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Ariane Web: Conseil d'État 421779, lecture du 13 mai 2019, ECLI:FR:CECHR:2019:421779.20190513
Decision n° 421779
Conseil d'État

N° 421779
ECLI:FR:CECHR:2019:421779.20190513
Publié au recueil Lebon
5ème et 6ème chambres réunies
Mme Louise Cadin, rapporteur
Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public
SCP PIWNICA, MOLINIE, avocats


Lecture du lundi 13 mai 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 26 juin et 14 septembre 2018, 12 février et 9 avril 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société France Télévisions demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision n° 2018-232 du 11 avril 2018 par laquelle le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) l'a mise en demeure, en ce qui concerne le service de télévision France 2, de respecter les dispositions de l'article 35 de son cahier des charges fixé par le décret n° 2009-796 du 23 juin 2009, en faisant preuve de mesure dans l'évocation d'une procédure juridictionnelle criminelle en cours et d'une vigilance accrue dans le traitement des procédures judiciaires ;

2°) subsidiairement, de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, sur le fondement de l'article 1er du protocole n° 16 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, d'une demande d'avis portant sur la conformité à l'article 10 de cette convention d'une ingérence de l'autorité administrative dans la liberté d'expression des journalistes, à la suite de la diffusion d'un reportage relatif à une affaire judiciaire en cours concernant un personnage public, alors que cette autorité reconnaît que la présomption d'innocence de la personne poursuivie n'a pas été méconnue ;

3°) de mettre à la charge du Conseil supérieur de l'audiovisuel le versement d'une somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son protocole n° 16 ;

- la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 ;

- le décret n° 2009-796 du 23 juin 2009 ;

- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Louise Cadin, auditrice,

- les conclusions de Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société France Télévisions ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du I de l'article 44 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication : " La société nationale de programme France Télévisions est chargée de concevoir et programmer des émissions de télévision à caractère national, régional et local ainsi que des émissions de radio ultramarines. Elle édite et diffuse également plusieurs services de communication audiovisuelle, y compris des services de médias audiovisuels à la demande, répondant aux missions de service public définies à l'article 43-11 et dans son cahier des charges (...) ". Aux termes de l'article 48-1 de cette loi : " Le Conseil supérieur de l'audiovisuel peut mettre en demeure les sociétés mentionnées à l'article 44 de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires (...) ".

2. Aux termes de l'article 35 du cahier des charges de la société France Télévisions, fixé par le décret du 23 juin 2009 : " (...) Dans le respect du droit à l'information, la diffusion d'émissions, d'images, de propos ou de documents relatifs à des procédures judiciaires ou à des faits susceptibles de donner lieu à une information judiciaire nécessite qu'une attention particulière soit apportée d'une part au respect de la présomption d'innocence, c'est-à-dire qu'une personne non encore jugée ne soit pas présentée comme coupable, d'autre part au secret de la vie privée et enfin à l'anonymat des mineurs délinquants. La société veille, dans la présentation des décisions de justice, à ce que ne soient pas commentées les décisions juridictionnelles dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance. / Lorsqu'une procédure judiciaire en cours est évoquée à l'antenne, la société doit veiller, dans le traitement global de l'affaire, à ce que : / - l'affaire soit traitée avec mesure, rigueur et honnêteté ; / - le traitement de l'affaire ne constitue pas une entrave caractérisée à cette procédure ; / - le pluralisme soit assuré par la présentation des différentes thèses en présence, en veillant notamment à ce que les parties en cause ou leurs représentants soient mis en mesure de faire connaître leur point de vue (...) ".

3. Il ressort des pièces du dossier que, dans la soirée du 14 décembre 2017, la société France Télévisions a diffusé sur le service France 2, lors de l'émission " Envoyé spécial ", un reportage intitulé " Celle qui accuse " évoquant, pour illustrer les difficultés rencontrées par une femme qui porte plainte contre un supérieur hiérarchique pour viol ou agression sexuelle, des faits dénoncés par deux employées de mairie, qui avaient donné lieu à des poursuites pénales pour viol contre le maire de la commune et qui étaient soumis, depuis le 12 décembre 2017, au jugement de la cour d'assises. Le reportage était centré sur l'une des deux personnes qui s'étaient portées partie civile. Par une décision du 11 avril 2018, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, a estimé que " le crédit accordé à la partie civile, les déclarations des témoins interrogés et les commentaires hors champ concouraient à l'établissement d'un reportage déséquilibré, essentiellement centré sur les charges retenues contre l'accusé, traduisant un défaut de mesure dans l'évocation d'une procédure judiciaire criminelle en cours " et relevé en outre que la séquence avait été diffusée quelques heures seulement après l'audition devant la cour d'assises de la partie civile concernée et avant que le jury ne délibère. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel a considéré, à raison de ces faits, que la société France Télévisions avait méconnu les dispositions précitées de l'article 35 de son cahier des charges et l'a mise en demeure de respecter ces dispositions à l'avenir dans les émissions du service France 2. La société requérante demande l'annulation de cette mise en demeure.

4. Aux termes de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. / 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ".

5. Si la décision attaquée ne prononce pas une sanction mais procède seulement, en raison des faits qu'elle constate, à une mise en demeure destinée à rappeler à la société France Télévisions les obligations résultant de son cahier des charges et à rendre possible l'engagement d'une procédure de sanction en cas de réitération de faits de même nature, elle doit néanmoins être regardée, au sens des stipulations précitées de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, comme une ingérence de l'autorité publique dans l'exercice de la liberté qu'elles garantissent. Toutefois, une telle mesure, dont l'intervention est prévue à l'article 48-1 de la loi du 30 décembre 1986 relative à la liberté de communication, a pour objet d'assurer la protection de la réputation et des droits d'autrui et de garantir l'impartialité de l'autorité judiciaire. En l'espèce, il ressort des pièces du dossier qu'en adressant à la société France Télévisions la mise en demeure de respecter à l'avenir les dispositions, précédemment citées, de l'article 35 de son cahier des charges après la diffusion du reportage en cause, le Conseil supérieur de l'audiovisuel n'a pas, eu égard au contenu du reportage litigieux et au moment où il a été diffusé, porté une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par suite, le moyen tiré d'une méconnaissance de ces stipulations doit être écarté.

6. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il y ait lieu en l'espèce d'adresser une demande d'avis consultatif à la Cour européenne des droits de l'homme sur le fondement du protocole n°16 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la société France Télévisions n'est pas fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir de la décision qu'elle attaque. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, dès lors, qu'être rejetées.



D E C I D E :
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Article 1er : La requête de la société France Télévisions est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société France Télévisions et au Conseil supérieur de l'audiovisuel.
Copie en sera adressée au ministre de la culture.


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