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Ariane Web: Conseil d'État 472924, lecture du 21 avril 2023, ECLI:FR:CEORD:2023:472924.20230421

Décision n° 472924
21 avril 2023
Conseil d'État

N° 472924
ECLI:FR:CEORD:2023:472924.20230421
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Pierre Collin, président
M. Pierre Collin, rapporteur


Lecture du vendredi 21 avril 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 11 avril 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme B... A... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de la circulaire n° DP 2023/0022/C13 du 18 mars 2023 du garde des sceaux, ministre de la justice, relative au traitement judiciaire des infractions commises à l'occasion des manifestations ou des regroupements en lien avec les contestations contre la réforme des retraites ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Elle soutient que :
- le juge administratif est compétent pour connaître de la requête dès lors que la circulaire du 18 mars 2023 du garde des sceaux, ministre de la justice, a pour objet de donner aux procureurs de la République et aux procureurs généraux des directives générales en lien avec l'organisation du service public de la justice ;
- le juge des référés du Conseil d'Etat est compétent en premier et dernier ressort pour connaître des conclusions dirigées contre la circulaire contestée du garde des sceaux, ministre de la justice, en application du 2° de l'article R. 311-1 du code de justice administrative ;
- sa requête est recevable dès lors que la circulaire contestée, qui fait grief, revêt un caractère réglementaire ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que les prescriptions de la circulaire contestée, en premier lieu, ont vocation à être mises en oeuvre immédiatement lors des prochaines manifestations contre la réforme des retraites, en deuxième lieu, concernent un très grand nombre de personnes, les manifestants étant plus de trois millions lors des manifestations des 7 et 23 mars 2023 et, en dernier lieu, portent une atteinte grave et immédiate aux intérêts qu'elle entend défendre, à savoir la liberté de manifester sans avoir à craindre une répression policière disproportionnée ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la circulaire contestée, dont les prescriptions portent une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté de manifester et sont de nature à dissuader les personnes opposées à la réforme des retraites d'exercer leur liberté de manifester ;
- la circulaire contestée, en ce qu'elle enjoint de mettre en oeuvre toutes les mesures possibles en vue d'augmenter le nombre d'interpellations et de condamnations des manifestants opposés à la réforme des retraites, sans avoir égard à leur nécessité et à leur proportionnalité, favorise les atteintes aux libertés individuelles ;
- cette circulaire traduit une politique d'usage abusif de la garde à vue afin d'empêcher la participation aux manifestations, ainsi que le montre le faible taux de poursuites exercées à l'encontre des personnes placées en garde à vue.
Par un mémoire en défense, enregistré le 18 avril 2023, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut au rejet de la requête. Il soutient, à titre principal, que la requête est irrecevable en ce que la circulaire contestée ne fait pas grief et ne revêt pas un caractère impératif et, à titre subsidiaire, que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et qu'aucun des moyens soulevés n'est de nature à faire naître un doute sérieux quant à sa légalité.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- le code de procédure pénale ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, Mme A... et, d'autre part, le garde des sceaux, ministre de la justice ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 20 avril 2023, à 10 heures :

- Me Thiriez, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de Mme A... ;

- les représentants du garde des sceaux, ministre de la justice ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".

2. Mme B... A... demande au juge des référés du Conseil d'Etat de prononcer, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension de l'exécution de la circulaire du 18 mars 2023 du garde des sceaux, ministre de la justice, relative au traitement judiciaire des infractions commises à l'occasion des manifestations ou des groupements en lien avec les contestations contre la réforme des retraites.

3. Il ressort des indications données par le conseil de Mme A... au cours de l'audience publique que la demande de suspension ne vise que le point 1 de cette circulaire, intitulé " Un dispositif judiciaire adapté à la prévention et à la prise en compte d'éventuelles procédures en nombre " et non son point 2, intitulé " Les qualifications pénales susceptibles d'être retenues ", qui se borne à énoncer les infractions pénales dans le champ desquelles les comportements délictueux observés en marge des manifestations sont susceptibles d'entrer.

4. Pour établir l'existence d'un doute sérieux sur la légalité de la circulaire qu'elle conteste, Mme A... soutient que ses prescriptions porteraient une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté de manifester et seraient de nature à dissuader les personnes opposées à la réforme des retraites d'exercer cette liberté. Elle soutient, en particulier, que la circulaire donnerait instruction aux officiers de police judiciaire de procéder à des interpellations et à des placements en garde à vue préventifs, dans le seul but d'empêcher les personnes concernées de manifester ainsi que le montrerait le fait que ces placements en garde à vue ne débouchent pas, dans la grande majorité des cas, sur l'exercice de poursuites pénales.

5. Il ressort toutefois des énonciations mêmes de cette circulaire que celle-ci se borne, en premier lieu, à inviter les procureurs de la République à se rapprocher des autorités préfectorales en vue de se tenir informés des évènements prévus et des moyens mis en oeuvre pour garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Le garde des sceaux rappelle à cet égard aux procureurs qu'ils disposent, en vertu des articles 78-2 et 78-2-2 du code de procédure pénale, de la possibilité de délivrer, en vue de la recherche et de la poursuite d'infractions susceptibles d'être commises en marge des manifestations, des réquisitions aux fins de contrôle d'identité, de visite des véhicules et d'inspection visuelle et de fouille des bagages dans des lieux et pour une période de temps qu'ils déterminent et les invite à apprécier l'opportunité de délivrer de telles réquisitions au vu des éléments recueillis après concertation avec les autorités préfectorales. La circulaire invite, en deuxième lieu, les procureurs à veiller à ce que des moyens humains et matériels suffisants soient consacrés aux missions de police judiciaire, de manière à garantir, en cas d'interpellation, une information adéquate du ministère public et, le cas échéant, de la juridiction de jugement quant au contexte et au déroulement des faits. En troisième lieu, le garde des sceaux invite les procureurs à adapter l'organisation des parquets en vue de les mettre en capacité de traiter dans de bonnes conditions les procédures relatives aux infractions commises en marge des manifestations.

6. En revanche, et contrairement aux allégations de la requête, il ne ressort nullement des énonciations de la circulaire contestée que le garde des sceaux aurait donné instruction aux procureurs de la République de systématiquement délivrer des réquisitions aux fins de contrôle d'identité, de visite des véhicules et d'inspection visuelle et de fouille des bagages sur les lieux ou à proximité des manifestations, l'opportunité d'y procéder étant, ainsi qu'il a été dit, explicitement laissée à leur appréciation, au cas par cas. Cette circulaire n'a pas davantage, contrairement à ce qui est soutenu, pour objet ou pour effet d'inciter les procureurs à donner instruction aux officiers de police judiciaire de procéder au placement systématique de manifestants en garde à vue, mais vise seulement à ce que le traitement judiciaire des interpellations auxquelles il est susceptible d'être procédé en marge des manifestations soit opéré dans des conditions satisfaisantes. Si la requérante fait en outre valoir que les forces de l'ordre auraient irrégulièrement recouru à la technique dite de la nasse au cours des manifestations du mois de mars 2023 et que la plupart des placements en garde à vue intervenus à cette occasion auraient débouché sur des classements sans suite, ces circonstances sont sans incidence sur la portée de la circulaire contestée, telle qu'elle ressort de son contenu.

7. Il résulte de ce qui précède que ne peut être regardé comme de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la circulaire contestée le moyen tiré de ce que celle-ci constituerait une injonction du garde des sceaux, ministre de la justice, de mettre en oeuvre tous les moyens possibles pour augmenter le nombre d'interpellations et de condamnations de manifestants et qu'elle porterait ainsi une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté de manifester.

8. Par suite, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la recevabilité de la requête au fond, ni sur le respect de la condition d'urgence, la requête de Mme A... ne peut qu'être rejetée, y compris ses conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de Mme A... est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme B... A... et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Fait à Paris, le 21 avril 2023
Signé : Pierre Collin