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Ariane Web: Conseil d'État 409667, lecture du 3 décembre 2018, ECLI:FR:CESEC:2018:409667.20181203
Decision n° 409667
Conseil d'État

N° 409667
ECLI:FR:CESEC:2018:409667.20181203
Publié au recueil Lebon
Section
M. Frédéric Pacoud, rapporteur
M. Rémi Decout-Paolini, rapporteur public
SCP LYON-CAEN, THIRIEZ ; SCP SPINOSI, SUREAU, avocats


Lecture du lundi 3 décembre 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen, dite Ligue des droits de l'homme, a demandé au tribunal administratif de Nantes d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 24 avril 2014 par lequel le président du conseil général de la Mayenne, se fondant sur la dangerosité du virus Ebola, a décidé que " les mineurs étrangers isolés en provenance des Etats identifiés à risque, ou dont il n'est pas établi de manière certaine qu'ils ne proviennent pas de ces Etats, ne pourront être accueillis par le service de l'aide sociale à l'enfance (...) qu'à l'issue d'une prise en charge préalable par les autorités sanitaires compétentes propre à éviter, compte tenu de la durée maximale d'incubation de la maladie, tout risque de contamination ". Par une ordonnance n° 1406074 du 16 février 2015, le président de la 1ère chambre du tribunal administratif de Nantes a, sur le fondement des dispositions du 3° de l'article R. 222-1 du code de justice administrative, constaté qu'il n'y avait plus lieu de statuer sur cette demande.

Par un arrêt n° 15NT01339 du 10 février 2017, la cour administrative d'appel de Nantes a, sur appel de la Ligue des droits de l'homme, annulé cette ordonnance et rejeté comme irrecevable la demande présentée par cette association.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 10 avril et 10 juillet 2017, la Ligue des droits de l'homme demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il rejette sa demande tendant à l'annulation de l'arrêté du président du conseil général de la Mayenne du 24 avril 2014 ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à sa demande ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de l'action sociale et des familles ;
- le code civil ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- la loi n° 2002-276 du 27 février 2002 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Frédéric Pacoud, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Rémi Decout-Paolini, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Spinosi, Sureau, avocat de la Ligue française des droits pour la défense des droits de l'homme et du citoyen et à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat du conseil départemental de la Mayenne ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par un arrêté du 24 avril 2014, le président du conseil général de la Mayenne, se fondant sur le caractère dangereux et contagieux du virus Ebola, a décidé que " les mineurs étrangers isolés en provenance des Etats identifiés à risque, ou dont il n'est pas établi de manière certaine qu'ils ne proviennent pas de ces Etats, ne pourront être accueillis par le service de l'aide sociale à l'enfance (...) qu'à l'issue d'une prise en charge préalable par les autorités sanitaires compétentes propre à éviter, compte tenu de la durée maximale d'incubation de la maladie, tout risque de contamination ". Par une ordonnance du 16 février 2015, le président de la 1ère chambre du tribunal administratif de Nantes a jugé qu'il n'y avait plus lieu de statuer sur la demande de la Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen, dite Ligue des droits de l'homme, tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de cet arrêté, au motif qu'il avait été " retiré " par un arrêté du 10 décembre 2014, postérieurement à l'introduction de sa requête. Par un arrêt du 10 février 2017, la cour administrative d'appel de Nantes a annulé cette ordonnance au motif que l'arrêté attaqué avait reçu exécution du 24 avril au 11 décembre 2014 et, évoquant le litige, a rejeté la demande de première instance de la Ligue des droits de l'homme comme tardive. Celle-ci se pourvoit en cassation contre cet arrêt en tant que, par son article 2, il rejette sa demande.

2. D'une part, aux termes du premier alinéa de l'article R. 421-1 du code de justice administrative, dans sa rédaction applicable à l'introduction par la requérante de sa demande de première instance : " Sauf en matière de travaux publics, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée ".

3. D'autre part, aux termes du premier alinéa de l'article L. 3131-1 du code général des collectivités territoriales, applicable notamment, en vertu de l'article L. 3131-2 du même code, aux actes à caractère réglementaire : " Les actes pris par les autorités départementales sont exécutoires de plein droit dès qu'il a été procédé à leur publication ou affichage ou à leur notification aux intéressés ainsi qu'à leur transmission au représentant de l'Etat dans le département. (...) ". L'article L. 3131-3 de ce code dispose, en outre, dans sa rédaction alors applicable, que : " Les actes réglementaires pris par les autorités départementales sont publiés dans un recueil des actes administratifs dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat ". L'article R. 3131-1 de ce code précise, à cet effet, dans sa rédaction alors applicable, que : " Le dispositif des délibérations du conseil général et des délibérations de la commission permanente prises par délégation ainsi que les actes du président du conseil général, à caractère réglementaire, sont publiés dans un recueil des actes administratifs du département ayant une périodicité au moins mensuelle. / Ce recueil est mis à la disposition du public à l'hôtel du département. Le public est informé, dans les vingt-quatre heures, que le recueil est mis à sa disposition, par affichage aux lieux habituels de l'affichage officiel du département. / La diffusion du recueil peut être effectuée à titre gratuit ou par vente au numéro ou par abonnement ". Enfin, en vertu du VII de l'article 6 de la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, alors en vigueur, la publication ou l'affichage des actes pris par les autorités départementales " peut également être organisée, à titre complémentaire mais non exclusif, sur support numérique ".

4. S'il résulte des dispositions de l'article L. 3131-1 du code général des collectivités territoriales que la formalité de publicité qui conditionne l'entrée en vigueur d'un acte réglementaire pris par une autorité départementale peut être soit la publication, soit l'affichage, l'affichage d'un tel acte à l'hôtel du département ne suffit pas à faire courir le délai de recours contentieux contre cet acte. Sont en revanche de nature à faire courir ce délai soit la publication de l'acte au recueil des actes administratifs du département, dans les conditions prévues aux articles L. 3131-3 et R. 3131-1 du même code, soit sa publication, en complément de l'affichage à l'hôtel du département, dans son intégralité sous forme électronique sur le site internet du département, dans des conditions garantissant sa fiabilité et sa date de publication.

5. Il suit de là qu'en se fondant, pour rejeter comme tardive la demande de la Ligue des droits de l'homme tendant à l'annulation de l'arrêté attaqué, qui présente un caractère réglementaire, sur la date à laquelle il a été affiché à l'hôtel du département, la cour administrative d'appel de Nantes a commis une erreur de droit. Par suite, la Ligue des droits de l'homme est fondée à demander l'annulation de l'article 2 de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 10 février 2017.

6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, de régler l'affaire au fond dans la mesure de la cassation prononcée.

Sur les fins de non-recevoir opposées par le département de la Mayenne :

7. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que si l'arrêté attaqué a été affiché à l'hôtel du département le 24 avril 2014, il n'a pas fait l'objet d'autres mesures de publicité de nature à faire courir le délai de recours contentieux avant sa publication au recueil des actes administratifs du département de la Mayenne du 16 mai 2014. Par suite, la requête de la Ligue des droits de l'homme, enregistrée au greffe du tribunal administratif de Nantes le 11 juillet 2014, n'est pas tardive.

8. En second lieu, si, en principe, le fait qu'une décision administrative ait un champ d'application territorial limité fait obstacle à ce qu'une association ayant un ressort national justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour en demander l'annulation, il peut en aller autrement lorsque la décision soulève, en raison de ses implications, notamment dans le domaine des libertés publiques, des questions qui, par leur nature et leur objet, excèdent les seules circonstances locales. L'arrêté attaqué, qui est de nature à affecter de façon spécifique les mineurs étrangers isolés, présente une portée qui excède le seul département de la Mayenne. Par suite, l'association requérante qui, aux termes de ses statuts, s'est notamment donnée pour objet le combat contre toute forme de discrimination, justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour agir à l'encontre de cet arrêté.

9. Il résulte de ce qui précède que le département de la Mayenne n'est pas fondé à soutenir que la demande de la Ligue des droits de l'homme serait irrecevable.

Sur la légalité de l'arrêté du 24 avril 2014 :

10. L'article 375 du code civil dispose que : " Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l'un d'eux, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public (...) ". Aux termes de l'article 375-3 du même code : " Si la protection de l'enfant l'exige, le juge des enfants peut décider de le confier : / (...) 3° A un service départemental de l'aide sociale à l'enfance (...) ". L'article 375-5 du même code prévoit qu'en cas d'urgence, " le procureur de la République du lieu où le mineur a été trouvé " dispose des mêmes pouvoirs que le juge des enfants pendant l'instance, lui permettant de confier provisoirement le mineur à un service départemental de l'aide sociale à l'enfance, à charge toutefois de saisir dans les huit jours le juge compétent. L'article L. 221-1 du code de l'action sociale et des familles dispose que : " Le service de l'aide sociale à l'enfance est un service non personnalisé du département chargé des missions suivantes : / 1° Apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique tant aux mineurs et à leur famille (...) confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité de ces mineurs ou de compromettre gravement leur éducation ou leur développement physique, affectif, intellectuel et social (...) / 3° Mener en urgence des actions de protection en faveur des mineurs mentionnés au 1° du présent article ; / 4° Pourvoir à l'ensemble des besoins des mineurs confiés au service et veiller à leur orientation (...) ". Aux termes de l'article L. 221-2 du même code, dans sa rédaction applicable au litige : " Le service de l'aide sociale à l'enfance est placé sous l'autorité du président du conseil général. / Le département organise sur une base territoriale les moyens nécessaires à l'accueil et à l'hébergement des enfants confiés au service (...) ". L'article L. 222-5 du même code, dans sa rédaction alors applicable, prévoit la prise en charge par le service de l'aide sociale à l'enfance, sur décision du président du conseil général, des mineurs confiés à ce service en application du 3° de l'article 375-3 et de l'article 375-5 du code civil. Enfin, aux termes de l'article L. 223-2 du code de l'action sociale et des familles : " (...) / En cas d'urgence et lorsque le représentant légal du mineur est dans l'impossibilité de donner son accord, l'enfant est recueilli provisoirement par le service qui en avise immédiatement le procureur de la République. / (...) Si, dans le cas prévu au deuxième alinéa du présent article, l'enfant n'a pas pu être remis à sa famille ou le représentant légal n'a pas pu ou a refusé de donner son accord dans un délai de cinq jours, le service saisit également l'autorité judiciaire en vue de l'application de l'article 375-5 du code civil ".

11. Il résulte de ces dispositions qu'il incombe au service de l'aide sociale à l'enfance, notamment, de prendre en charge les mineurs qui lui sont confiés par le juge des enfants ou le procureur de la République et, en cas d'urgence et si leurs représentants légaux sont dans l'impossibilité de donner leur accord, d'assurer le recueil provisoire des mineurs dont la santé, la sécurité ou la moralité sont en danger. A cette fin, il appartient au président du conseil général, comme à tout chef de service, de prendre les mesures nécessaires au bon fonctionnement du service de l'aide sociale à l'enfance placé sous son autorité, et, à cet effet, d'organiser les moyens nécessaires à l'accueil et à l'hébergement de ces mineurs et de déterminer les conditions de leur prise en charge au regard notamment d'un risque sanitaire avéré, le cas échéant en coopération avec les autorités sanitaires compétentes. En revanche, il ne saurait subordonner l'accueil de certains mineurs par le service de l'aide sociale à l'enfance du département à une prise en charge préalable par d'autres autorités.

12. Par suite, la Ligue des droits de l'homme est fondée à soutenir que l'arrêté du président du conseil général de la Mayenne du 24 avril 2014 méconnaît les dispositions du code de l'action sociale et des familles relatives aux missions incombant au département au titre de l'aide sociale à l'enfance et à en demander l'annulation pour ce motif. Le moyen retenu suffisant à entraîner cette annulation, il n'est pas nécessaire d'examiner les autres moyens de la requête.

13. Les conclusions présentées par la Ligue des droits de l'homme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, dirigées contre l'Etat, qui n'est pas partie à la présente instance, doivent être rejetées. Les dispositions de cet article font obstacle à ce que la somme demandée par le département de la Mayenne soit mise à la charge de la Ligue des droits de l'homme, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.


D E C I D E :
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Article 1er : L'article 2 de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 10 février 2017 est annulé.
Article 2 : L'arrêté du président du conseil général de la Mayenne du 24 avril 2014 est annulé.
Article 3 : Les conclusions des parties présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen et au département de la Mayenne.


Voir aussi