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Ariane Web: Conseil d'État 469717, lecture du 15 juin 2023, ECLI:FR:CECHR:2023:469717.20230615

Décision n° 469717
15 juin 2023
Conseil d'État

N° 469717
ECLI:FR:CECHR:2023:469717.20230615
Inédit au recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
M. François-René Burnod, rapporteur
Mme Karin Ciavaldini, rapporteur public
SARL CABINET BRIARD, avocats


Lecture du jeudi 15 juin 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

M. C... A... et Mme B... A... ont demandé au tribunal administratif de Paris de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu auxquelles ils ont été assujettis au titre des années 2010 et 2011, ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1619151 du 17 avril 2019, ce tribunal a rejeté leur demande.

Par un arrêt n° 19PA01918 du 24 juin 2021, la cour administrative d'appel de Paris a, sur appel de Mme A... et de la succession de M. A..., annulé ce jugement et prononcé la décharge des impositions et pénalités en litige.

Par une décision n° 455794 du 11 février 2022, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a, sur le pourvoi du ministre de l'économie, des finances et de la relance, annulé cet arrêt et renvoyé l'affaire à la cour administrative d'appel de Paris.

Par un arrêt n° 22PA00670 du 21 octobre 2022, la cour, statuant sur renvoi du Conseil d'Etat a de nouveau annulé le jugement du tribunal administratif et prononcé la décharge des impositions et pénalités en litige.




Par un pourvoi et un mémoire en réplique, enregistrés les 15 décembre 2022 et 4 mai 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique demande au Conseil d'Etat d'annuler cet arrêt et de rejeter l'appel formé par Mme A... et de la succession de M. A....



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention conclue le 9 septembre 1966 entre la France et la Suisse en vue d'éliminer les doubles impositions en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. François-René Burnod, auditeur,

- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL cabinet Briard, avocat de Mme A... et de la succession de M. A... ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 9 juin 2023, présentée par Mme A... et la succession de M. A... ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société civile immobilière (SCI) SLJ a pour objet la gestion de biens immobiliers mis gratuitement à la disposition de M. A..., son principal associé, et de sa famille. Les 22 novembre 2010 et 26 décembre 2011, la société à responsabilité limitée (SARL) Navajo, dont M. A... est l'unique associé, a consenti à la société SLJ deux prêts d'un montant respectif de 1 300 000 euros et 800 000 euros. Ces sommes ont été utilisées par la société SLJ pour rembourser des avances en compte courant que lui avait consenties M. A... en vue du financement des travaux de construction et d'entretien de ses biens immobiliers. A l'issue d'un contrôle sur pièces des déclarations de revenus souscrites par M. et Mme A... au titre des années 2010 et 2011, l'administration fiscale a estimé que ces sommes avaient été mises par la société Navajo à la disposition de son associé, M. A..., par l'intermédiaire de la société SLJ et qu'elles constituaient par suite des distributions taxables entre les mains de ce dernier sur le fondement du a de l'article 111 du code général des impôts. Par un jugement du 17 avril 2019, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de M. et Mme A... tendant à la décharge des impositions supplémentaires auxquelles ils ont été assujettis en conséquence, ainsi que des pénalités correspondantes. Le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 21 octobre 2022 par lequel la cour administrative de Paris, statuant sur renvoi après l'annulation d'un premier arrêt par une décision du Conseil d'Etat du 11 février 2022, a annulé ce jugement et prononcé la décharge sollicitée.

Sur le pourvoi :

2. Aux termes de l'article 111 du code général des impôts : " Sont notamment considérés comme revenus distribués : a. Sauf preuve contraire, les sommes mises à la disposition des associés directement ou par personnes ou sociétés interposées à titre d'avances, de prêts ou d'acomptes (...) ". Si l'administration ne peut en principe regarder une somme mise par une société soumise à l'impôt sur les sociétés à la disposition d'une société civile immobilière dont le contribuable est l'associé tout en étant, parallèlement, associé de la première, comme constituant pour l'intéressé, sauf preuve contraire, un revenu distribué au sens de ces dispositions, il en va différemment si elle établit que la société civile immobilière en cause n'a fait que s'interposer entre la société soumise à l'impôt sur les sociétés et le contribuable, bénéficiaire réel de la distribution.

3. Pour juger que les sommes prétendument prêtées par la société Navajo à la société SLJ ne pouvaient être regardées comme mises à la disposition de leur associé commun, M. A..., par société interposée, et par suite taxables, sauf preuve contraire, entre les mains de ce dernier sur le fondement des dispositions précitées, la cour administrative d'appel s'est fondée sur la seule circonstance que le compte courant d'associé ouvert au nom de M. A... dans les livres de la société SLJ était créditeur, de telle sorte qu'il ne pouvait être regardé comme ayant reçu un prêt ou une avance de cette dernière société. En statuant ainsi, sans rechercher si, ainsi que le soutenait l'administration devant elle, la société SLJ n'avait fait que s'interposer entre la société Navajo et M. A... et si ce dernier pouvait être regardé comme le bénéficiaire réel des versements en cause, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.

4. Il en résulte, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'autre moyen de son pourvoi, que le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.

5. Aux termes du second alinéa de l'article L. 821-2 du code de justice administrative : " Lorsque l'affaire fait l'objet d'un second pourvoi en cassation, le Conseil d'Etat statue définitivement sur cette affaire ". Le Conseil d'Etat étant saisi, en l'espèce, d'un second pourvoi en cassation, il lui incombe de régler l'affaire au fond.

Sur la régularité du jugement :

6. Si les requérants soutiennent que le jugement serait entaché d'irrégularité pour avoir omis de se prononcer sur l'application au litige des stipulations de la convention fiscale conclue le 9 septembre 1966 entre la France et la Suisse, il résulte de l'instruction que l'administration s'est bornée à appliquer aux revenus regardés comme distribués par la société Navajo à M. A..., résident de Suisse, l'imposition au taux de 15 % prévue par le a) du 2 de l'article 11 de cette convention. En l'absence d'argumentation des requérants sur ce point et dès lors que les stipulations de la convention fiscale bilatérale ne faisaient pas obstacle à l'imposition en litige, ce qu'il aurait dû relever d'office si tel avait été le cas, le tribunal administratif a pu régulièrement s'abstenir de se prononcer sur cette question.

Sur la régularité de la procédure d'imposition :

7. En premier lieu, aux termes de l'article L. 57 du livre des procédures fiscales : " L'administration adresse au contribuable une proposition de rectification qui doit être motivée de manière à lui permettre de formuler ses observations ou de faire connaître son acceptation (...) ". S'il résulte de la proposition de rectification du 21 novembre 2013 que les sommes prêtées par la société Navajo à la société SLJ y étaient qualifiées tantôt de " prêts ", tantôt d'" avances ", cette circonstance est sans incidence sur la base légale du redressement, dont il était expressément indiqué qu'elle était le a de l'article 111 du code général des impôts, et sur les motifs de fait de la rectification envisagée, qui étaient également clairement exposés. Les contribuables n'ont, par suite, pas été privés de la garantie prévue par ces dispositions.

8. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 76 B du livre des procédures fiscales : " L'administration est tenue d'informer le contribuable de la teneur et de l'origine des renseignements et documents obtenus de tiers sur lesquels elle s'est fondée pour établir l'imposition faisant l'objet de la proposition prévue au premier alinéa de l'article L. 57 ou de la notification prévue à l'article L. 76. Elle communique, avant la mise en recouvrement, une copie des documents susmentionnés au contribuable qui en fait la demande ". L'obligation ainsi faite à l'administration fiscale d'informer le contribuable de l'origine et de la teneur des renseignements obtenus de tiers qu'elle a utilisés pour procéder à des rectifications a pour objet de permettre à celui-ci, notamment, de discuter utilement leur provenance ou de demander que les documents qui, le cas échéant, contiennent ces renseignements soient mis à sa disposition avant la mise en recouvrement des impositions qui en procèdent, afin qu'il puisse vérifier l'authenticité de ces documents et en discuter la teneur ou la portée. Les dispositions de l'article L. 76 B du livre des procédures fiscales instituent ainsi une garantie au profit de l'intéressé. Toutefois, la méconnaissance de ces dispositions par l'administration demeure sans conséquence sur le bien-fondé de l'imposition s'il est établi qu'eu égard à la teneur du renseignement, nécessairement connu du contribuable, celui-ci n'a pas été privé, du seul fait de l'absence d'information sur l'origine du renseignement, de cette garantie.

9. La proposition de rectification du 21 novembre 2013 pouvait, sans que les contribuables ne soient privés de la garantie prévue par ces dispositions, se borner à indiquer que l'administration s'était fondée, pour déterminer la destination des mouvements sur les comptes de cette société ainsi que les caractéristiques et les modalités de remboursement des prêts litigieux, sur " les documents obtenus par le service dans le cadre de la vérification de comptabilité de la SCI SLJ " sans mentionner de manière plus détaillée les documents en cause, dès lors que cette information était, eu égard à la teneur de ces renseignements, nécessairement connue par M. A..., gérant et associé à 99, 9 % de la société SLJ.

10. En dernier lieu, et ainsi que l'a jugé le Conseil d'Etat, statuant au contentieux par sa décision du 11 février 2022 dans la même instance, il résulte de l'instruction que l'administration, qui a explicitement fondé les rectifications auxquelles elle a procédé sur les dispositions précitées du a de l'article 111 du code général des impôts, s'est bornée, sans écarter comme ne lui étant pas opposable aucun acte passé par les contribuables ou par les sociétés en cause, à faire valoir que les sommes versées par la société Navajo à la société SLJ, immédiatement appréhendées par M. A..., associé commun de ces deux sociétés, devaient être regardées comme ayant été mises à la disposition de ce dernier par l'intermédiaire de la société SLJ et constituaient, faute de preuve contraire, des revenus distribués taxables entre ses mains en application de ces dispositions. Les contribuables ne sont, par suite, pas fondés à soutenir que l'administration aurait implicitement mis en oeuvre, pour établir ces impositions, la procédure de répression des abus de droit prévue à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales et les aurait privés des garanties dont est assortie cette procédure.

Sur le bien-fondé des impositions :

11. En premier lieu, il résulte de l'instruction que la société SLJ s'est endettée auprès de la société Navajo alors qu'elle ne percevait aucun revenu et n'était pas en mesure de rembourser ce prêt, en capital et intérêts, sans céder tout ou partie de son patrimoine. Par ailleurs, les sommes de 1 300 000 euros et de 800 000 euros versées par la société Navajo à titre de prêt à la société SLJ le 22 novembre 2010 et le 27 décembre 2011 ont immédiatement été appréhendées par M. A.... Par suite, l'administration fiscale était fondée à considérer que la société SLJ n'avait fait que s'interposer entre la société Navajo et M. A..., de sorte que les sommes prêtées par la société Navajo à la société SLJ ont été en réalité mises à la disposition de M. A..., au sens des dispositions du a de l'article 111 du code général des impôts.

12. En deuxième lieu, la circonstance que les sommes litigieuses aient été versées à titre de prêt par la société Navajo à la société SLJ fait obstacle à ce que M. A..., qui soutient avoir disposé également, au titre des années en litige, d'un compte courant créditeur dans les comptes de la société Navajo, puisse utilement se prévaloir de la compensation légale entre le montant de ce solde créditeur et celui des sommes mises à sa disposition par Navajo par l'intermédiaire de SLJ, celui-ci ne soutenant en tout état de cause nullement que le solde créditeur de son compte courant dans les écritures de la société Navajo aurait été réduit du montant des sommes en litige.

13. En troisième lieu, si le contribuable a toujours la faculté, pour faire obstacle à l'imposition entre ses mains des sommes regardées comme des distributions en application du a de l'article 111 du code général des impôts, d'apporter la preuve que ces sommes ont la nature d'un véritable prêt, cette preuve ne peut être apportée que par un acte ayant date certaine, conclu dès l'origine et précisant, en particulier, les dates et les modalités du remboursement. En l'espèce, la requérante, qui se borne à faire valoir que les contrats de prêt conclus entre les sociétés Navajo et SLJ qu'elle produit sont antérieurs aux opérations de contrôle, puisque l'administration les a obtenus à l'occasion de celles-ci, n'établit pas que ces contrats, lesquels n'ont pas date certaine, ont été conclus dès le versement des sommes en litige. Ils ne peuvent ainsi être regardés comme de nature à établir que les sommes en cause avaient le caractère d'un véritable prêt.

14. Il en résulte que l'administration était fondée à regarder les sommes litigieuses comme des revenus distribués, sans que la requérante ne soit fondée à obtenir leur plafonnement à la seule hauteur de la variation du solde de son compte courant d'associé dans les comptes de la société SLJ.

15. En dernier lieu, si la requérante invoque, dans le dernier état de ses écritures, le bénéfice de l'application de la convention conclue le 9 septembre 1966 entre la France et la Suisse, il résulte de l'instruction, ainsi qu'il a été dit, que les sommes en litige ont seulement été imposées au taux maximal de 15% prévu par les stipulations de l'article 11 de cette convention pour les dividendes provenant d'un Etat contractant et payés à un résident de l'autre Etat contractant. Ce moyen, qui n'est au demeurant pas assorti d'autre précision, ne peut, par suite, qu'être écarté.

Sur les pénalités :

16. Aux termes de l'article 1729 du code général des impôts : " Les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l'indication d'éléments à retenir pour l'assiette ou la liquidation de l'impôt ainsi que la restitution d'une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenu de l'Etat entraînent l'application d'une majoration de : a. 40 % en cas de manquement délibéré ; ".

17. Il résulte de l'instruction que M. A... contrôlait les deux sociétés Navajo et SLJ, que les sommes versées à titre de prêt ont immédiatement été appréhendées par celui-ci et que la société SLJ s'est endettée auprès de la société Navajo sans que cet endettement ne réponde, pour elle, à la moindre logique économique. Par suite, l'administration doit être regardée comme apportant la preuve que les contribuables, en interposant la société SLJ entre la société Navajo et le bénéficiaire réel des prêts ou avances en cause, se sont délibérément soustraits à l'impôt. Elle était ainsi fondée à leur appliquer la majoration pour manquement délibéré prévue par ces dispositions.

18. Il résulte de tout ce qui précède que Mme A... et la succession de M. A... ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.

19. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 21 octobre 2022 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.
Article 2 : La requête de Mme A... et de la succession de M. A... est rejetée.
Article 3 : Les conclusions présentées par Mme A... et la succession de M. A... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme A..., à la succession de M. A... et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 5 juin 2023 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Pierre Collin, M. Stéphane Verclytte, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, M. Hervé Cassagnabère, M. Christian Fournier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, Mme Françoise Tomé, conseillers d'Etat et M. François-René Burnod, auditeur-rapporteur.

Rendu le 15 juin 2023.

Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. François-René Burnod
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle