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Ariane Web: Conseil d'État 370986, lecture du 7 mai 2015, ECLI:FR:Code Inconnu:2015:370986.20150507

Décision n° 370986
7 mai 2015
Conseil d'État

N° 370986
ECLI:FR:CESSR:2015:370986.20150507
Mentionné aux tables du recueil Lebon
1ère / 6ème SSR
M. Frédéric Puigserver, rapporteur
M. Alexandre Lallet, rapporteur public
SCP MASSE-DESSEN, THOUVENIN, COUDRAY, avocats


Lecture du jeudi 7 mai 2015
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

1° Par une requête et deux mémoires en réplique, enregistrés sous le n° 370986 les 6 août 2013, 12 février 2014 et 8 juillet 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les sociétés Ventoris IT, Ventoris Services, Ventoris Consulting et Ventoris Learning demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social du 24 mai 2013 portant extension de l'accord national professionnel du 24 juin 2010 relatif à l'activité de portage salarial ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que, au titre des dépens, la contribution pour l'aide juridique prévue à l'article R. 761-1 du même code.


2° Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés sous le n° 371062 les 8 août et 7 novembre 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Confédération générale du travail Force ouvrière, secteur emploi / formation professionnelle / travail temporaire, et la Fédération des employés et cadres Force ouvrière demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social du 24 mai 2013 portant extension de l'accord national professionnel du 24 juin 2010 relatif à l'activité de portage salarial ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et le remboursement de la contribution pour l'aide juridique prévue à l'article R. 761-1 du même code.

....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 62 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code du travail ;
- la loi n° 2008-596 du 25 juin 2008, notamment son article 8 ;
- l'arrêté du 23 juillet 2008 portant extension de l'arrêté national interprofessionnel sur la modernisation du marché du travail ;
- la décision du 6 février 2014 par laquelle le Conseil d'Etat statuant au contentieux a renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la Confédération générale du travail Force ouvrière, secteur emploi / formation professionnelle / travail temporaire, et la Fédération des employés et cadres Force ouvrière ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2014-388 QPC du 11 avril 2014 statuant sur la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la Confédération générale du travail Force ouvrière, secteur emploi / formation professionnelle / travail temporaire, et la Fédération des employés et cadres Force ouvrière ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Frédéric Puigserver, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Alexandre Lallet, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, Coudray, avocat de la Fédération des services CFDT, et à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de la Confédération générale du travail Force ouvrière, secteur emploi / formation professionnelle / travail temporaire et de la Fédération des employés et cadres Force ouvrière ;




1. Considérant que la requête des sociétés Ventoris IT, Ventoris Services, Ventoris Consulting et Ventoris Learning et celle de la Confédération générale du travail Force ouvrière, secteur emploi / formation professionnelle / travail temporaire et de la Fédération des employés et cadres Force ouvrière sont dirigées contre le même arrêté ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision ;

2. Considérant qu'aux termes de l'article L. 1251-64 du code du travail, en vigueur à la date de l'arrêté attaqué : " Le portage salarial est un ensemble de relations contractuelles organisées entre une entreprise de portage, une personne portée et des entreprises clientes comportant pour la personne portée le régime du salariat et la rémunération de sa prestation chez le client par l'entreprise de portage. Il garantit les droits de la personne portée sur son apport de clientèle " ; qu'aux termes du paragraphe III de l'article 8 de la loi du 25 juin 2008 portant modernisation du marché du travail, en vigueur à la date de l'arrêté attaqué : " Par exception aux dispositions du deuxième alinéa de l'article L. 2261-19 du code du travail et pour une durée limitée à deux ans à compter de la publication de la présente loi, un accord national interprofessionnel étendu peut confier à une branche dont l'activité est considérée comme la plus proche du portage salarial la mission d'organiser, après consultation des organisations représentant des entreprises de portage salarial et par accord de branche étendu, le portage salarial " ; que le législateur a ainsi entendu se référer à l'accord national interprofessionnel du 11 janvier 2008 sur la modernisation du marché du travail, étendu par un arrêté du ministre du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité du 23 juillet 2008, dont l'article 19 prévoyait que la branche du travail temporaire organiserait, par accord collectif étendu, " la relation triangulaire, en garantissant au porté le régime du salariat, la rémunération de sa prestation chez le client ainsi que de son apport de clientèle " ; que, sur ce fondement, l'accord national professionnel du 24 juin 2010, étendu par l'arrêté attaqué, a organisé l'activité de portage salarial ;

Sur la légalité de l'arrêté attaqué :

3. Considérant que, par sa décision 2014-388 QPC du 11 avril 2014, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution le paragraphe III de l'article 8 de la loi du 25 juin 2008, au motif que le législateur avait méconnu l'étendue de sa compétence dans la détermination des conditions essentielles de l'exercice de l'activité économique de portage salarial ainsi que dans la fixation des principes applicables au " salarié porté " et que cette méconnaissance affectait par elle-même l'exercice de la liberté d'entreprendre et les droits collectifs des travailleurs ; que, pour permettre au législateur de tirer les conséquences de cette déclaration d'inconstitutionnalité, il a reporté au 1er janvier 2015 la date de l'abrogation de la disposition contestée et a précisé " que les mesures prises avant cette date en application des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent, avant cette même date, être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité " ;

4. Considérant que si, par l'article 4 de la loi du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises et portant diverses dispositions de simplification et de clarification du droit et des procédures administratives, le législateur a habilité le Gouvernement, dans les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution, à prendre par ordonnance toute mesure législative visant à déterminer pour l'avenir les conditions essentielles de l'exercice du portage salarial défini à l'article L. 1251-64 du code du travail et les principes applicables à la personne portée, à l'entreprise de portage et à l'entreprise cliente, l'ordonnance ainsi prévue n'a été adoptée que le 2 avril 2015 ; qu'ainsi, à la date du 1er janvier 2015, le législateur n'avait pas déterminé les conditions essentielles de l'exercice de l'activité de portage salarial ; que, par suite, les requérants sont fondés à soutenir que l'accord national professionnel du 24 juin 2010 relatif à l'activité de portage salarial et l'arrêté qui procède à son extension ont été pris sur le fondement de dispositions législatives déclarées contraires à la Constitution ; qu'ils sont, dès lors, fondés à demander l'annulation de l'arrêté du 24 mai 2013 ;

Sur les conséquences de l'illégalité de l'arrêté attaqué :

5. Considérant, d'une part, que l'annulation rétroactive de l'arrêté attaqué serait à l'origine de graves incertitudes quant au statut et aux droits des salariés exerçant leur activité dans le cadre du portage salarial et serait susceptible de conduire, notamment en cas de licenciement, à de nombreux contentieux ; que, d'autre part, avant le 1er janvier 2015, tant les salariés exerçant leur activité dans le cadre du portage salarial que les entreprises qui les emploient ont pu estimer légitimement possible la conclusion de nouveaux contrats de travail en portage salarial ; qu'ainsi, une annulation rétroactive de l'arrêté attaqué aurait, dans les circonstances particulières de l'espèce, des conséquences manifestement excessives ; que, dès lors, compte tenu de ces effets et du motif de l'annulation prononcée, il y a lieu de prévoir que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur son fondement, les effets de l'arrêté du 24 mai 2013 antérieurs au 1er janvier 2015 devront être regardés comme définitifs ;

Sur les conclusions présentées au titre des articles L. 761-1 et R. 761-1 du code de justice administrative :

6. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 750 euros à chacune des sociétés Ventoris IT, Ventoris Services, Ventoris Consulting et Ventoris Learning au titre de l'article L 761-1 du code de justice administrative et d'une somme globale de 1 500 euros tant à la Confédération générale du travail Force ouvrière, secteur emploi / formation professionnelle / travail temporaire qu'à la Fédération des employés et cadres Force ouvrière au titre des mêmes dispositions et de celles de l'article R. 761-1 du même code, dans leur rédaction en vigueur à la date d'introduction de la requête ; qu'en revanche, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions de la Fédération des services CFDT présentées au même titre ;



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêté du ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social du 24 mai 2013 portant extension de l'accord national professionnel du 24 juin 2010 relatif à l'activité de portage salarial est annulé.
Article 2 : Sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur son fondement, les effets produits par l'arrêté du 24 mai 2013 antérieurement au 1er janvier 2015 sont regardés comme définitifs.
Article 3 : L'Etat versera la somme de 750 euros à chacune des sociétés Ventoris IT, Ventoris Services, Ventoris Consulting et Ventoris Learning au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et une somme de 1 500 euros tant à la Confédération générale du travail Force ouvrière, secteur emploi / formation professionnelle / travail temporaire qu'à la Fédération des employés et cadres Force ouvrière au titre des articles L. 761-1 et R. 761-1 de ce code.
Article 4 : Les conclusions de la Fédération des services CFDT présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Ventoris IT, à la société Ventoris Services, à la société Ventoris Consulting, à la société Ventoris Learning, à la Confédération générale du travail Force ouvrière, secteur emploi / formation professionnelle / travail temporaire, à la Fédération des employés et cadres Force ouvrière, à la Fédération des services CFDT et au ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Copie en sera adressée au PRISME (professionnels de l'intérim, services et métiers de l'emploi), à l'UGICA-CFTC, à la CSFV-CFTC, à la CFE-CGC et à la CGT.





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