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Ariane Web: Conseil d'État 401376, lecture du 26 mars 2018, ECLI:FR:Code Inconnu:2018:401376.20180326

Décision n° 401376
26 mars 2018
Conseil d'État

N° 401376
ECLI:FR:CECHR:2018:401376.20180326
Publié au recueil Lebon
1ère et 4ème chambres réunies
M. Yannick Faure, rapporteur
M. Rémi Decout-Paolini, rapporteur public
SCP CELICE, SOLTNER, TEXIDOR, PERIER ; BALAT, avocats


Lecture du lundi 26 mars 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société ECCF, anciennement société Eternit, a demandé au tribunal administratif de Versailles de condamner l'État à lui verser la somme de 160 766,165 euros au titre des sommes qu'elle a été condamnées à verser en raison de l'exposition de M. B...A...à l'amiante et la somme de 10 000 euros en réparation du préjudice moral qu'elle estime avoir subi. Par un jugement n° 1401802 du 6 novembre 2014, le tribunal administratif de Versailles a condamné l'État à lui verser une somme de 160 766,165 euros et rejeté le surplus de sa demande.

Par un arrêt n° 15VE00383 du 10 mai 2016, la cour administrative d'appel de Versailles a, sur recours du ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, annulé ce jugement et rejeté la demande présentée au tribunal administratif de Versailles par la société ECCF.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 11 juillet et 11 octobre 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société ECCF demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de l'État la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de la sécurité sociale ;
- le décret du 10 mars 1894 portant règlement d'administration publique pour la loi du 12 juin 1893 sur l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels ;
- le décret n° 77-949 du 17 août 1977 ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Yannick Faure, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Rémi Decout-Paolini, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Célice, Soltner, Texidor, Perier, avocat de la Société ECCF-E Competence Center France et à Me Balat, avocat de Mme C...A...et de l'Association national de défense des victimes de l'amiante.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 23 mars 2018, présentée par la société ECCF.



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M.A..., salarié de l'établissement de Saint-Grégoire de la société Eternit de 1974 à 2005, a été victime d'une maladie professionnelle, liée à son exposition aux poussières d'amiante, dont il est décédé en 2005. La société ECCF, anciennement dénommée Eternit, invoquant la carence des pouvoirs publics dans l'exercice de leur mission de prévention des risques professionnels, a demandé à l'État, d'une part, de la garantir pour moitié des sommes qu'elle a été condamnée par l'autorité judiciaire à verser aux ayants droit de M. A...en raison de son exposition à l'amiante et, d'autre part, de l'indemniser du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de cette faute. Par un arrêt du 10 mai 2016, contre lequel elle se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Versailles, après avoir annulé le jugement du tribunal administratif de Versailles du 6 novembre 2014, a rejeté sa demande, en jugeant, pour la période allant de 1974 à 1977, qu'elle avait commis une faute d'une particulière gravité délibérément commise faisant obstacle à ce qu'elle puisse se prévaloir de la faute de l'administration et, pour la période allant de 1977 à 2005, sans se prononcer sur l'existence d'une telle faute, qu'elle n'établissait pas que la maladie professionnelle développée par M. A...trouverait directement sa cause dans une carence fautive de l'Etat.

Sur la régularité de la procédure devant la cour :

2. Aux termes de l'article R. 611-1 du code de justice administrative : " (...) La requête, le mémoire complémentaire annoncé dans la requête et le premier mémoire de chaque défendeur sont communiqués aux parties avec les pièces jointes (...). / Les répliques, autres mémoires et pièces sont communiqués s'ils contiennent des éléments nouveaux ".

3. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges d'appel que, si le mémoire en réplique produit avant la clôture de l'instruction par le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, le 8 avril 2016, n'a pas été communiqué, la cour ne s'est fondée sur aucun élément de ce mémoire qui n'était pas déjà contenu soit dans le recours du 3 février 2015, soit dans le mémoire en intervention présenté par Mme A...et par l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante le 16 février 2016, auxquels la société ECCF avait répondu en alléguant, en particulier, que la société Eternit n'était pas l'auteur d'une faute d'une particulière gravité délibérément commise. Dès lors, la société ECCF n'est pas fondée à soutenir qu'en l'absence de communication de ce mémoire, l'arrêt serait intervenu au terme d'une procédure irrégulière.

Sur l'intervention de Mme A...et de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante devant la cour :

4. Est recevable à former une intervention, devant le juge du fond comme devant le juge de cassation, toute personne qui justifie d'un intérêt suffisant eu égard à la nature et à l'objet du litige.

5. Compte tenu, d'une part, de la situation particulière dans laquelle se trouve, au regard du litige, la veuve de M. A...et, d'autre part, de l'objet statutaire et de l'action de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante et des questions d'ordre général soulevées par ce même litige, la cour a donné aux faits de l'espèce une exacte qualification juridique en jugeant recevable l'intervention présentée devant elle par Mme A...et par cette association.

Sur la responsabilité de l'État :

6. En principe, la responsabilité de l'administration peut être engagée à raison de la faute qu'elle a commise, pour autant qu'il en soit résulté un préjudice direct et certain. Lorsque cette faute et celle d'un tiers ont concouru à la réalisation d'un même dommage, le tiers co-auteur qui a indemnisé la victime peut se retourner contre l'administration, en vue de lui faire supporter pour partie la charge de la réparation, en invoquant la faute de celle-ci, y compris lorsqu'il a commis une faute inexcusable au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale. Il peut, de même, rechercher la responsabilité de l'administration, à raison de cette faute, pour être indemnisé de ses préjudices propres. Sa propre faute lui est opposable, qu'il agisse en qualité de co-auteur ou de victime du dommage. A ce titre, dans le cas où il a délibérément commis une faute d'une particulière gravité, il ne peut se prévaloir de la faute que l'administration aurait elle-même commise en négligeant de prendre les mesures qui auraient été de nature à l'empêcher de commettre le fait dommageable. En outre, lorsqu'il est subrogé dans les droits de la victime à l'égard de l'administration, notamment parce qu'il a été condamné par le juge judiciaire à indemniser la victime, il peut se voir opposer l'ensemble des moyens de défense qui auraient pu l'être à la victime.

En ce qui concerne la période antérieure au décret de 1977 :

7. En premier lieu, en mentionnant le décret du 10 mars 1894 pris pour l'application de la loi du 12 juin 1893 concernant l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels, qui avait été abrogé avant les faits litigieux mais dont les dispositions avaient été reprises, en les complétant, par des décrets ultérieurs, pour rappeler les obligations que faisaient peser sur les entreprises, en matière d'évacuation des poussières, les réglementations antérieures à l'intervention du décret du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante, la cour n'a pas commis d'erreur de droit.

8. En second lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, d'une part, que la société Eternit, spécialisée dans la production d'amiante-ciment depuis sa création en 1922, devenue la principale entreprise de ce secteur en France et ayant des liens étroits avec des entreprises recourant aux mêmes procédés de fabrication à l'étranger, avait déjà au cours de la période en litige, allant de 1974 à 1977, une connaissance particulière des dangers liés à l'utilisation de l'amiante. D'autre part, il ressort de ces pièces, et en particulier des témoignages de salariés de l'établissement de Saint-Grégoire de la société Eternit ainsi que du jugement du tribunal des affaires de sécurité sociale de Rennes du 18 octobre 2007 relevant " que les salariés (...) travaillaient dans une atmosphère fortement empoussiérée d'amiante ", que " le travail effectué par M. A...(...) (l')a particulièrement exposé (...) aux poussières d'amiante " et qu' " il est rapporté, par le témoignage de collègues de M.A..., que les salariés travaillaient sans aucune mesure de protection ", qu'en jugeant que cette société n'établissait pas avoir pris de mesure particulière de protection individuelle et collective de ses salariés exposés avant 1977, et en particulier de M.A..., par des installations efficaces, contrôlées, surveillées et entretenues de limitation et d'évacuation des poussières, conformément à la réglementation alors en vigueur, la cour a porté sur les faits de l'espèce une appréciation souveraine qui, en l'absence de dénaturation, ne peut être utilement discutée devant le juge de cassation. En déduisant de l'ensemble des constatations qu'elle avait effectuées, au terme d'un arrêt suffisamment motivé, que la société Eternit était l'auteur, pour la période antérieure au décret du 17 août 1977, d'une faute d'une particulière gravité délibérément commise, faisant obstacle à ce qu'elle se prévale de la carence fautive de l'État, la cour, qui ne s'est pas bornée à relever l'existence d'une faute inexcusable au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale et n'a pas fait peser la charge de la preuve sur la société ECCF mais a seulement tiré les conséquences de ce qu'elle était seule en mesure de détenir certains éléments de preuve, n'a pas commis d'erreur de droit et a donné aux faits de l'espèce une exacte qualification juridique.

En ce qui concerne la période postérieure au décret de 1977 :

9. Le décret du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante, entré en vigueur, pour certaines de ses dispositions, le 20 octobre 1977, et pour d'autres, le 1er mars 1978, imposait notamment, lorsque le personnel était exposé à l'inhalation de poussières d'amiante à l'état libre dans l'atmosphère, que les travaux soient effectués soit par voie humide, soit dans des appareils capotés et mis en dépression, sauf à ce que la concentration moyenne en fibres d'amiante de l'atmosphère inhalée par un salarié pendant sa journée de travail ne dépasse en aucune circonstance 2 fibres par centimètre cube d'air inhalé, et, en cas d'impossibilité technique, pour les travaux occasionnels et de courte durée, que soient utilisés des équipements de protection individuelle, notamment des appareils respiratoires anti-poussière. Il imposait également le contrôle régulier de l'atmosphère des lieux de travail, l'information des salariés sur les risques et les précautions à prendre et une surveillance médicale spécifique de ces derniers. A la suite de directives communautaires, la concentration maximale a été abaissée en 1987 à une valeur comprise entre 0,5 et 1 fibre par centimètre cube selon la variété d'amiante et en 1992 à une valeur comprise entre 0,3 et 0,6 fibre par centimètre cube. Enfin, le décret du 24 décembre 1996 relatif à l'interdiction de l'amiante, pris en application du code du travail et du code de la consommation a interdit, à compter du 1er janvier 1997, la fabrication et la vente de toutes variétés de fibres d'amiante et de tout produit en contenant.

10. En premier lieu, dès lors qu'elle estimait que la concentration moyenne en fibres d'amiante de l'atmosphère inhalée par un salarié pendant sa journée de travail avait dépassé en certaines circonstances 2 fibres par centimètre cube d'air inhalé entre 1978 et 1981, la cour n'a pas commis d'erreur de droit en recherchant, pour s'assurer du respect par la société Eternit de la réglementation alors en vigueur, si elle fournissait des masques à ceux de ses salariés exposés ponctuellement à l'inhalation de poussières d'amiante.

11. En second lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la cour a porté sur les faits de l'espèce une appréciation souveraine exempte de dénaturation en jugeant, d'une part, que les seuils d'empoussièrement fixés par le décret du 17 août 1977 avaient pu être dépassés sur certains postes de travail du site de Saint-Grégoire entre 1978 et 1981 et, d'autre part, que la société n'établissait pas avoir mis en place de système d'aspiration efficace garantissant la protection des salariés chargés comme M. A...du nettoyage et du broyage des déchets avant 1995, avoir informé M. A...des risques pour sa santé ni avoir rempli son obligation de fournir des masques sur ce même site avant 1990 pour les salariés exposés ponctuellement. La cour, qui n'a pas recherché pour cette période si la société avait délibérément commis une faute d'une particulière gravité, après avoir relevé par une appréciation souveraine que les mesures adoptées par les pouvoirs publics à partir de 1977 avaient été de nature à réduire le risque de maladie professionnelle liée à l'amiante dans les entreprises dont l'exposition des salariés aux poussières d'amiante était connue, a exactement qualifié les faits de l'espèce en déduisant de l'ensemble de ses constatations, par un arrêt suffisamment motivé, que la société n'établissait pas que les maladies professionnelles développées par M. A...trouvaient directement leur cause dans une carence fautive de l'Etat à prévenir les risques liés à l'usage de l'amiante.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la société ECCF n'est pas fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

Sur les frais liés au litige :

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'État, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société ECCF le versement d'une somme de 1 500 euros tant à Mme A...qu'à l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante au titre des mêmes dispositions.


D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société ECCF est rejeté.

Article 2 : La société ECCF versera une somme de 1 500 euros tant à Mme A...qu'à l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société ECCF, à la ministre du travail, à Mme C... A...et à l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante.


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