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Ariane Web: Conseil d'État 464648, lecture du 21 juin 2022, ECLI:FR:CEORD:2022:464648.20220621

Décision n° 464648
21 juin 2022
Conseil d'État

N° 464648
ECLI:FR:CEORD:2022:464648.20220621
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés, formation collégiale
Mme A Courrèges, rapporteur
SCP LYON-CAEN, THIRIEZ ; SCP THOUVENIN, COUDRAY, GREVY ; SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP SPINOSI, avocats


Lecture du mardi 21 juin 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :
Par un déféré présenté sur le fondement des dispositions du cinquième alinéa de l'article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, le préfet de l'Isère a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Grenoble de suspendre l'exécution de la délibération du conseil municipal du 16 mai 2022 de la commune de Grenoble en tant qu'elle approuve l'article 10 du règlement des piscines municipales autorisant le port de certaines tenues de bain.

Par une ordonnance n° 2203163 du 25 mai 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a, après avoir admis les interventions de l'association Alliance citoyenne et de la Ligue des droits de l'homme, suspendu l'exécution des dispositions litigieuses en tant qu'elles autorisent l'usage de tenues de bains non près du corps moins longues que la mi-cuisse.

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 2 et 13 juin 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la commune de Grenoble demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement du cinquième alinéa de l'article L. 2131-6 du code général des collectivités :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) de rejeter la demande de suspension présentée par le préfet de l'Isère ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761 1 du code de justice administrative.


Elle soutient que :
- l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Grenoble est entachée d'irrégularité dès lors que, d'une part, sa minute n'a pas été signée dans les conditions prévues à l'article R. 7425 du code de justice administrative et, d'autre part, la solution adoptée, qui se prononce sur l'existence d'une méconnaissance du principe de neutralité du service public, excède les conclusions présentées par le préfet de l'Isère, qui ne portaient que sur une atteinte au principe de laïcité ;
- les premiers juges ont estimé à tort que la délibération portait une atteinte grave au principe de neutralité du service public ;
- eu égard, en premier lieu, aux larges marges de manoeuvres dont bénéficie le gestionnaire d'une piscine municipale pour définir les conditions de fonctionnement de ce service public facultatif, dans la limite des prescriptions prévues à l'article A 322 6 du code du sport, en deuxième lieu, au principe d'égalité d'accès des usagers au service public et, en dernier lieu, à l'acception véritable du principe de neutralité du service public lorsqu'il est opposé aux usagers du service public qui peuvent exprimer leurs croyances religieuses mais peuvent aussi se voir reconnaître l'exercice de leur liberté personnelle de se vêtir comme bon leur semble pourvu que le choix adopté ne porte pas atteinte à l'ordre public, au fonctionnement du service et aux droits des autres usagers, le conseil municipal pouvait se fonder sur l'intérêt général qui s'attache à un plus grand accès des usagers au service public pour adapter son règlement de service et approuver le nouvel article 10 du règlement des piscines municipales ;
- la délibération contestée ne méconnaît pas le principe de neutralité du service public et vise au contraire à conforter ce principe, dès lors que, d'une part, les objectifs qu'elle poursuit sont en lien avec l'intérêt du service et témoignent de la volonté de ne porter qu'un regard distancié sur les tenues de bain simplement limité à la prise en compte des exigences d'hygiène et de décence et, d'autre part, en désignant une tenue non près du corps et moins longue que la mi-cuisse les dispositions litigieuses adoptent une rédaction neutre qui ne renvoie pas nécessairement au port d'un vêtement à connotation religieuse ;
- à supposer que la disposition critiquée puisse désigner un vêtement religieux, l'analyse du tribunal est doublement erronée en droit en ce que la délibération ne modifie pas la nature des prestations offertes aux usagers des piscines municipales ni ne leur offre des prestations supplémentaires, en considération de leur religion et en ce que ni le principe de laïcité, ni celui de neutralité ne font par eux-mêmes obstacle à ce que l'administration puisse proposer aux usagers des aménagements tenant compte de leur profil ou de leurs habitudes dans la prestation qu'elle offre à ces derniers ;
- la délibération contestée n'a pas été adoptée en réponse à de prétendues pressions d'une association mais a été discutée et débattue en conseil municipal avec pour but de permettre à toute personne de se vêtir comme elle le souhaite au sein des piscines municipales ;
- ni le principe de neutralité du service public, ni le principe de laïcité ne font obstacle à ce que les usagers puissent exercer, au sein du service, leur liberté d'exprimer leurs opinions et convictions ainsi que leur liberté personnelle en se vêtant de la manière dont ils l'entendent ;
- le tribunal a méconnu son office faute d'avoir caractérisé la gravité de l'atteinte portée au principe de neutralité pour la seule raison que la tenue de bain ne serait pas près du corps à tous les niveaux ;
- les moyens tirés d'un détournement de pouvoir et d'une erreur manifeste d'appréciation résultant de l'absence de prise en compte du risque de troubles de nature à perturber le bon fonctionnement du service sont, d'une part, inopérants eu égard à l'objet du déféré préfectoral introduit dans le cadre du cinquième alinéa de l'article L. 2131 6 du code général des collectivités territoriales et, d'autre part, ne sont pas fondés.

Par des mémoires en intervention, enregistrés les 7 et 8 juin 2022, la Ligue des droits de l'homme et l'association Alliance citoyenne concluent à ce qu'il soit fait droit aux conclusions de la requête. Elles soutiennent que leurs interventions sont recevables et s'associent aux moyens de la requête.

Par un mémoire en défense, enregistré le 9 juin 2022, le préfet de l'Isère conclut au rejet de la requête. Il soutient que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Des observations, enregistrées le 10 juin 2022, ont été présentées par le ministre de l'intérieur.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 10 juin 2022, la Ligue du droit international des femmes demande au juge des référés du Conseil d'Etat de rejeter la requête. Elle soutient justifier d'un intérêt à intervenir et s'associe aux écritures du préfet de l'Isère.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule,
- le code général des collectivités territoriales ;
- la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat ;
- la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la commune de Grenoble, ainsi que la Ligue des droits de l'homme et l'Alliance citoyenne, et d'autre part, le ministre de l'intérieur et le préfet de l'Isère, ainsi que la Ligue du droit international des femmes ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 14 juin 2022, à 10 heures :

- Me Coudray, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la commune de Grenoble ;

- les représentants de la commune de Grenoble ;

- les représentantes du préfet de l'Isère et du ministre de l'intérieur ;

- Me Spinosi, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Ligue des droits de l'homme ;

- Me Molinié, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'Alliance citoyenne ;

- la représentante de l'Alliance citoyenne ;

- Me Thiriez, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Ligue du droit international des femmes ;

- la représentante de la Ligue du droit international des femmes ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;

Considérant ce qui suit :

1. En application du premier alinéa de l'article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, le représentant de l'Etat dans le département défère au tribunal administratif les actes mentionnés à l'article L. 2131-2 qu'il estime contraires à la légalité dans les deux mois suivant leur transmission. Aux termes du troisième alinéa de cet article, reproduit à l'article L. 554-1 du code de justice administrative : " Le représentant de l'Etat peut assortir son recours d'une demande de suspension. Il est fait droit à cette demande si l'un des moyens invoqués paraît, en l'état de l'instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l'acte attaqué. Il est statué dans un délai d'un mois ". Son cinquième alinéa, repris à l'article L. 554-3 du code de justice administrative, ajoute que " Lorsque l'acte attaqué est de nature à compromettre l'exercice d'une liberté publique ou individuelle, ou à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d'appel devant le Conseil d'Etat dans la quinzaine de la notification. En ce cas, le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat ou un conseiller d'Etat délégué à cet effet statue dans un délai de quarante-huit heures ".

2. Par délibération du 16 mai 2022, le conseil municipal de Grenoble a approuvé un nouveau règlement intérieur des quatre piscines municipales dont la commune est gestionnaire. L'article 10 de ce règlement, dans sa rédaction issue de cette délibération, dispose : " Pour des raisons d'hygiène et de sécurité, l'accès aux bassins se fait exclusivement dans une tenue de bain correspondant aux obligations suivantes : " (...) Les tenues de bain doivent être faites d'un tissu spécifiquement conçu pour la baignade, ajustées près du corps, et ne doivent pas avoir été portées avant l'accès à la piscine. Les tenues non prévues pour un strict usage de la baignade (short, bermuda, sous-vêtements etc), les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-short sont interdits. (...) ".

3. Sur le fondement des dispositions du cinquième alinéa de l'article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, le préfet de l'Isère a demandé au tribunal administratif de Grenoble de suspendre l'exécution de ces dispositions en se prévalant de l'atteinte portée aux principes de laïcité et de neutralité des services publics. Par une ordonnance du 25 mai 2022, dont la commune de Grenoble relève appel, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a suspendu l'exécution de l'article 10 du règlement des piscines de Grenoble en tant qu'il autorise l'usage de tenues de bains non près du corps moins longues que la mi-cuisse.

Sur les interventions :

4. Eu égard à l'objet et à la nature du litige, la Ligue des droits de l'homme et l'association Alliance citoyenne, d'un côté, et la Ligue du droit international des femmes, de l'autre, justifient d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien, respectivement, des conclusions de la commune de Grenoble et de leur rejet. Leurs interventions sont, par suite, recevables.

Sur la demande en référé :

5. En premier lieu, le moyen tiré de ce que la minute de l'ordonnance attaquée ne serait pas signée, en méconnaissance des dispositions de l'article R. 742-5 du code de justice administrative, manque en fait.

6. En second lieu, d'une part, il résulte des dispositions de l'article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales citées au point 1 que le représentant de l'Etat dans le département a la faculté, sur le fondement du troisième alinéa de cet article, d'assortir son recours contre un acte d'une commune qu'il estime contraire à la légalité d'une demande de suspension qui n'est alors subordonnée à aucune condition d'urgence et sur laquelle le juge des référés dispose d'un mois pour statuer. En revanche, il ne peut saisir le juge des référés d'une demande visant à ce qu'il statue, sur le fondement du cinquième alinéa, dans le très bref délai de 48 heures, que pour autant que l'acte attaqué est de nature à compromettre l'exercice d'une liberté publique ou individuelle ou, depuis l'ajout issu de l'article 5 de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, invoqué en l'espèce, " à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics ".

7. D'autre part, aux termes de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ". Aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l'article 1er de la Constitution : " La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ". Aux termes de l'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat : " La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ".

8. Le gestionnaire d'un service public est tenu, lorsqu'il définit ou redéfinit les règles d'organisation et de fonctionnement de ce service, de veiller au respect de la neutralité du service et notamment de l'égalité de traitement des usagers. S'il lui est loisible, pour satisfaire à l'intérêt général qui s'attache à ce que le plus grand nombre d'usagers puisse accéder effectivement au service public, de tenir compte, au-delà des dispositions légales et réglementaires qui s'imposent à lui, de certaines spécificités du public concerné, et si les principes de laïcité et de neutralité du service public ne font pas obstacle, par eux-mêmes, à ce que ces spécificités correspondent à des convictions religieuses, il n'est en principe pas tenu de tenir compte de telles convictions et les usagers n'ont aucun droit qu'il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l'article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Cependant, lorsqu'il prend en compte pour l'organisation du service public les convictions religieuses de certains usagers, le gestionnaire de ce service ne peut procéder à des adaptations qui porteraient atteinte à l'ordre public ou qui nuiraient au bon fonctionnement du service, notamment en ce que, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, elles rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l'égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l'obligation de neutralité du service public.

9. La commune de Grenoble, ainsi qu'il ressort de ses écritures et de ses déclarations à l'audience publique, soutient avoir introduit l'adaptation, rappelée au point 2, du règlement intérieur des piscines qu'elle gère au motif de permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps, quel que soit la raison de ce souhait. Cependant, d'une part, au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l'audience, l'adaptation exprimée par l'article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d'autoriser les costumes de bain communément dénommés " burkinis ", d'autre part, il résulte de l'instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d'hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse. Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d'une catégorie d'usagers et non pas, comme elle l'affirme, de tous les usagers. Si, ainsi qu'il a été rappelé au point précédent, une telle adaptation du service public pour tenir compte de convictions religieuses n'est pas en soi contraire aux principes de laïcité et de neutralité du service public, d'une part, elle ne répond pas au motif de dérogation avancé par la commune, d'autre part, elle est, par son caractère très ciblé et fortement dérogatoire à la règle commune, réaffirmée par le règlement intérieur pour les autres tenues de bain, sans réelle justification de la différence de traitement qui en résulte. Il s'ensuit qu'elle est de nature à affecter tant le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et ainsi le bon fonctionnement du service public, que l'égalité de traitement des usagers.

10. Il résulte de ce qui vient d'être dit qu'en procédant à l'adaptation en litige du règlement intérieur des piscines qu'elle gère, la commune de Grenoble a méconnu les conditions, rappelées au point 8, qui président à la faculté du gestionnaire d'un service public d'adapter ce service, y compris pour tenir compte de convictions religieuses. Dans ces conditions, la commune de Grenoble n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, qui, ce faisant, n'a pas statué au-delà des conclusions dont il était saisi, a estimé que les dispositions litigieuses portaient gravement atteinte au principe de neutralité des services publics.

11. Il résulte de ce qui précède que la requête de la commune de Grenoble doit être rejetée, y compris ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



O R D O N N E :
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Article 1er : Les interventions de la Ligue des droits de l'homme, de l'association Alliance citoyenne et de la Ligue du droit international des femmes sont admises.
Article 2 : La requête de la commune de Grenoble est rejetée.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la commune de Grenoble, au préfet de l'Isère, au ministre de l'intérieur, à la Ligue des droits de l'homme, à l'association Alliance citoyenne et à la Ligue du droit international des femmes.