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Ariane Web: Conseil d'État 420708, lecture du 24 septembre 2018, ECLI:FR:CECHR:2018:420708.20180924
Decision n° 420708
Conseil d'État

N° 420708
ECLI:FR:CECHR:2018:420708.20180924
Publié au recueil Lebon
6ème et 5ème chambres réunies
Mme Laure Durand-Viel, rapporteur
Mme Julie Burguburu, rapporteur public
SCP ROUSSEAU, TAPIE ; SCP ZRIBI, TEXIER, avocats


Lecture du lundi 24 septembre 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Mme A...C... et M. B...D... ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Nice, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre au préfet des Alpes-Maritimes de les admettre provisoirement au séjour en qualité de demandeur d'asile en procédure normale et de leur remettre les dossiers de demande d'asile destinés à l'Office français des réfugiés et apatrides (OFPRA), dans un délai de trois jours à compter de la notification de l'ordonnance à venir. Par une ordonnance n° 1801844 du 2 mai 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Nice a rejeté leur demande.

Par une requête et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 17 mai, 1er juin et 5 juin 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme C... et M. D... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) d'enjoindre à l'Etat d'enregistrer leur demande d'asile et de leur remettre des attestations de demandeur d'asile en procédure normale, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;

3°) d'enjoindre à l'Etat de leur remettre le dossier destiné à l'OFPRA sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier :

Vu :
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le règlement CE n° 1560/2003 de la Commission du 2 septembre 2003, tel que modifié par le règlement UE n° 118/2014 du 30 janvier 2014 ;
- le règlement UE n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Laure Durand-Viel, auditeur,

- les conclusions de Mme Julie Burguburu, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rousseau, Tapie, avocat de Mme C... et autre et à la SCP Zribi, Texier, avocat de l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 18 juillet 2018, présentée par l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers.



Considérant ce qui suit :

1. La Cimade et l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers, qui interviennent au soutien des conclusions de la requête, justifient, eu égard à leur objet statutaire et à la nature du litige, d'un intérêt suffisant pour intervenir dans le cadre de la présente instance.

2. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".

3. Il résulte de l'instruction que Mme C... et M.D..., de nationalité érythréenne, qui déclarent être entrés sur le territoire français au début de l'année 2017, ont présenté une demande d'asile aux autorités françaises. La consultation du fichier " Eurodac " ayant permis d'établir que leurs empreintes digitales avaient été relevées par les autorités italiennes à l'occasion d'une précédente demande d'asile, des demandes de reprise en charge ont été adressées aux autorités italiennes les 5 et 6 avril 2017. Des décisions implicites d'acceptation par les autorités italiennes sont nées du silence gardé sur ces demandes dans le délai de deux semaines fixé par l'article 25, paragraphe 2, du règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride. Par deux arrêtés du 18 mai 2017, le préfet des Alpes-Maritimes a décidé le transfert de M. D... et Mme C... vers l'Italie. Saisi par ces derniers sur le fondement de l'article L. 742-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Nice a annulé ces arrêtés, au motif que le préfet avait manifestement mal apprécié la situation personnelle des requérants et de leur enfant en s'abstenant d'utiliser la faculté prévue, à titre dérogatoire, par l'article 17 du règlement du 26 juin 2013 d'examiner leurs demandes d'asile, et a enjoint au préfet d'enregistrer les demandes d'asiles des requérants et de leur délivrer, dans l'attente des décisions à venir, des récépissés de demande d'asile les autorisant à séjourner sur le territoire français, par deux jugements du 2 juin 2017 dont le préfet des Alpes-Maritimes a relevé appel. Mme C... et M. D... se sont, à plusieurs reprises, présentés à la préfecture des Alpes-Maritimes sans qu'il soit procédé à l'enregistrement de leur demande d'asile. Par deux arrêts du 4 avril 2018, la cour administrative d'appel de Marseille, qui a notamment retenu que le préfet n'avait pas commis l'erreur manifeste relevée par le premier juge, a annulé les jugements du tribunal administratif de Nice du 2 juin 2017 et rejeté les demandes d'annulation des intéressés. Ceux-ci se sont à nouveau présentés en préfecture, le 20 avril 2018, pour y déposer des demandes d'asile, que l'administration a refusé d'enregistrer. Ils ont alors saisi le juge des référés du tribunal administratif de Nice sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative afin qu'il ordonne au préfet des Alpes-Maritimes d'enregistrer leur demande d'asile et de leur délivrer des titres provisoires de séjour. Ils ont soutenu notamment que le délai de six mois laissé à la France par l'article 29, paragraphe 1, du règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 avait commencé à courir le 2 juin 2017, date à laquelle le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Nice avait annulé les décisions ordonnant leur transfert vers l'Italie, que le délai pour les transférer en l'Italie était désormais expiré et que la France devait être regardée comme l'Etat membre responsable de l'examen de leur demande d'asile. Par une ordonnance du 2 mai 2018, dont Mme C... et M. D... relèvent appel, le juge des référés du tribunal administratif de Nice a rejeté leur demande. Il a notamment estimé que le délai de six mois prévu à l'article 29, paragraphe 1, du règlement du 26 juin 2013 avait recommencé à courir à compter de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille, soit le 4 avril 2018, comme le soutenait l'administration, et que ce délai n'était pas dépassé lorsque l'administration avait refusé, le 20 avril 2018, d'enregistrer leurs demandes d'asile.

Sur l'urgence :

4. Il résulte de l'instruction que Mme C... et M. D... sont titulaires d'une attestation de demande d'asile qui leur a été délivrée avec mention de la procédure dite " Dublin ", leur permettant de demeurer sur le territoire français dans l'attente d'un transfert vers l'Italie. Ainsi que l'admet l'administration, un tel transfert est susceptible d'intervenir à tout moment, avec un délai de quelques jours, depuis que la cour administrative d'appel de Marseille a, par son arrêt du 4 avril 2018, annulé le jugement ayant lui-même annulé les décisions de transfert prises le 18 mai 2017. Par conséquent, les requérants établissent l'existence d'une situation d'urgence, au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative.

Sur l'existence d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale :

5. Il appartient au juge administratif du référé-liberté de préciser, à titre provisoire, le sens et la portée des dispositions de droit dérivé dont il lui faut faire application.

6. Le règlement n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 fixe, à ses articles 7 et suivants, les critères à mettre en oeuvre pour déterminer, de manière claire, opérationnelle et rapide ainsi que l'ont prévu les conclusions du Conseil européen de Tempere des 15 et 16 octobre 1999, l'État membre responsable de l'examen d'une demande d'asile. La mise en oeuvre de ces critères peut conduire, le cas échéant, à une demande de prise ou reprise en charge du demandeur, formée par l'Etat membre dans lequel se trouve l'étranger, dénommé " Etat membre requérant ", auprès de l'Etat membre que ce dernier estime être responsable de l'examen de la demande d'asile, ou " Etat membre requis ". En cas d'acceptation de ce dernier, l'Etat membre requérant prend, en vertu de l'article 26 du règlement, une décision de transfert, notifiée au demandeur, à l'encontre de laquelle ce dernier dispose d'un droit de recours effectif, en vertu de l'article 27, paragraphe 1, du règlement. Aux termes du paragraphe 3 du même article : " Aux fins des recours contre des décisions de transfert ou des demandes de révision de ces décisions, les États membres prévoient les dispositions suivantes dans leur droit national : / a) le recours ou la révision confère à la personne concernée le droit de rester dans l'État membre concerné en attendant l'issue de son recours ou de sa demande de révision (...) ". Aux termes de l'article 29, paragraphe 1, du règlement, le transfert du demandeur vers l'Etat membre responsable de l'examen de sa demande d'asile doit s'effectuer " dès qu'il est matériellement possible et, au plus tard, dans un délai de six mois à compter de l'acceptation par un autre Etat membre de la requête aux fins de la prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée ou de la décision définitive sur le recours ou la révision lorsque l'effet suspensif est accordé conformément à l'article 27, paragraphe 3 ". Aux termes du paragraphe 2 du même article : " Si le transfert n'est pas exécuté dans le délai de six mois, l'État membre responsable est libéré de son obligation de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée et la responsabilité est alors transférée à l'État membre requérant ".

7. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 742-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) : " Sous réserve du second alinéa de l'article L. 742-1, l'étranger dont l'examen de la demande d'asile relève de la responsabilité d'un autre Etat peut faire l'objet d'un transfert vers l'Etat responsable de cet examen ". Aux termes du I de l'article L. 742-4 du même code : " L'étranger qui a fait l'objet d'une décision de transfert mentionnée à l'article L. 742-3 peut, dans le délai de quinze jours à compter de la notification de cette décision, en demander l'annulation au président du tribunal administratif. / Le président ou le magistrat qu'il désigne à cette fin (...) statue dans un délai de quinze jours à compter de sa saisine (...) ". En vertu du II du même article, lorsque la décision de transfert est accompagnée d'un placement en rétention administrative ou d'une mesure d'assignation à résidence notifiée simultanément, l'étranger dispose d'un délai de 48 heures pour saisir le président du tribunal administratif d'un recours et ce dernier dispose d'un délai de 72 heures pour statuer. Aux termes du second alinéa de l'article L. 742-5 du même code : " La décision de transfert ne peut faire l'objet d'une exécution d'office ni avant l'expiration d'un délai de quinze jours ou, si une décision de placement en rétention prise en application de l'article L. 551-1 ou d'assignation à résidence prise en application de l'article L. 561-2 a été notifiée avec la décision de transfert, avant l'expiration d'un délai de quarante-huit heures, ni avant que le tribunal administratif ait statué, s'il a été saisi ". L'article L. 742-6 du même code prévoit que : " Si la décision de transfert est annulée, il est immédiatement mis fin aux mesures de surveillance prévues au livre V. L'autorité administrative statue à nouveau sur le cas de l'intéressé ".

8. Il résulte de la combinaison de ces dispositions que l'introduction d'un recours devant le tribunal administratif contre la décision de transfert a pour effet d'interrompre le délai de six mois fixé à l'article 29 du règlement (UE) n° 604/2013, qui courait à compter de l'acceptation du transfert par l'Etat requis, délai qui recommence à courir intégralement à compter de la date à laquelle le tribunal administratif statue au principal sur cette demande, quel que soit le sens de sa décision. Ni un appel ni le sursis à exécution du jugement accordé par le juge d'appel sur une demande présentée en application de l'article R. 811-15 du code de justice administrative n'ont pour effet d'interrompre ce nouveau délai. Son expiration a pour conséquence qu'en application des dispositions du paragraphe 2 de l'article 29 du règlement précité, l'Etat requérant devient responsable de l'examen de la demande de protection internationale.

9. Il résulte de l'instruction que les arrêtés du 18 mai 2017 par lesquels le préfet des Alpes-Maritimes a ordonné la remise de Mme C... et M. D... aux autorités italiennes sont intervenus moins de six mois après la décision par laquelle l'Italie a donné son accord pour leur réadmission, dans le délai d'exécution du transfert fixé par l'article 29 du règlement du 26 juin 2013. Ce délai a toutefois été interrompu par l'introduction, par Mme C... et M. D... , de recours contre ces arrêtés, présentés sur le fondement de l'article L. 742-4 du CESEDA. Un nouveau délai de six mois a recommencé à courir à compter des jugements du tribunal administratif de Nice du 2 juin 2017 statuant au principal sur les recours et qui ont annulé les arrêtés du 18 mai 2017. L'expiration de ce nouveau délai a eu pour conséquence, par application des dispositions du paragraphe 2 de l'article 29 du règlement n° 560/2003 du 26 juin 2013, que l'Italie a été libérée de son obligation de prendre en charge les demandeurs. Par suite, et alors même que les jugements du 2 juin 2017 ont été ultérieurement annulés, sur appel du préfet, par les arrêts de la cour administrative d'appel de Marseille du 4 avril 2018, c'est à tort que le préfet a refusé de faire droit aux demandes des requérants, présentées le 20 avril 2018, c'est-à-dire à une date à laquelle, compte tenu de l'expiration du délai de six mois qui avait commencé à courir à compter du 2 juin 2017, la France en était devenue responsable, d'enregistrer leurs demandes d'asile en leur permettant de saisir l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et de les admettre provisoirement au séjour en France en qualité de demandeur d'asile en procédure normale. Par suite, Mme C... et M. D... sont fondés à soutenir que le préfet des Alpes-Maritimes a porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit d'asile en refusant d'enregistrer leur demande.

10. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, Mme C... et M. D... sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Nice a rejeté leur demande. Il y a lieu, par suite, d'enjoindre au préfet des Alpes-Maritimes d'enregistrer les demandes d'asile de Mme C... et M. D... en procédure normale et de leur délivrer les attestations de demandeur d'asile afférentes, dans un délai de quinze jours à compter de la notification de la présente décision. Il n'y a pas lieu, en l'état, d'assortir cette injonction d'une astreinte.

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme globale de 2 000 euros à verser à Mme C... et M. D... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative pour l'ensemble de la procédure.



D E C I D E :
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Article 1er : Les interventions de la Cimade et de l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers sont admises.

Article 2 : L'ordonnance du 2 mai 2018 du juge des référés du tribunal administratif de Nice est annulée.

Article 3 : Il est enjoint au préfet des Alpes-Maritimes d'enregistrer, selon la procédure normale, les demandes d'asile de Mme C... et M.D... , de leur délivrer les attestations y afférentes et de leur remettre les dossiers destinés à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides dans un délai de quinze jours à compter de la notification de la présente décision.

Article 4 : L'Etat versera à Mme C... et M. D... une somme globale de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative pour l'ensemble de la procédure.

Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 6 : La présente décision sera notifiée à Mme SelemC...et M. B...D... et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au préfet des Alpes-Maritimes, à la Cimade et à l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers.



Voir aussi