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Ariane Web: Conseil d'État 504733, lecture du 15 juillet 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:504733.20250715

Décision n° 504733
15 juillet 2025
Conseil d'État

N° 504733
ECLI:FR:CECHR:2025:504733.20250715
Inédit au recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
M. Benjamin Duca-Deneuve, rapporteur
Mme Karin Ciavaldini, rapporteure publique
JORION, avocats


Lecture du mardi 15 juillet 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Mayotte, le 28 juin 2024, d'annuler l'arrêté du même jour par lequel le préfet de Mayotte l'a déclaré démissionnaire d'office de son mandat de conseiller départemental de Mayotte. Ce tribunal se trouvant dessaisi en application de l'article R. 117 du code électoral, M. B... a transmis cette protestation, enregistrée le 27 mai 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par laquelle il demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêté ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code électoral, notamment ses articles L. 199 et L. 205 ;
- le code pénal ;
- le code de procédure pénale, notamment son article 471 ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- la décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025 du Conseil constitutionnel ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Benjamin Duca-Deneuve, auditeur,

- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteure publique ;




Considérant ce qui suit :

1. Il résulte de l'instruction que, par un jugement du 25 juin 2024, le tribunal judiciaire de Mamoudzou a condamné M. A... B... à un an d'emprisonnement, dont six mois assortis du sursis, à une amende délictuelle de 25 000 euros et aux peines complémentaires d'interdiction de toute fonction publique ou de tout emploi public et d'inéligibilité pendant une durée de deux ans avec exécution provisoire. M. B... a interjeté appel de ce jugement. Par un arrêté du 28 juin 2024, le préfet de Mayotte a déclaré M. B... démissionnaire d'office de son mandat de conseiller départemental de Mayotte. M. B... demande au Conseil d'Etat, après dessaisissement du tribunal administratif de Mayotte en application de l'article R. 117 du code électoral, l'annulation de cet arrêté.

Sur le cadre juridique applicable :

2. D'une part, aux termes de l'article L. 205 du code électoral : " Tout conseiller départemental qui, pour une cause survenue postérieurement à son élection, se trouve dans un des cas d'inéligibilité prévus par les articles L. 195, L. 196, L. 199 et L. 200 ou se trouve frappé de l'une des incapacités qui font perdre la qualité d'électeur, est déclaré démissionnaire par le représentant de l'Etat dans le département, sauf réclamation au tribunal administratif dans les dix jours de la notification, et sauf recours au Conseil d'Etat, conformément aux articles L. 222 et L. 223. Lorsqu'un conseiller départemental est déclaré démissionnaire d'office à la suite d'une condamnation pénale définitive prononcée à son encontre et entraînant de ce fait la perte de ses droits civiques et électoraux, le recours éventuel contre l'acte de notification du préfet n'est pas suspensif. / Le premier alinéa est applicable au cas où l'inéligibilité est antérieure à l'élection mais portée à la connaissance du représentant de l'Etat dans le département postérieurement à l'enregistrement de la candidature ". Aux termes de l'article L. 199 du même code : " Sont inéligibles les personnes désignées à l'article L. 6 et celles privées de leur droit d'éligibilité par décision judiciaire en application des lois qui autorisent cette privation ".

3. D'autre part, aux termes du quatrième alinéa de l'article 471 du code de procédure pénale : " Les sanctions pénales prononcées en application des articles 131-4-1 à 131-11 et 132-25 à 132-70 du code pénal peuvent être déclarées exécutoires par provision ". En vertu des articles 131-10 et 131-26 du code pénal, l'interdiction de tout ou partie des droits civiques, parmi lesquels l'éligibilité, peut être prononcée à titre de peine complémentaire lorsque la loi le prévoit.

4. Il résulte de ces dispositions combinées que, dès lors qu'un conseiller départemental se trouve, pour une cause survenue postérieurement à son élection, privé du droit électoral, en vertu d'une condamnation devenue définitive ou d'une condamnation dont le juge pénal a décidé l'exécution provisoire, le préfet est tenu de le déclarer immédiatement démissionnaire d'office.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

5. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

6. A l'appui de sa protestation, M. B... soutient, lorsqu'il en est fait application à la suite d'une condamnation à une peine d'inéligibilité assortie de l'exécution provisoire, d'une part, que les dispositions combinées des articles L. 199 et L. 205 du code électoral portent une atteinte disproportionnée à la libre administration des collectivités territoriales, d'autre part, que les dispositions de l'article L. 205 du code électoral méconnaissent le droit d'éligibilité, et enfin, que les dispositions du quatrième alinéa de l'article 471 du code de procédure pénale méconnaissent le respect des droits de la défense.

En ce qui concerne le quatrième alinéa de l'article 471 du code de procédure pénale :

7. En application des dispositions du quatrième alinéa de l'article 471 du code de procédure pénale, le tribunal judiciaire de Mamoudzou a décidé que serait exécutée par provision la peine complémentaire d'inéligibilité à laquelle il a condamné M. B..., lequel demande l'annulation de l'arrêté du préfet de Mayotte qui, ayant constaté cette condamnation, l'a déclaré démissionnaire d'office de son mandat de conseiller départemental. Dès lors que M. B... ne peut utilement contester devant le juge électoral la régularité ou le bien-fondé de la décision par laquelle la juridiction judiciaire a prononcé une sanction pénale et décidé son exécution provisoire en application des dispositions du quatrième alinéa de l'article 471 du code de procédure pénale, ces dispositions ne peuvent être regardées comme applicables, au sens de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, au litige dont le juge administratif est saisi.

En ce qui concerne les articles L. 199 et L. 205 du code électoral :

8. En premier lieu, aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, la loi " doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talents ". Le législateur est compétent, en vertu de l'article 34 de la Constitution, pour fixer les règles concernant le régime électoral des assemblées locales ainsi que les conditions d'exercice des mandats électoraux et des fonctions électives des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales. Il ne saurait priver un citoyen du droit d'éligibilité dont il jouit en vertu de l'article 6 de la Déclaration du 26 août 1789 que dans la mesure nécessaire au respect du principe d'égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l'électeur.

9. Par sa décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025, le Conseil constitutionnel a estimé que les dispositions relatives à la démission d'office d'un conseiller municipal condamné à une peine d'inéligibilité assortie de l'exécution provisoire, telles qu'interprétées par la jurisprudence constante du Conseil d'Etat, visent à garantir l'effectivité de la décision de justice afin d'assurer, en cas de recours, l'efficacité de la peine et de prévenir la récidive et que ce faisant, elles mettent en oeuvre l'exigence constitutionnelle qui s'attache à l'exécution des décisions de justice en matière pénale, contribuent à renforcer l'exigence de probité et d'exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants, mettant ainsi en oeuvre l'objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Le Conseil constitutionnel a ensuite relevé que la démission d'office ne peut intervenir qu'en cas de condamnation à une peine d'inéligibilité expressément prononcée par le juge pénal, à qui il revient d'en moduler la durée ou de décider de ne pas la prononcer en fonction des circonstances de chaque espèce. Il revient également au juge pénal de décider si la peine doit être assortie de l'exécution provisoire, après débat contradictoire, en appréciant le caractère proportionné de l'atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l'exercice d'un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l'électeur. Il a en conséquence écarté le grief tiré de la méconnaissance du droit d'éligibilité par ces dispositions.

10. Les dispositions contestées du code électoral relatives à la démission d'office des conseillers départementaux condamnés à une peine d'inéligibilité étant analogues à celles du même code relatives à la démission d'office des conseillers municipaux condamnés à une peine d'inéligibilité, le même grief tiré de ce qu'elles porteraient atteinte au droit d'éligibilité ne peut être regardé comme sérieux.

11. En second lieu, en vertu de l'article 72 de la Constitution : " (...) Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences (...) ".

12. Eu égard à l'objectif de valeur constitutionnelle qu'elles poursuivent et ainsi que le Conseil constitutionnel l'a jugé par sa décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025 s'agissant des dispositions relatives à la démission d'office des conseillers municipaux condamnés à une peine d'inéligibilité, les dispositions contestées du code électoral relatives aux conseillers départementaux ne peuvent être regardées comme portant une atteinte disproportionnée à la libre administration des collectivités territoriales.

13. Il résulte de tout ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Il n'y a, par suite, pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

Sur la protestation :

14. En premier lieu, il résulte de ce qui a été dit aux points 8 à 13 que doit être écarté le moyen tiré de ce que l'arrêté attaqué serait privé de base légale du fait de l'inconstitutionnalité des dispositions des articles L. 199 et L. 205 du code électoral.

15. En deuxième lieu, lorsqu'un conseiller départemental se trouve, pour une cause survenue postérieurement à son élection, privé du droit électoral en vertu d'une condamnation à une peine d'inéligibilité devenue définitive ou d'une condamnation à une peine d'inéligibilité dont le juge pénal a décidé l'exécution provisoire, l'acte par lequel le préfet, qui se trouve en situation de compétence liée, le déclare, en application de l'article L. 205 du code électoral, démissionnaire d'office, se borne à tirer les conséquences de la condamnation prononcée par le juge pénal. Par suite, les moyens tirés de ce que cet arrêté ne serait pas motivé en droit et de ce qu'il aurait été pris au terme d'une procédure irrégulière, faute d'avoir été précédé d'une procédure contradictoire en méconnaissance des dispositions des articles L. 121-1 et L. 211-2 du code des relations entre le public et l'administration, sont inopérants et ne peuvent qu'être écartés.

16. En troisième lieu, la circonstance que l'arrêté attaqué mentionne non seulement la peine complémentaire d'inéligibilité prononcée par le tribunal judiciaire de Mamoudzou dans son jugement du 25 juin 2024, dont le préfet a tiré les conséquences en déclarant par cet arrêté l'élu concerné démissionnaire d'office de son mandat, mais aussi la peine complémentaire d'interdiction d'exercer une fonction publique ou un emploi public pendant une durée de deux ans également prononcée par ce juge, est sans incidence sur la légalité de l'arrêté attaqué. Par suite, le moyen tiré de ce que l'article 131-27 du code pénal dispose que cette seconde peine n'est pas applicable à l'exercice d'un mandat électif est inopérant.

17. En quatrième lieu, le grief tiré de ce que le recours effectué sous dix jours par M. B... a suspendu l'effet de l'arrêté attaqué est inopérant à l'encontre de l'arrêté lui-même. Il doit donc être écarté.

18. En cinquième et dernier lieu, ainsi qu'il a été dit au point 7, il n'appartient ni au préfet, ni au juge administratif d'examiner la régularité externe ou le bien-fondé de la décision par laquelle une juridiction de l'ordre judiciaire prononce une sanction pénale. Par suite, le moyen tiré de ce que l'arrêté contesté serait illégal en tant qu'il tire les conséquences d'une décision du juge pénal faisant une application erronée de la réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel citée au point 9, en ce qui concerne les conditions dans lesquelles il peut prononcer une peine d'inéligibilité assortie d'une exécution provisoire, ne peut qu'être écarté.

19. Il résulte de tout ce qui précède que la protestation de M. B... doit être rejetée, y compris ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B....
Article 2 : La protestation de M. B... est rejetée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur, à M. A... B... et au préfet de Mayotte.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 2 juillet 2025 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Thomas Andrieu, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, Mme Emilie Bokdam-Tognetti, M. Philippe Ranquet, Mme Sylvie Pellissier, Mme Catherine Fischer-Hirtz, conseillers d'Etat et M. Benjamin Duca-Deneuve, auditeur-rapporteur.

Rendu le 15 juillet 2025.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Benjamin Duca-Deneuve
La secrétaire :
Signé : Mme Catherine Xavier