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Ariane Web: Conseil d'État 463374, lecture du 18 juillet 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:463374.20250718

Décision n° 463374
18 juillet 2025
Conseil d'État

N° 463374
ECLI:FR:CECHR:2025:463374.20250718
Inédit au recueil Lebon
3ème - 8ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
M. Paul Levasseur, rapporteur
M. Thomas Pez-Lavergne, rapporteur public
CABINET QOLUMN (SARL), avocats


Lecture du vendredi 18 juillet 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et quatre nouveaux mémoires, enregistrés les 20 et 21 avril 2022, le 28 juin 2023 et les 4 avril et 11 octobre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le Syndicat professionnel du chanvre demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite, résultant du silence gardé sur sa demande du 20 décembre 2021 par laquelle l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) a refusé d'abroger sa prise de position valant lignes directrices, révélée par un courriel du 2 juin 2021 et un courrier du 17 août 2021 aux organismes certificateurs en agriculture biologique, selon laquelle les produits alimentaires à base de chanvre, les extraits de chanvre et les produits alimentaires contenant du cannabidiol (CBD) ne peuvent pas être certifiés en agriculture biologique ;

2°) de mettre à la charge de l'INAO la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le règlement (CE) 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002 ;
- le règlement (CE) 852/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 ;
- le règlement (UE) 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 ;
- le règlement (UE) 2018/848 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 ;
- le règlement d'exécution (UE) 2017/2470 de la Commission du 20 décembre 2017 ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 19 novembre 2020 (C-663/18) ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Paul Levasseur, auditeur,

- les conclusions de M. Thomas Pez-Lavergne, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, au cabinet François Pinet, avocat de l'Institut national de l'origine et de la qualité ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier que, par un courriel du 2 juin 2021, l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) a indiqué aux organismes certificateurs en agriculture biologique mentionnés aux articles L. 642-28 et suivants du code rural et de la pêche maritime que les fleurs et feuilles de chanvre et le cannabidiol (CBD) ne pouvaient être ni certifiés en agriculture biologique, ni utilisés dans les produits alimentaires certifiés en agriculture biologique. Cette position a été réitérée et précisée par un courrier du 17 août 2021 indiquant qu'il n'était pas possible de certifier en agriculture biologique les produits à base de CBD (hors huile de chanvre non enrichie en CBD) et les produits alimentaires enrichis en CBD. Par un courrier du 16 décembre 2021, le Syndicat professionnel du chanvre a saisi l'INAO d'une demande d'abrogation de cette prise de position valant ligne directrice. Il demande l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet née du silence gardé par l'INAO sur sa demande. Au vu des moyens qu'il soulève, ses conclusions doivent être regardées comme dirigées contre ce refus d'abrogation en tant qu'il porte, d'une part, sur les feuilles et fleurs de chanvre, d'autre part, sur le CBD à usage alimentaire et les produits alimentaires à base de CBD ou enrichis en CBD.

2. L'effet utile de l'annulation pour excès de pouvoir du refus opposé à la demande mentionnée au point précédent réside dans l'obligation, que le juge peut prescrire d'office en vertu des dispositions de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, pour l'autorité compétente, de prendre les mesures jugées nécessaires. La légalité de ce refus doit, dès lors, être appréciée par ce juge au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision.

Sur la certification en agriculture biologique des fleurs et feuilles de chanvre :

3. Il ressort des pièces du dossier que, par un courriel du 7 février 2023, l'INAO a indiqué aux organismes certificateurs en agriculture biologique que les feuilles et fleurs de chanvre étaient désormais certifiables en agriculture biologique. Il a ainsi abrogé sur ce point la prise de position contestée et la requête est, dans cette mesure, devenue sans objet.

Sur la certification en agriculture biologique du CBD et des produits alimentaires à base de CBD ou enrichis en CBD :

4. Aux termes de l'article L. 641-13 du code rural et de la pêche maritime : " Peuvent bénéficier de la mention 'agriculture biologique' les produits agricoles, transformés ou non, qui satisfont aux exigences de la réglementation communautaire relative à la production biologique et à l'étiquetage des produits biologiques ou, le cas échéant, aux conditions définies par les cahiers des charges homologués par arrêté du ou des ministres intéressés sur proposition de l'Institut national de l'origine et de la qualité ". Le règlement (UE) 2018/848 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 relatif à la production biologique et à l'étiquetage des produits biologiques a défini de manière exhaustive, sans renvoyer à l'adoption de textes d'application par les Etats membres et sans que de tels textes soient rendus nécessaires pour sa pleine efficacité, les règles relatives à la production biologique de végétaux et à la commercialisation de tels produits. Par suite, les autorités nationales ne sont pas compétentes pour édicter des dispositions nationales précisant ou complétant cette réglementation.

5. Au soutien de sa prise de position, l'INAO fait valoir, d'une part, que le CBD n'est pas un " produit agricole transformé destiné à l'alimentation humaine " entrant dans le champ d'application du règlement (UE) 2018/848 et, d'autre part, que sa qualité de " nouvel aliment " au sens du règlement (UE) 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 relatif aux nouveaux aliments fait obstacle à ce qu'il bénéficie de la mention " agriculture biologique ".

6. En premier lieu, aux termes du paragraphe 1 de l'article 2 du règlement (UE) 2018/848 mentionné au point 4 : " Le présent règlement s'applique aux produits ci-après provenant de l'agriculture (...) qui sont énumérés à l'annexe I du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, et des produits dérivant de ces produits, lorsqu'ils sont produits, préparés, étiquetés, distribués, mis sur le marché, importés dans ou exportés depuis l'Union, ou qu'ils sont destinés à l'être : / a) produits agricoles vivants ou non transformés (...) / b) produits agricoles transformés destinés à l'alimentation humaine (...) ". L'article 3 du même règlement dispose que : " Aux fins du présent règlement, on entend par : (...) 45) 'denrées alimentaires' : les denrées alimentaires au sens de l'article 2 du règlement (CE) n° 178/2002 du Parlement européen et du Conseil ; (...) 72) 'produits transformés' : les produits transformés, au sens de l'article 2, paragraphe 1, point o), du règlement (CE) n° 852/2004, indépendamment des opérations d'emballage ou d'étiquetage ; 73) 'transformation' : une transformation au sens de l'article 2, paragraphe 1, point m), du règlement (CE) n° 852/2004 (...) ".

7. D'une part, l'article 2 du règlement (CE) 852/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relatif à l'hygiène des denrées alimentaires définit la " transformation " comme " toute action entraînant une modification importante du produit initial, y compris par chauffage, fumaison, salaison, maturation, dessiccation, marinage, extraction, extrusion, ou une combinaison de ces procédés " et les " produits transformés " comme " les denrées alimentaires résultant de la transformation de produits non transformés. Ces produits peuvent contenir des substances qui sont nécessaires à leur fabrication ou pour leur conférer des caractéristiques spécifiques ".

8. D'autre part, l'article 2 du règlement (CE) 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002 établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l'Autorité européenne de sécurité des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires définit une " denrée alimentaire " comme " toute substance ou produit, transformé, partiellement transformé ou non transformé, destiné à être ingéré ou raisonnablement susceptible d'être ingéré par l'être humain ".

9. Il ressort des pièces du dossier que le CBD est obtenu par extraction du chanvre (Cannabis sativa), qui constitue un produit agricole à raison de son inscription à l'annexe I du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Par conséquent, dans la mesure où il est destiné à être ingéré par l'être humain, le CBD doit, en principe, être considéré comme une denrée alimentaire issue de la transformation d'un produit agricole et peut en conséquence être qualifié de " produit agricole transformé destiné à l'alimentation humaine ", au sens du règlement (UE) 2018/848 du 30 mai 2018 relatif à la production biologique et à l'étiquetage des produits biologiques.

10. En deuxième lieu, le règlement (UE) 2015/2283 mentionné au point 5 interdit la mise sur le marché de l'Union européenne, tant qu'ils n'ont pas été autorisés selon la procédure prévue au chapitre III de ce même règlement, de " nouveaux aliments ", définis par le paragraphe a) de son article 3 comme toute " denrée alimentaire dont la consommation humaine était négligeable au sein de l'Union avant le 15 mai 1997 " et relevant de l'une des dix catégories listées par ce même paragraphe. L'article 5 de ce règlement dispose que " la Commission peut décider, de sa propre initiative ou à la demande d'un État membre, par voie d'actes d'exécution, si une denrée alimentaire particulière relève ou non de la définition d'un nouvel aliment ". L'article 6 du même règlement prévoit que " la Commission établit et met à jour une liste de l'Union faisant apparaître les nouveaux aliments autorisés à être mis sur le marché dans l'Union ". Il ressort du règlement d'exécution (UE) 2017/2470 de la Commission du 20 décembre 2017 établissant la liste de l'Union des nouveaux aliments que, pour l'application de ces dispositions, d'une part, la Commission européenne a classé les extraits de cannabis et les produits en dérivant contenant des cannabinoïdes, dont le CBD, parmi les " nouveaux aliments " et, d'autre part, elle ne les a pas fait figurer dans la liste, en annexe à ce règlement, des " nouveaux aliments " dont la mise sur le marché dans l'Union est autorisée. Il s'ensuit que le CBD constitue un " nouvel aliment " dont la mise sur le marché en tant que denrée alimentaire n'est pas autorisée dans l'Union européenne.

11. Le règlement (UE) 2018/848 mentionné au point 4 prévoit, quant à lui, à son article 2 que " 1. Le présent règlement s'applique aux produits ci-après provenant de l'agriculture (...) et des produits dérivant de ces produits, lorsqu'ils sont produits, préparés, étiquetés, distribués, mis sur le marché, importés dans ou exportés depuis l'Union, ou qu'ils sont destinés à l'être (...) / 5. Le présent règlement s'applique sans préjudice des autres dispositions spécifiques du droit de l'Union relatives à la mise sur le marché des produits (...) " et au paragraphe 2 de son article 35 que " les opérateurs et les groupes d'opérateurs ne mettent les produits visés à l'article 2, paragraphe 1, sur le marché en tant que produits biologiques ou produits en conversion que s'ils sont déjà en possession du certificat " en agriculture biologique.

12. Il résulte de ces dispositions, tout d'abord, que le règlement (UE) 2018/848 s'applique sans préjudice des dispositions du droit de l'Union relatives à la mise sur le marché des produits, ensuite, que le règlement (UE) 2015/2283 n'interdit la mise sur le marché de " nouveaux aliments " que sur le territoire de l'Union européenne alors que le règlement (UE) 2018/848 s'applique également aux produits exportés depuis l'Union ou destinés à l'être.

13. Il ressort cependant des pièces du dossier qu'au soutien de sa position, l'INAO s'appuie sur un courrier du 23 juillet 2021 adressé à la représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne et au ministère de l'agriculture, par lequel les services de la Commission européenne (direction générale de l'agriculture et du développement rural) ont indiqué que le CBD constituait un " nouvel aliment " au sens du règlement (UE) 2015/2283 cité au point 9 qui ne pouvait être mis sur le marché de l'Union européenne et qu'à ce titre, sa certification en agriculture biologique ne pouvait être envisagée.

14. Le Syndicat professionnel du chanvre faisant valoir que la ligne directrice de l'INAO méconnaît le sens et la portée des dispositions du règlement (UE) 2018/848, la réponse à ce moyen dépend des questions de savoir si, d'une part, la circonstance que le CBD destiné à être ingéré par l'être humain est regardé comme un " nouvel aliment " au sens du règlement (UE) 2015/2283, dont la mise sur le marché en tant que denrée alimentaire n'a pas été autorisée, fait obstacle à ce qu'il soit regardé comme un " produit agricole transformé destiné à l'alimentation humaine " entrant dans le champ des produits pouvant être certifiés en agriculture biologique, et si, d'autre part, en cas de réponse négative à la question précédente, la circonstance que la mise sur le marché dans l'Union européenne du CBD destiné à être ingéré par l'être humain n'a pas été autorisée fait, à elle seule, obstacle alors même que ce produit entre dans le champ de ceux qui peuvent être certifiés en agriculture biologique, à ce que les producteurs de CBD et de produits alimentaires contenant du CBD demandent leur certification en agriculture biologique.

15. Ces questions sont déterminantes pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'Etat. Elles présentent une difficulté sérieuse. Il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur le surplus des conclusions de la requête du Syndicat professionnel du chanvre.



D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête du Syndicat professionnel du chanvre en tant qu'elles concernent l'interdiction de certifier en agriculture biologique les feuilles et fleurs de chanvre.
Article 2 : Il est sursis à statuer sur le surplus des conclusions de la requête du syndicat professionnel du chanvre jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions suivantes :
1°) d'une part, la circonstance que le CBD destiné à être ingéré par l'être humain est regardé comme un " nouvel aliment " au sens du règlement (UE) 2015/2283, dont la mise sur le marché en tant que denrée alimentaire n'a pas été autorisée, fait-elle obstacle à ce qu'il soit regardé comme un " produit agricole transformé destiné à l'alimentation humaine " entrant dans le champ des produits pouvant être certifiés en agriculture biologique '
2°) d'autre part, en cas de réponse négative à la question précédente, la circonstance que la mise sur le marché dans l'Union européenne du CBD destiné à être ingéré par l'être humain n'a pas été autorisée fait-elle, à elle seule, obstacle, alors que ce produit entre dans le champ de ceux qui peuvent être certifiés en agriculture biologique, à ce que les producteurs de CBD et de produits alimentaires contenant du CBD demandent leur certification en agriculture biologique '
Article 3 : La présente décision sera notifiée au Syndicat professionnel du chanvre, à l'Institut national de l'origine et de la qualité, à la ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire et à la Cour de justice de l'Union européenne.
Copie en sera adressée au Premier ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 27 juin 2025 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Thomas Andrieu, présidents de chambre ; M. Pierre Boussaroque, M. Jonathan Bosredon, M. Philippe Ranquet, Mme Sylvie Pellissier, Mme Emilie Bokdam-Tognetti, conseillers d'Etat et M. Paul Levasseur, auditeur-rapporteur.

Rendu le 18 juillet 2025.


Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Paul Levasseur
La secrétaire :
Signé : Mme Elsa Sarrazin