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Ariane Web: Conseil d'État 451264, lecture du 8 novembre 2021, ECLI:FR:CECHR:2021:451264.20211108

Décision n° 451264
8 novembre 2021
Conseil d'État

N° 451264
ECLI:FR:CECHR:2021:451264.20211108
Inédit au recueil Lebon
3ème - 8ème chambres réunies
M. Géraud Sajust de Bergues, rapporteur
M. Laurent Cytermann, rapporteur public


Lecture du lundi 8 novembre 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

Par une décision n° 388649 du 7 février 2020, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a, en premier lieu, annulé la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté la demande tendant, d'une part, à l'abrogation du a) du 2° de l'article D. 531-2 du code de l'environnement et, d'autre part, à ce qu'il prononce un moratoire sur les variétés rendues tolérantes aux herbicides, en deuxième lieu, enjoint au Premier ministre, dans un délai de six mois à compter de la notification de la décision, de modifier le a) du 2° de l'article D. 531-2 du code de l'environnement, en fixant par décret pris après avis du Haut Conseil des biotechnologies, la liste limitative des techniques ou méthodes de mutagenèse traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, en troisième lieu, enjoint aux autorités compétentes d'identifier, dans un délai de neuf mois à compter de la notification de la présente décision, au sein du catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles, celles des variétés, en particulier parmi les variétés rendues tolérantes aux herbicides (VRTH), qui y auraient été inscrites sans que soit conduite l'évaluation à laquelle elles auraient dû être soumises compte tenu de la technique ayant permis de les obtenir et d'apprécier, s'agissant des variétés ainsi identifiées, s'il y a lieu de faire application des dispositions du 2 de l'article 14 de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002 et des articles L. 535-6 et L. 535-7 du code de l'environnement, en quatrième lieu, enjoint, dans un délai de six mois à compter de la notification de la décision au Premier ministre et au ministre de l'agriculture et de l'alimentation de prendre les mesures nécessaires à la mise en oeuvre des recommandations formulées par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) dans son avis du 26 novembre 2019, en matière d'évaluation des risques liés aux VRTH, ou de prendre toute autre mesure équivalente de nature à répondre aux observations de l'agence sur les lacunes des données actuellement disponibles et, en cinquième lieu, enjoint au Premier ministre de mettre en oeuvre la procédure prévue par le 2 de l'article 16 de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002, pour être autorisé à prescrire des conditions de culture appropriées pour les VRTH issues de la mutagénèse utilisées en France.

Par une requête en mesure d'exécution et d'astreinte concernant la modification de l'article D. 531-2 du code de l'environnement et un mémoire complémentaire, enregistrés les 12 octobre 2020 et 31 janvier 2021 au secrétariat de la section du rapport et des études du Conseil d'Etat, ainsi que par deux autres mémoires, enregistrés au secrétariat de la section du contentieux du Conseil d'Etat les 31 août et 9 octobre 2021, la Confédération Paysanne, le Réseau Semences Paysannes, Les Amis de la Terre France, le Collectif Vigilance OGM et Pesticides 16, Vigilance OG2M, CSFV 49, OGM Dangers, Vigilance OGM 33 et Fédération Nature et Progrès demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'engager en toute urgence la phase administrative de la procédure et la réduire à la durée la plus brève possible compte tenu des enjeux ;

2°) de condamner l'Etat à verser une astreinte de 10 000 euros par jour de retard pour chacun des requérants ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros à leur verser au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La section du rapport et des études du Conseil d'Etat a exécuté les diligences qui lui incombent en vertu de l'article R. 931-4 du code de justice administrative et le président de cette section a transmis la demande d'exécution au président de la section du contentieux.

Par une ordonnance n° 451264 du 6 avril 2021, le président de la section du contentieux a décidé l'ouverture d'une procédure juridictionnelle.

La note que le président de la section du rapport et des études a adressée au président de la section du contentieux a été communiquée aux parties en application des dispositions de l'article R. 931-5 du code de justice administrative.

Par un mémoire, enregistré le 6 janvier 2021 au secrétariat de la section du rapport et des études du Conseil d'Etat, et deux autres mémoires, enregistrés les 28 mai et 7 octobre 2021 au secrétariat de la section du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'agriculture et de l'alimentation demande au Conseil d'Etat de constater que le Gouvernement a opéré l'ensemble des diligences qu'impliquait la mise en oeuvre des injonctions édictées par la décision du 7 février 2020 et de ne pas prononcer d'astreinte.

Par des mémoires, enregistrés les 16 juin et 17 septembre 2021, la Fédération française des producteurs d'oléagineux et de protéagineux demande au Conseil d'Etat, d'une part, de reconnaître que l'Etat a mis en oeuvre l'article 2 de la décision du 7 février 2020 en notifiant à la Commission, comme l'exige la directive 2015/1535/UE, un projet de décret clarifiant la liste des techniques de mutagénèse exemptées de la réglementation des organismes génétiquement modifiés et que l'adoption de ce décret a été empêchée par la primauté du droit de l'Union, au regard notamment des avis circonstanciés de la Commission et de cinq Etats membres, ainsi que par l'étude de la Commission sur les nouvelles techniques génomiques et le rapport préliminaire de l'Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), qui constituent des changements de circonstance en fait et en droit et, d'autre part, de préciser le sens et la portée de l'article 2 de la décision du 7 février 2020, pour que la mutagénèse aléatoire in vitro continue d'être exemptée de la réglementation des organismes génétiquement modifiés et qu'à tout le moins une éventuelle injonction puisse être mise en oeuvre dans le respect du droit de l'Union. A titre subsidiaire, la Fédération française des producteurs d'oléagineux et de protéagineux demande au Conseil d'Etat de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 ;
- la directive 2002/53/CE du Conseil du 13 juin 2002 ;
- la directive 2015/1535/UE du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 ;
- l'arrêt C-528/16 de la Cour de justice de l'Union européenne du 25 juillet 2018 ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- le code de l'environnement ;
- la loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 ;
- le décret n° 2020-1265 du 16 octobre 2020 ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Géraud Sajust de Bergues, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Laurent Cytermann, rapporteur public ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 911-5 du code de justice administrative : " En cas d'inexécution d'une décision rendue par une juridiction administrative, le Conseil d'Etat peut, même d'office, prononcer une astreinte contre les personnes morales de droit public ou les organismes de droit privé chargés de la gestion d'un service public pour assurer l'exécution de cette décision ".

2. Par une décision n° 388649 du 7 février 2020, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a, en premier lieu, annulé la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté la demande tendant, d'une part, à l'abrogation du a) du 2° de l'article D. 531-2 du code de l'environnement et, d'autre part, à ce qu'il prononce un moratoire sur les variétés rendues tolérantes aux herbicides (article 1er), en deuxième lieu, enjoint au Premier ministre, dans un délai de six mois à compter de la notification de la décision, de modifier le a) du 2° de l'article D. 531-2 du code de l'environnement, en fixant par décret pris après avis du Haut Conseil des biotechnologies, la liste limitative des techniques ou méthodes de mutagenèse traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps (article 2), en troisième lieu, enjoint aux autorités compétentes d'identifier, dans un délai de neuf mois à compter de la notification de la décision, au sein du catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles, celles des variétés, en particulier parmi les variétés rendues tolérantes aux herbicides (VRTH), qui y auraient été inscrites sans que soit conduite l'évaluation à laquelle elles auraient dû être soumises compte tenu de la technique ayant permis de les obtenir et d'apprécier, s'agissant des variétés ainsi identifiées, s'il y a lieu de faire application des dispositions du 2 de l'article 14 de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002 et des articles L. 535-6 et L. 535-7 du code de l'environnement (article 3), en quatrième lieu, enjoint, dans un délai de six mois à compter de la notification de la décision au Premier ministre et au ministre de l'agriculture et de l'alimentation de prendre les mesures nécessaires à la mise en oeuvre des recommandations formulées par l'ANSES dans son avis du 26 novembre 2019, en matière d'évaluation des risques liés aux VRTH, ou de prendre toute autre mesure équivalente de nature à répondre aux observations de l'agence sur les lacunes des données disponibles (article 4) et, en cinquième lieu, enjoint au Premier ministre de mettre en oeuvre la procédure prévue par le 2 de l'article 16 de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002, pour être autorisé à prescrire des conditions de culture appropriées pour les VRTH issues de la mutagénèse utilisées en France (article 5). La Confédération paysanne et huit associations ont saisi le Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 911-5 du code de justice administrative, de deux demandes d'astreinte pour assurer l'exécution de cette décision.

Sur l'intervention de la Fédération française des producteurs d'oléagineux et de protéagineux :

3. La Fédération française des producteurs d'oléagineux et de protéagineux justifie d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien des conclusions du ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Son intervention est, par suite, recevable.

Sur les injonctions mentionnées aux articles 2 et 3 de la décision du 7 février 2020 et le renvoi de questions préjudicielles à la Cour de justice de l'Union européenne :

4. Par les articles 2 et 3 de la décision du 7 février 2020, le Conseil d'Etat a, d'une part, enjoint au Premier ministre, dans un délai de six mois à compter de la notification de cette décision, de modifier le a) du 2° de l'article D. 531-2 du code de l'environnement, en fixant par décret pris après avis du Haut Conseil des biotechnologies, la liste limitative des techniques ou méthodes de mutagenèse traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps et, d'autre part, enjoint aux autorités compétentes d'identifier, dans un délai de neuf mois à compter de la notification de cette décision, au sein du catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles, celles des variétés, en particulier parmi les VRTH, qui y auraient été inscrites sans que soit conduite l'évaluation à laquelle elles auraient dû être soumises compte tenu de la technique ayant permis de les obtenir et d'apprécier, s'agissant des variétés ainsi identifiées, s'il y a lieu de faire application des dispositions du 2 de l'article 14 de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002 et des articles L. 535-6 et L. 535-7 du code de l'environnement.

5. Au point 6 de la décision du 7 février 2020, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a jugé qu'il résulte de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 25 juillet 2018, Confédération paysanne et autres (C-528/16), en particulier des motifs de son point 51, que doivent être inclus dans le champ d'application de la directive 2001/18/CE relative à la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil, les organismes obtenus au moyen de techniques ou méthodes de mutagénèse qui sont apparues ou se sont principalement développées depuis l'adoption de la directive le 12 mars 2001. A cet égard, il ressort des pièces du dossier que tant les techniques ou méthodes dites " dirigées " ou " d'édition du génome " que les techniques de mutagénèse aléatoire in vitro soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques, telles que mentionnées au point 23 de la décision du Conseil d'Etat n° 388649 du 3 octobre 2016, sont apparues postérieurement à la date d'adoption de la directive 2001/18/CE ou se sont principalement développées depuis cette date. Le Conseil d'Etat en a déduit que ces techniques ou méthodes doivent être regardées comme étant soumises aux obligations imposées aux organismes génétiquement modifiés par cette directive.

6. Les considérations qui précèdent font référence, en particulier, au point 23 de la décision n° 388649 du 3 octobre 2016, par laquelle le Conseil d'Etat a renvoyé les questions préjudicielles qui ont donné lieu à l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 25 juillet 2018. Dans ce point 23, le Conseil d'Etat exposait, notamment, que la mutagénèse conventionnelle ou aléatoire consiste à susciter des mutations aléatoires dans une séquence d'ADN par l'action d'agents mutagènes chimiques ou physiques (rayonnements ionisants). Selon le Conseil d'Etat, cette technique était appliquée in vivo sur des plantes entières ou parties de plantes, qui faisaient ensuite l'objet de procédés de sélection et de croisement afin de sélectionner les mutations intéressantes d'un point de vue agronomique. Le Conseil d'Etat ajoutait que, postérieurement à l'adoption de la directive 2001/18/CE du 12 mars 2001, de nouvelles méthodes de modification génétique ont été développées. Celles-ci ont tout d'abord consisté à appliquer des procédés de mutagénèse aléatoire in vitro, en soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques. De nouvelles techniques, dites de mutagénèse dirigée ou d'édition du génome, consistent aujourd'hui, grâce au génie génétique, à provoquer une mutation précise dans un gène cible sans introduction de gène étranger. Si, dans son arrêt du 25 juillet 2018, la Cour de justice de l'Union européenne a résumé les considérations qui précèdent, en évoquant tant la mutagénèse aléatoire in vitro que la mutagénèse dirigée, en revanche, au point 47 de cet arrêt, explicitement, puis aux points 48 à 53, implicitement, elle ne s'est plus référée qu'aux seules techniques/méthodes de mutagénèse dirigée et n'a plus fait référence à la mutagénèse aléatoire in vitro.

7. En vue d'exécuter l'injonction mentionnée à l'article 2 de la décision du 7 février 2020, le Gouvernement français a, notamment, élaboré un projet de décret relatif à la modification de la liste des techniques d'obtention d'organismes génétiquement modifiés ayant fait l'objet d'une utilisation traditionnelle sans inconvénient avéré pour la santé publique ou l'environnement. Ce projet de décret modifie les dispositions du a) de l'article D. 531-2 du code de l'environnement, en prévoyant que peut être regardé comme relevant d'une " utilisation traditionnelle sans inconvénient avéré pour la santé publique ou l'environnement " " la mutagénèse aléatoire, à l'exception de la mutagénèse aléatoire in vitro consistant à soumettre des cellules végétales cultivées in vitro à des agents mutagènes chimiques ou physiques " (article 1er). Le projet de décret prévoit également une période transitoire pendant laquelle peuvent être menées à terme les cultures de végétaux obtenus par la technique de mutagénèse aléatoire in vitro et ayant débuté avant leur date d'inscription sur la liste fixée par arrêté (article 2).

8. Si le projet de décret mentionné au point 7 a été élaboré en vue d'assurer l'exécution de l'injonction mentionnée à l'article 2 de la décision du 7 février 2020, il n'a pas encore été adopté alors que le délai de six mois imparti par le Conseil d'Etat dans cette décision a expiré depuis plus d'un an. Il y aurait donc lieu, pour le Conseil d'Etat, dans son rôle de juge de l'exécution, de constater l'absence d'exécution de son injonction et de prononcer, le cas échant, contre l'Etat une astreinte jusqu'à ce que ladite injonction ait reçu exécution.

9. Toutefois, à la suite de la notification, par le Gouvernement français, à la Commission européenne du projet de décret mentionné au point 7 dans le cadre de la directive 2015/1535/UE du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information, la Commission européenne a émis, en application de l'article 6 de cette directive, un avis circonstancié. Dans cet avis, la Commission européenne, soutient, en particulier, que la distinction opérée par le Conseil d'Etat entre la mutagénèse in vivo et la mutagénèse in vitro n'est étayée ni par l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 25 juillet 2018, ni par la législation de l'Union européenne, ni par les avancées scientifiques de ces techniques. Selon cet avis circonstancié, en effet, il n'y aurait pas de distinction entre les deux techniques, mais un continuum dans les modifications génomiques causées par la mutagénèse aléatoire in vivo et in vitro, ainsi que dans la régénération des plantes qui en résulte. La Commission européenne s'appuie, à cet égard, sur un rapport préliminaire du 19 mai 2020 de l'Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), dans lequel celle-ci conclut que les processus et les mécanismes de réparation qui sont déclenchés par l'agent mutagène se produisent au niveau cellulaire et que, dès lors, il n'y a pas de différence dans la manière dont cet agent affecte l'ADN, qu'il soit appliqué in vivo ou in vitro, et qu'il est attendu que le type de mutations induites par un agent mutagène donné soit identique, qu'il soit appliqué in vivo ou in vitro.

10. Ainsi, toujours dans son avis circonstancié, la Commission européenne estime que l'ensemble de la mutagénèse aléatoire devrait être regardée comme une même technique de modification génétique au sens de l'article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18/CE du 12 mars 2001. Elle en déduit que le projet de décret mentionné au point 7 méconnaîtrait, d'une part, cette directive en ce qu'il inclut la mutagénèse aléatoire in vitro dans le champ de la réglementation des organismes génétiquement modifiés, d'autre part, l'article 14 de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002 en ce qu'il aboutirait au retrait du catalogue commun de variétés remplissant pourtant les conditions pour y figurer et, enfin, la libre circulation des marchandises en ce qu'il conduirait à interdire la commercialisation, en France, de variétés autorisées dans d'autres Etats membres. La Commission européenne en conclut que, si le Gouvernement français devait adopter, en l'état, le projet de décret, elle pourrait engager une procédure en constatation de manquement conformément à l'article 258 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

11. Il ressort cependant des pièces du dossier que, conformément à l'article L. 531-2 du code de l'environnement, le projet de décret mentionné au point 7 a été soumis, pour avis, au Haut Conseil des biotechnologies (HCB). Dans son avis, le comité scientifique du HCB indique, certes, que les mécanismes de réparation de l'ADN activés par les altérations induites par un agent mutagène et/ou les conditions de culture sont identiques, que les cellules soient cultivées in vitro ou in vivo. Toutefois, le comité scientifique du HCB expose aussi les effets propres de la culture in vitro, dites variations somaclonales, lesquelles sont définies comme les variations génétiques et épigénétiques résultant de l'impact de la culture in vitro sur le matériel végétal et leur fréquence est supérieure à celle des mutations spontanées. Ainsi, selon le comité scientifique du HCB, la culture in vitro est source de modifications métaboliques et de stress exercés sur les cellules et les tissus, en raison de ses conditions particulières de luminosité, de milieu de croissance et d'humidité et plusieurs études exposent comment ces conditions génèrent un ensemble de modifications des régulations du fonctionnement du génome.

12. Il se déduit de ce qui précède que, pour déterminer les techniques de mutagénèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, au sens de l'arrêt de la Cour de justice du 25 juillet 2018, deux approches s'opposent. Selon une première approche, qui est celle de la Commission européenne et de l'EFSA, il convient, à cette fin, de ne prendre en compte que le processus par lequel le matériel génétique est modifié tandis que, selon une seconde approche, qui a été celle retenue par le Conseil d'Etat dans sa décision du 7 février 2020, il convient de prendre en compte l'ensemble des incidences sur l'organisme du procédé utilisé dès lors qu'elles sont susceptibles d'affecter la santé humaine ou l'environnement, que ces incidences proviennent de l'agent mutagène ou de la méthode de reconstitution de la plante, le cas échéant, employée.

13. Dans ces conditions, la solution du litige d'exécution de l'injonction mentionnée à l'article 2 de la décision du Conseil d'Etat du 7 février 2020, et, par voie de conséquence, celle du litige d'exécution de l'injonction mentionnée à son article 3, dépend, en premier lieu, de la réponse à la question de savoir si l'article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18/CE du 12 mars 2001, lu conjointement avec l'annexe I B, point 1, de cette directive et à la lumière du considérant 17 de celle-ci, doit être interprété en ce sens que, pour distinguer parmi les techniques/méthodes de mutagénèse les techniques/méthodes qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, au sens de l'arrêt de la Cour de justice du 25 juillet 2018, il y a lieu de ne considérer que les modalités selon lesquelles l'agent mutagène modifie le matériel génétique de l'organisme ou il y a lieu de prendre en compte l'ensemble des variations de l'organisme induites par le procédé employé, y compris les variations somaclonales, susceptibles d'affecter la santé humaine et l'environnement.

14. Si la Cour de justice répond à cette question que, pour distinguer parmi les techniques/méthodes de mutagénèse les techniques qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, il y a lieu de prendre en compte l'ensemble des variations de l'organisme induites par le procédé employé, y compris les variations somaclonales, susceptibles d'affecter la santé humaine et l'environnement, il y a lieu de déterminer les éléments à prendre en compte en vue d'établir si la sécurité d'une technique/méthode de mutagénèse est avérée depuis longtemps au sens de l'arrêt de la Cour de justice du 25 juillet 2018.

15. A cet égard, s'il ressort des pièces du dossier que de nombreuses recherches sur la mutagénèse aléatoire in vitro ont été conduites à partir des années 1980 et que diverses variétés ainsi obtenues ont été enregistrées dans les années 1980 et 1990, soit avant l'adoption de la directive 2001/18/CE du 12 mars 2001, très peu d'éléments attestent de l'exploitation agricole de ces variétés au cours de cette période, alors que seule une utilisation en plein champ semble pertinente en vue de s'assurer de la sécurité de la dissémination des organismes génétiquement modifiés dans l'environnement.

16. C'est pourquoi la solution du litige d'exécution de l'injonction litigieuse mentionnée à l'article 2 de la décision du Conseil d'Etat du 7 février 2020, et, par voie de conséquence, celle du litige d'exécution de l'injonction litigieuse mentionnée à son article 3, dépend, en second lieu, de la réponse à la question de savoir si l'article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18/CE du 12 mars 2001, lu conjointement avec l'annexe I B, point 1, de cette directive et à la lumière du considérant 17 de celle-ci, doit être interprété en ce sens que, pour déterminer si une technique/méthode de mutagénèse a été traditionnellement utilisée pour diverses applications et si sa sécurité est avérée depuis longtemps, au sens de l'arrêt de la Cour de justice du 25 juillet 2018, il y a lieu de ne prendre en compte que les cultures en plein champ des organismes obtenus au moyen de cette méthode/technique ou s'il est possible de prendre également en compte les travaux et publications de recherches ne se rapportant pas à ces cultures et si, s'agissant de ces travaux et publications, seuls sont à considérer ceux qui portent sur les risques pour la santé humaine ou l'environnement.

17. Ces questions présentent des difficultés sérieuses d'interprétation du droit de l'Union européenne. Il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur la requête en tant qu'elle vise les injonctions mentionnées aux articles 2 et 3 de la décision du 7 février 2020.

18. En vertu de l'article R. 931-5 du code de justice administrative, le juge de l'exécution doit juger l'affaire en urgence. Par ailleurs, outre les risques particuliers pour la santé humaine et l'environnement que la présente affaire met en jeu, celle-ci soulève une importante controverse qui implique la Commission européenne et un nombre significatif d'Etats membres et concerne, au-delà, l'ensemble des Etats membres. Si aucun de ces éléments, pris séparément, ne serait à lui seul déterminant pour justifier que la Cour de justice accepte de faire usage de la procédure accélérée prévue à l'article 105 de son règlement de procédure, ces éléments pris ensemble paraissent justifier le recours à cette procédure et il y a donc lieu de demander à la Cour de justice de soumettre le présent renvoi préjudiciel à celle-ci. A titre subsidiaire, pour le cas où la Cour de justice rejetterait cette demande, il y aurait lieu de lui demander de juger la présente affaire par priorité, conformément à l'article 53, paragraphe 3, de ce règlement.

Sur l'injonction mentionnée à l'article 4 de la décision du 7 février 2020 :

19. Par l'article 4 de la décision du 7 février 2020, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a enjoint, dans un délai de six mois à compter de la notification de cette décision, au Premier ministre et au ministre de l'agriculture et de l'alimentation de prendre les mesures nécessaires à la mise en oeuvre des recommandations formulées par l'ANSES dans son avis du 26 novembre 2019, en matière d'évaluation des risques liés aux variétés rendues tolérantes aux herbicides (VRTH), ou de prendre toute autre mesure équivalente de nature à répondre aux observations de l'agence sur les lacunes des données actuellement disponibles.

20. Il résulte, en premier lieu, de l'instruction qu'en vue d'exécuter cette injonction, le Premier ministre a adopté le décret du 16 octobre 2020 relatif au conseil à l'utilisation de produits phytopharmaceutiques et à la certification de leurs distributeurs et utilisateurs professionnels, dont les dispositions, codifiées dans le code rural et de la pêche maritime, permettront de s'assurer que les conseils délivrés aux agriculteurs sur les pratiques de désherbage en cas d'utilisation de VRTH feront l'objet d'une traçabilité effective. Il résulte, en second lieu, de l'instruction que le ministre de l'agriculture et de l'alimentation n'était pas complètement en mesure de mettre en oeuvre les recommandations en cause de l'ANSES avant qu'à sa demande, celle-ci lui remette, en février 2021, un rapport précisant les modalités selon lesquelles devra être conduite l'étude du métabolisme de dégradation des herbicides par les plantes VRTH et que les préconisations de ce rapport supposent elles-mêmes, d'après l'ANSES, le recueil de données et la conduite de nouvelles études. Concernant l'évaluation des risques, l'ANSES relève, dans ce rapport, que l'utilisation totale d'herbicides est plus élevée dans les parcelles VRTH et que le tournesol s'intègre dans des successions de culture dans lesquelles les herbicides de la même famille que ceux associés aux VRTH sont fréquemment utilisés. Elle conclut à l'accroissement du risque d'apparition de résistances chez les adventices. Concernant les risques pour la santé humaine, l'ANSES confirme l'insuffisance du dispositif de suivi mis en place. Ainsi, d'une part, elle estime nécessaire la réalisation d'une étude en vue d'identifier les résidus des substances actives des herbicides dans les produits destinés à la consommation humaine. D'autre part, elle préconise d'accroître l'effort de recherche des résidus de deux pesticides associés aux VRTH dans les produits à base de tournesol, dans le cadre des plans de surveillance et de contrôle pilotés par la direction générale de l'alimentation. Concernant les effets sur le milieu aquatique, l'ANSES recommande d'intégrer l'information sur le caractère VRTH ou non des cultures dans le registre parcellaire graphique de la politique agricole commune et d'expérimenter une mesure comparée des phytosanitaires sur les parcelles VRTH et non VRTH d'un même bassin versant.

21. Si les démarches entreprises témoignent d'un commencement d'exécution de l'injonction concernée et si le dispositif d'enquêtes périodiques " phytosanitaires - grandes cultures " des services statistiques du ministère de l'agriculture et de l'alimentation permettent de mesurer le risque de développement des résistances, le ministre n'a cependant pas encore pris les mesures nécessaires à l'évaluation des risques liés aux VRTH pour la santé humaine, ni, même s'il a fait valoir qu'un budget de 250 000 euros a été prévu à cet effet, les mesures nécessaires à l'évaluation des risques liés aux VRTH pour le milieu aquatique.

22. Il y a donc lieu, dans ces circonstances, de prononcer contre l'Etat, à défaut pour lui de justifier, dans les trois mois suivant la notification de la présente décision, de l'adoption d'un plan d'action définissant les mesures retenues en vue d'évaluer les risques liés aux VRTH pour la santé humaine et le milieu aquatique, une astreinte de 100 000 euros par semestre de retard à compter de l'expiration de ce délai.

Sur l'injonction mentionnée à l'article 5 de la décision du 7 février 2020 :

23. Par l'article 5 de la décision du 7 février 2020, le Conseil d'Etat a enjoint au Premier ministre de mettre en oeuvre la procédure prévue par l'article 16, paragraphe 2, de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002 concernant le catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles, pour être autorisé à prescrire des conditions de culture appropriées pour les VRTH issues de la mutagénèse utilisées en France.

24. Il résulte de l'instruction que, si le ministre de l'agriculture et de l'alimentation soutient qu'une base législative était nécessaire pour réglementer, dans un premier temps, les conditions de culture des VRTH avant de mettre en oeuvre la procédure de l'article 16, paragraphe 2, de la directive 2002/53/CE et que c'est à ce titre que l'article 44 de la loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l'enseignement supérieur a été adopté, il ne ressort pas des travaux préparatoires que cet article ait été adopté en lien avec la décision du 7 février 2020. Au demeurant, il n'est pas établi que cette intervention du législateur était nécessaire, compte tenu des compétences que tire le ministre de l'agriculture et de l'alimentation de l'article L. 253-7 du code rural et de la pêche maritime. Le ministre de l'agriculture et de l'alimentation fait également valoir qu'il a saisi, le 8 juillet 2020, l'Institut national de la recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) d'une demande d'appui pour définir les conditions appropriées de mise en culture des VRTH visant à prévenir le risque d'apparition de résistance et à élaborer des recommandations pour le conseil aux agriculteurs et que les recommandations figurant dans le rapport de cet institut, remis en octobre 2020, nécessitent une expertise complémentaire. Toutefois, il ne résulte pas de l'instruction que la saisine de l'INRAE, qui n'est d'ailleurs intervenue que cinq mois après la décision du 7 février 2020, ait été indispensable pour exécuter l'injonction mentionnée à l'article 5 de cette décision et, en tout état de cause, ce rapport date, à présent, d'un an. Enfin, si le ministre semble considérer que le rapport de l'INRAE ne comporte pas de recommandations opérationnelles qui pourraient être appliquées spécifiquement aux VRTH et faire donc l'objet de la procédure prévue par l'article 16, paragraphe 2, de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002, ce rapport comporte de telles recommandations en ce qui concerne tant la prophylaxie que les rotations ou la pratique du faux semis.

25. Il y a donc lieu, dans ces circonstances, de prononcer contre l'Etat, à défaut pour lui de justifier, dans les trois mois suivant la notification de la présente décision, de l'exécution de l'injonction figurant à l'article 5 de la décision du 7 février 2020, une astreinte de 500 euros par jour de retard jusqu'à la date à laquelle cette injonction aura reçu exécution.



D E C I D E :
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Article 1er : Une astreinte est prononcée contre l'Etat, s'il ne justifie pas avoir, dans les trois mois suivant la notification de la présente décision, adopté un plan d'action définissant les mesures retenues en vue d'évaluer les risques liés aux variétés de plantes rendues tolérantes aux herbicides pour la santé humaine et le milieu aquatique, en exécution de l'injonction mentionnée à l'article 4 de la décision du 7 février 2020. Le taux de cette astreinte est fixé à 100 000 euros par semestre de retard à compter du lendemain de l'expiration de ce délai et jusqu'à la date de cette exécution.
Article 2 : Une astreinte est prononcée contre l'Etat, s'il ne justifie pas avoir, dans les trois mois suivant la notification de la présente décision, exécuté l'injonction mentionnée à l'article 5 de la décision du 7 février 2020 et jusqu'à la date de cette exécution. Le taux de cette astreinte est fixé à 500 euros par jour de retard à compter du lendemain de l'expiration de ce délai.
Article 3 : Le Premier ministre et le ministre de l'agriculture et de l'alimentation communiqueront à la section du rapport et des études du Conseil d'Etat copie des actes justifiant les mesures prises pour assurer l'exécution des articles 1er et 2 de la présente décision.
Article 4 : Les questions suivantes sont renvoyées à la Cour de justice de l'Union européenne :
1° L'article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 mars 2001, relative à la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil, lu conjointement avec l'annexe I B, point 1, de cette directive et à la lumière du considérant 17 de celle-ci, doit-il être interprété en ce sens que, pour distinguer parmi les techniques/méthodes de mutagénèse les techniques/méthodes qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, au sens de l'arrêt de la Cour de justice du 25 juillet 2018, il y a lieu de ne considérer que les modalités selon lesquelles l'agent mutagène modifie le matériel génétique de l'organisme ou il y a lieu de prendre en compte l'ensemble des variations de l'organisme induites par le procédé employé, y compris les variations somaclonales, susceptibles d'affecter la santé humaine et l'environnement '
2° L'article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18/CE du 12 mars 2001, lu conjointement avec l'annexe I B, point 1, de cette directive et à la lumière du considérant 17 de celle-ci, doit-il être interprété en ce sens que, pour déterminer si une technique/méthode de mutagénèse a été traditionnellement utilisée pour diverses applications et si sa sécurité est avérée depuis longtemps, au sens de l'arrêt de la Cour de justice du 25 juillet 2018, il y a lieu de ne prendre en compte que les cultures en plein champ des organismes obtenus au moyen de cette méthode/technique ou s'il est possible de prendre également en compte les travaux et publications de recherches ne se rapportant pas à ces cultures et si, s'agissant de ces travaux et publications, seuls sont à considérer ceux qui portent sur les risques pour la santé humaine ou l'environnement'
Article 5 : Il est sursis à statuer sur les conclusions de la requête visant l'exécution des injonctions mentionnées aux articles 2 et 3 de la décision du 7 février 2020 jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions énoncées à l'article 4.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la Confédération paysanne, premier dénommé pour l'ensemble des requérants, au Premier ministre, au ministre de l'agriculture et de l'alimentation et au greffier de la Cour de justice de l'Union européenne.
Copie en sera adressée à la présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'Etat.

Délibéré à l'issue de la séance du 13 octobre 2021 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. I... C..., M. Pierre Collin, présidents de chambre ; M. G... K..., M. H... E..., M. D... J..., M. B... L..., M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat ; M. Géraud Sajust de Bergues, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 8 novembre 2021.


Le Président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Géraud Sajust de Bergues
La secrétaire :
Signé : Mme A... F...



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