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Ariane Web: Conseil d'État 406012, lecture du 23 décembre 2016, ECLI:FR:CEORD:2016:406012.20161223

Décision n° 406012
23 décembre 2016
Conseil d'État

N° 406012
ECLI:FR:CEORD:2016:406012.20161223
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés


Lecture du vendredi 23 décembre 2016
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 15 décembre 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) " demande au juge des référés du Conseil d'État, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution du décret du Président de la République du 24 novembre 2016 portant dissolution de l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) " ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 600 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Elle soutient que :
- sa requête est recevable bien que l'association soit dissoute ;
- la condition d'urgence est présumée remplie dès lors que la dissolution administrative d'une personne morale est une décision irrémédiable qui met fin à l'existence juridique de cette personne ;
- le décret contesté porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'association ;
- il est entaché de plusieurs erreurs de fait en ce que la dissolution de l'association requérante n'entre dans aucun des cas prévus par l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure.

Par un mémoire en défense, enregistré le 20 décembre 2016, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas remplie et que les moyens soulevés par l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) " sont infondés.

Un mémoire en réplique a été présenté le 22 décembre 2016 par l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) ", qui reprend les conclusions et les moyens de sa requête.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, et notamment son préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la loi du 1er juin 1901 relative au contrat d'association ;
- la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) ", d'autre part, le Premier ministre et le ministre de l'intérieur ;

Vu le procès-verbal de l'audience publique du jeudi 22 décembre 2016 à 14 heures 30 au cours de laquelle ont été entendus :

- le représentant de l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) " ;

- la représentante du ministre de l'intérieur ;

et à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;



Considérant ce qui suit :

1. En vertu de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale.

2. Aux termes de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure : " Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : / 6° (...) qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ; / 7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger (...) ".

3. Par décret du 24 novembre 2016, publié au Journal officiel le 25 novembre 2016, le Président de la République a, sur le fondement des dispositions du 6° et 7° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, prononcé la dissolution de l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) ". Une mesure de gel des avoirs de l'association, de son président et de son trésorier a également été prononcée par des arrêtés du ministre de l'intérieur et du ministre de l'économie pris sur le fondement des articles L. 562-1 et L. 562-3 du code monétaire et financier. L'association a saisi le juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'une demande tendant à la suspension de l'exécution du décret du 24 novembre 2016.

4. Pour prononcer la dissolution de l'association requérante, le décret contesté relève que le président de cette association et certains de ses dirigeants ou anciens dirigeants sont impliqués dans la mouvance islamiste radicale et que plusieurs d'entre eux font l'objet de mesures d'interdiction de sortie du territoire ou d'assignation à résidence dans le cadre de la loi sur l'état d'urgence ou de poursuites pénales pour des faits en lien avec le terrorisme tandis que d'autres ont quitté la France pour la zone irako-syrienne. Parmi les motifs du décret dont la suspension est demandée figure également le fait que l'activité de l'association vise tant à soutenir des détenus impliqués dans des activités terroristes qu'à orienter d'autres détenus vers la cause djihadiste. Le décret en déduit que l'association a le caractère d'un groupement provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes en raison de leur non-appartenance à une religion au sens du 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure et peut être regardée comme se livrant sur le territoire français à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger au sens du 7° de cet article.

5. Pour établir le bien-fondé des motifs du décret dont la suspension est demandée, l'administration peut se prévaloir des éléments qui figurent dans des " notes blanches " établies par les services de renseignement, dès lors que ces éléments sont suffisamment précis et circonstanciés et qu'ils sont soumis, dans le cadre de l'instruction écrite et orale, à un débat contradictoire. Six notes blanches, établies entre septembre 2015 et décembre 2016, ont ainsi été versées au dossier par le ministre de l'intérieur.

6. Il résulte, en premier lieu, tant de ces notes des services de renseignement que de l'ensemble de l'instruction écrite et des débats au cours de l'audience que le président de l'association requérante, M.C..., entretient de nombreuses relations avec différentes personnes qui relèvent de la mouvance radicale de l'islam ou qui ont rejoint les rangs de l'organisation dénommée Etat islamique. L'intéressé a pour ce motif fait l'objet de mesures d'assignation à résidence. Les contestations qu'il a présentées contre ces mesures ont été rejetées tant, sur le fond, par un arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 8 juillet 2016 qu'en référé, par une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Versailles, confirmée en appel par une ordonnance du juge de référés du Conseil d'Etat du 28 avril 2016. Le trésorier actuel de l'association, M. A...B..., a pour sa part fait l'objet d'une assignation à résidence et d'une interdiction de sortie du territoire. Par une ordonnance du 4 novembre 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil a rejeté la requête qu'il avait introduite à l'encontre de cette assignation à résidence. Il est également établi que plusieurs anciens dirigeants ou membres de l'association sont impliqués dans la mouvance radicale de l'islam et ont fait l'objet, pour ce motif, d'assignations à résidence ou, pour certains, ont quitté la France pour rejoindre la zone irako-syrienne. Même si des inexactitudes quant aux dates des fonctions exercées par certains des anciens dirigeants ou quant aux dates d'appartenance à l'association de membres qui l'ont ensuite quittée ont pu être commises dans les mentions des fiches des services de renseignement, il résulte ainsi de l'instruction qu'au travers de ses principaux dirigeants comme de certains de ses membres, l'association requérante est liée avec de nombreuses personnes fortement engagées dans l'islam radical.

7. Il résulte, en deuxième lieu de l'instruction, que, sous couvert d'une assistance morale, logistique ou de bienfaisance aux détenus de confession musulmane, l'association requérante développe, au travers de ses activités, en particulier sur les sites internet et par l'organisation de rencontres, en particulier de pique-niques, un important réseau relationnel en lien avec l'islam radical. De nombreux détenus qui bénéficient de son assistance sont poursuivis pour des activités en lien avec le terrorisme ou appartiennent à la mouvance radicale. Son influence peut conduire certains à se radicaliser. Une perquisition judiciaire menée le 7 décembre 2016 dans le cadre d'une procédure diligentée en flagrant délit du chef d'apologie du terrorisme a permis de trouver des documents précédemment établis qui portent l'en-tête de l'association et confirment l'existence des liens qu'elle entretient avec les réseaux terroristes.

8. Au vu de l'ensemble des éléments qui précèdent, il apparaît que la dissolution de l'association requérante a pu, même si aucune procédure pénale n'a été engagée conte elle-même ni contre ses dirigeants, être prononcée sur le fondement des 6° et 7° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, sans que cette mesure porte d'atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'association ni à aucune autre liberté fondamentale. Il en résulte, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence, que la requête de l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) ", y compris ses conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ne peut qu'être rejetée.



O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) " est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association " Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) " et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au Premier ministre.