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Ariane Web: Conseil d'État 460492, lecture du 28 décembre 2023, ECLI:FR:CECHS:2023:460492.20231228

Décision n° 460492
28 décembre 2023
Conseil d'État

N° 460492
ECLI:FR:CECHS:2023:460492.20231228
Inédit au recueil Lebon
10ème chambre
M. Bertrand Dacosta, président
Mme Sophie Delaporte, rapporteur
M. Laurent Domingo, rapporteur public
SCP CELICE, TEXIDOR, PERIER, avocats


Lecture du jeudi 28 décembre 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

Par une décision du 16 juin 2023, le Conseil d'Etat statuant au contentieux a prononcé l'admission des conclusions du pourvoi de M. A... B... et Mme C... B... dirigées contre l'arrêt n° 19BX01725 du 17 novembre 2021 de la cour administrative d'appel de Bordeaux statuant sur l'appel formé par M. et Mme B... contre le jugement n° 1800020 du 28 février 2019 du tribunal administratif de Bordeaux, en tant que cet arrêt s'est prononcé, d'une part, sur l'indemnisation du préjudice lié à l'impossibilité de vendre le lot F créé lors de la division parcellaire d'un terrain dont ils sont propriétaires sur le territoire de la commune de Cussac-Fort-Médoc (Gironde) et, d'autre part, sur l'indemnisation des frais d'architecte qu'ils ont engagés.

Par un mémoire en défense, enregistré le 12 octobre 2023, la commune de Cussac-Fort-Médoc conclut au rejet du pourvoi et à ce qu'une somme de 3 500 euros soit mise à la charge de M. et Mme B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient qu'aucun des moyens soulevés par les requérants n'est fondé et qu'il y a lieu de procéder à deux substitutions de motifs en cassation.

Par un mémoire en réplique, enregistré le 8 décembre 2023, M. et Mme B... reprennent les conclusions de leur pourvoi par les mêmes moyens.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code civil ;
- le code de l'urbanisme ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Sophie Delaporte, conseillère d'Etat,

- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Boré, Salve de Bruneton, Mégret, avocat de M. et Mme B... et à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la commune de Cussac-Fort-Médoc ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, dans le but de construire six maisons d'habitation sur un terrain dont ils sont propriétaires à Cussac-Fort-Médoc, préalablement divisé en six lots (A à F), M. et Mme B... ont sollicité cinq permis de construire, une sixième demande étant déposée par un acquéreur potentiel du lot F. Les décisions des 8 mars et 5 mai 2011 par lesquelles le maire de Cussac-Fort-Médoc a refusé ces permis de construire ont été annulées par deux jugements du tribunal administratif de Bordeaux du 6 juin 2013. La cour administrative d'appel de Bordeaux, par un arrêt, devenu définitif, du 25 juin 2015, a rejeté les appels formés par la commune contre ces jugements. M. et Mme B... ont alors saisi le tribunal administratif de Bordeaux de conclusions tendant à la condamnation de la commune de Cussac-Fort-Médoc à les indemniser des préjudices résultant des illégalités fautives commises par celle-ci, pour un montant de 162 886 euros. Par un jugement en date du 28 février 2019, le tribunal administratif de Bordeaux a fait droit à leurs conclusions à hauteur de 10 000 euros. Par une décision n° 460492 du 16 juin 2023, le Conseil d'Etat statuant au contentieux a prononcé l'admission partielle de leur pourvoi contre l'arrêt n° 19BX01725 du 17 novembre 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté leur requête d'appel tendant à la réformation de ce jugement du 28 février 2019 du tribunal administratif de Bordeaux, en tant que cet arrêt s'est prononcé, d'une part, sur l'indemnisation du préjudice lié à l'impossibilité de vendre le lot F créé lors de la division parcellaire du terrain dont ils sont propriétaires et, d'autre part, sur l'indemnisation des frais d'architecte qu'ils ont engagés.

Sur les conclusions du pourvoi dirigées contre l'arrêt attaqué en tant qu'il s'est prononcé sur l'indemnisation du préjudice lié à l'impossibilité de vendre le lot F :

2. L'ouverture du droit à indemnisation est subordonnée au caractère direct et certain des préjudices invoqués. La perte de bénéfices ou le manque à gagner découlant de l'impossibilité de réaliser une opération immobilière en raison d'un refus illégal de permis de construire revêt un caractère éventuel et ne peut, dès lors, en principe, ouvrir droit à réparation. Il en va toutefois autrement si le requérant justifie de circonstances particulières, tels que des engagements souscrits par de futurs acquéreurs ou l'état avancé des négociations commerciales avec ces derniers, permettant de faire regarder ce préjudice comme présentant, en l'espèce, un caractère direct et certain. Il est fondé, si tel est le cas, à obtenir réparation au titre du bénéfice qu'il pouvait raisonnablement attendre de cette opération.

3. Les requérants faisaient valoir, devant les juges du fond, qu'ils avaient subi un préjudice résultant de l'impossibilité de vendre le lot F en raison du refus opposé illégalement, par la commune de Cussac-Fort-Médoc, à la demande de permis de construire déposée par la candidate à l'acquisition du lot, en produisant, au soutien de leur demande, un " engagement unilatéral d'achat " de cette dernière, daté du 26 janvier 2011, pour un prix fixé à 55 000 euros. Pour estimer que cet engagement unilatéral d'achat, dont elle ne contestait pas le caractère ferme et précis, ne démontrait pas le caractère sérieux des intentions de la candidate sur le lot F, la cour s'est fondée sur le fait que celle-ci avait finalement acquis une autre parcelle appartenant à M. et Mme B..., alors que cette circonstance était sans incidence sur l'appréciation de ses intentions sur le lot F. Elle a ainsi entaché son arrêt d'erreur de droit.

4. Si la commune de Cussac-Fort-Médoc demande que soit substitué au motif retenu par l'arrêt attaqué un motif tiré de ce qu'il ne tenait qu'à M. et Mme B... de concrétiser la vente du lot F en acceptant les termes de l'engagement unilatéral d'achat, un tel motif comporte, en l'espèce, l'appréciation de circonstances de fait et ne peut, par suite, être substitué par le juge de cassation au motif erroné retenu par la cour administrative d'appel pour justifier le dispositif de son arrêt sur ce point.

Sur les conclusions du pourvoi dirigées contre l'arrêt attaqué en tant qu'il s'est prononcé sur l'indemnisation du préjudice lié aux frais d'architecte engagés :

5. M. et Mme B... faisaient valoir, devant les juges du fond, qu'ils avaient exposé en pure perte des frais d'architecte en raison du refus illégal opposé par la commune de Cussac-Fort-Médoc à leurs demandes de permis de construire. En se fondant, pour rejeter ces conclusions, sur le fait que ceux-ci étaient dans l'obligation d'exposer ces dépenses puisqu'ils étaient tenus de faire appel à un architecte pour présenter leurs dossiers de permis de construire, alors que ces frais, engagés en vain pour chaque permis de construire illégalement refusé par la commune, constituaient un préjudice indemnisable sous réserve que les requérants justifient de leur paiement, la cour a commis une erreur de droit.

6. La commune de Cussac-Fort-Médoc demande que soit substitué au motif retenu par la cour un motif tiré soit du fait que certains des permis de construire demandés ont finalement été délivrés, justifiant les frais d'architecte engagés pour leur obtention, soit du fait que les dépenses alléguées n'existent pas, la mission de l'architecte ayant été réalisée à titre gracieux. Toutefois, de tels motifs comportent l'appréciation de circonstances de fait et ne peuvent, par suite, être substitués par le juge de cassation au motif erroné retenu par la cour administrative d'appel pour justifier le dispositif de son arrêt sur ce point.

7. Il résulte de ce qui précède que M. et Mme B... sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt qu'ils attaquent, dans la mesure des conclusions de leur pourvoi qui ont été admises.

Sur les frais liés au litige :

8. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de M. et Mme B..., qui ne sont pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que demande la commune de Cussac-Fort-Médoc au titre de cet article. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la commune de Cussac-Fort-Médoc la somme de 3 000 euros au titre de ce même article.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 17 novembre 2021 de la cour administrative d'appel de Bordeaux est annulé en tant qu'il a statué sur l'indemnisation du préjudice lié à l'impossibilité de vendre le lot F et sur l'indemnisation des frais d'architecte engagés par M. et Mme B....
Article 2 : L'affaire est renvoyée dans cette mesure à la cour administrative d'appel de Bordeaux.
Article 3 : La commune de Cussac-Fort-Médoc versera à M. et Mme B... la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Les conclusions présentées au même titre par la commune de Cussac-Fort-Médoc sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. et Mme A... B... et à la commune de Cussac-Fort-Médoc.

Délibéré à l'issue de la séance du 13 décembre 2023 où siégeaient : M. Bertrand Dacosta, président de chambre, présidant ; M. Alexandre Lallet, conseiller d'Etat et Mme Sophie Delaporte, conseillère d'Etat-rapporteure.

Rendu le 28 décembre 2023.

Le président :
Signé : M. Bertrand Dacosta

La rapporteure:
Signé : Mme Sophie Delaporte

La secrétaire :
Signé : Mme Sylvie Leporcq