi.gouv.fr " et a, d'autre part, publié sur le même site des " guides de bonnes pratiques " établis par les organisations professionnelles et syndicales dans certaines branches d'activité. La plupart de ces fiches conseils métiers et de ces guides de bonnes pratiques comportent une mention relative à l'usage des fontaines à eau installées sur les lieux de travail.

3. L'Association française de l'industrie des fontaines à eau demande l'annulation pour excès de pouvoir des fiches conseils métiers en tant qu'elles interdisent ou déconseillent l'usage des fontaines à eau. Elle demande également l'annulation pour excès de pouvoir, dans la même mesure, de l'initiative prise par la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion de publier les guides de bonnes pratiques élaborés au sein des branches professionnelles.

Sur le cadre juridique :

4. D'une part, l'article L. 4121-1 du code du travail, relatif aux obligations générales de l'employeur en matière de santé et de sécurité au travail, prévoit que celui-ci : " (...) prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs (...) " et l'article L. 4121-2 du même code que ces mesures doivent être mises en oeuvre " sur le fondement des principes généraux suivants : / 1° Eviter les risques (...) / 6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux (...) / 8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle (...) ". L'article L. 4121-3 de ce code dispose que : " L'employeur, compte tenu de la nature des activités de l'établissement, évalue les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, y compris (...) dans l'aménagement ou le réaménagement des lieux de travail ou des installations (...). A la suite de cette évaluation, l'employeur met en oeuvre les actions de prévention (...) garantissant un meilleur niveau de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs (...) ".

5. D'autre part, l'article R. 4225-2 du même code prévoit que : " L'employeur met à la disposition des travailleurs de l'eau potable et fraîche pour la boisson " et l'article R. 4225-3 que : " Lorsque des conditions particulières de travail conduisent les travailleurs à se désaltérer fréquemment, l'employeur met gratuitement à leur disposition au moins une boisson non alcoolisée (...) ". Enfin, l'article R. 4225-4 dispose que : " L'employeur détermine l'emplacement des postes de distribution des boissons, à proximité des postes de travail et dans un endroit remplissant toutes les conditions d'hygiène. / L'employeur veille à l'entretien et au bon fonctionnement des appareils de distribution, à la bonne conservation des boissons et à éviter toute contamination ".

6. Il résulte de l'ensemble de ces dispositions qu'il appartient notamment à l'employeur, au titre de ses obligations en matière de santé et de sécurité au travail, de mettre à disposition des salariés de l'eau potable et fraîche sur les lieux de travail, en organisant cette distribution sur la base d'une évaluation de l'ensemble des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, au nombre desquels figurent les risques de contamination.

Sur les fiches conseils métiers :

7. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que les fiches conseils métiers établies et mises en ligne par le ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion recommandent : " Pendant la pandémie, suspendez de préférence l'utilisation des fontaines à eau au profit d'une distribution de bouteilles d'eau individuelles ". Bien que cette formulation n'ait été reprise par certaines de ces fiches qu'après une harmonisation avec les autres, elle doit être regardée comme une simple recommandation de l'administration faite aux employeurs, pendant le temps de la pandémie, de mettre à disposition des travailleurs de l'eau potable et fraîche de préférence par d'autres moyens que les fontaines à eau lorsqu'ils sont en mesure d'assurer cette distribution dans des conditions permettant de concilier cette obligation, résultant de l'article R. 4225-2 du code du travail, avec celles qui leur incombent en matière de santé et de sécurité au travail en vertu de l'article L. 4121-1 de ce code. L'association requérante n'est ainsi pas fondée à soutenir que les fiches conseils métiers en cause conduiraient les employeurs à méconnaître leurs obligations résultant des dispositions de ces deux articles.

8. En deuxième lieu, eu égard à la gravité que peut avoir l'infection par le coronavirus covid-19, aux incertitudes portant sur les modalités selon lesquelles il se propage, notamment en milieu humide, et aux caractéristiques particulières que présentent les fontaines à eau, ces fiches conseils métiers ne sont pas entachées d'erreur manifeste d'appréciation en ce qu'elles recommandent, au vu de l'état des connaissances sur les conditions de transmission du coronavirus covid-19 à la date à laquelle elles ont été prises, la suspension de l'utilisation des fontaines à eau, sans distinguer selon les catégories de fontaine, lorsque l'employeur est en mesure de mettre effectivement à disposition des salariés de l'eau potable et fraîche dans les conditions mentionnées au point précédent. Elles n'ont pas davantage, pour les mêmes motifs, porté aux règles de la concurrence et à la liberté du commerce et de l'industrie une atteinte qui ne serait pas proportionnée à l'objectif de protection de la santé et de sécurité au travail qu'elles poursuivent.

9. En troisième lieu, la seule circonstance que les fiches conseils métiers aient pu retenir, dans un premier état avant leur harmonisation, des formulations qui n'étaient pas identiques ne saurait caractériser une atteinte au principe d'égalité. Par ailleurs la circonstance que de semblables recommandations n'aient pas été formulées à l'égard des machines à café et des distributeurs de boissons ne saurait davantage caractériser une méconnaissance de ce principe, alors que la mise à disposition de ces machines et de ces boissons ne constitue pas pour l'employeur une obligation, à la différence de ce que l'article R. 4125-2 du code du travail lui impose pour la fourniture d'une eau potable et fraîche à ses salariés.

Sur la publication des guides de bonnes pratiques élaborés par les organisations professionnelles :

10. Il ressort des pièces du dossier que plusieurs guides de bonnes pratiques élaborés au sein des branches professionnelles ont été mis en ligne sur le site du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion, dont les trois dont l'association conteste la publication préconisent la mise hors service des fontaines à eau pendant la durée de la pandémie ou la suppression, dans la mesure du possible, du recours aux " fontaines à bec ".

11. Si l'association requérante soutient que le ministère ne pouvait légalement mettre en ligne des guides de bonnes pratiques qu'elle estime illégaux pour les mêmes motifs que les fiches conseils métiers, il résulte toutefois de ce qui a été dit aux points 7 à 9 de la présente décision qu'en tout état de cause, ces moyens ne sont pas fondés.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de l'Association française de l'industrie des fontaines à eau doit être rejetée, y compris, par voie de conséquence, ses conclusions à fin d'injonction et celles présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : La requête de l'Association française de l'industrie des fontaines à eau est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'Association française de l'industrie des fontaines à eau et à la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion.