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Ariane Web: Conseil d'État 440288, lecture du 5 mai 2020, ECLI:FR:CEORD:2020:440288.20200505

Décision n° 440288
5 mai 2020
Conseil d'État

N° 440288
ECLI:FR:CEORD:2020:440288.20200505
Inédit au recueil Lebon

LE PRADO, avocats


Lecture du mardi 5 mai 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

L'ordre des avocats au barreau de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy a demandé au juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'ordonner la suspension de l'exécution de l'arrêté n° 2020-108 du 14 avril 2020, par lequel le préfet de la Guadeloupe a décidé le placement en quarantaine stricte, pour une durée de quatorze jours, des personnes entrant en Guadeloupe en provenance de Paris, de Fort-de-France et de Cayenne, hors cas de transit, dans des structures d'hébergement de type hôtelier. Par une ordonnance n° 2000340 du 20 avril 2020, le juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe a rejeté sa demande.

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 27 avril et 5 mai 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'ordre des avocats au barreau de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) de faire droit à sa demande de suspension.



Il soutient que :
- il justifie d'un intérêt à agir ;
- la condition d'urgence est satisfaite, eu égard à la gravité des mesures restreignant la liberté d'aller et venir et à l'entrée en vigueur de l'arrêté litigieux ;
- l'arrêté contesté porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'aller et venir ainsi qu'au droit de mener une vie familiale normale ;
- le placement en quatorzaine de toute personne entrant sur le territoire de la Guadeloupe n'apparaît pas nécessaire, dès lors qu'il n'existe pas de consensus scientifique sur la pertinence de l'isolement des personnes arrivant sur un territoire où le virus est déjà en circulation, que le conseil scientifique n'a pas sollicité l'adoption d'une mesure que l'OMS ne recommande que pour " les cas contacts ", qu'il n'est pas établi que des personnes arrivant en Guadeloupe présenteraient plus de risque de contamination que la population locale et que le placement n'est prévu ni pour les personnes arrivant de pays étrangers ni pour celles arrivant par voie maritime ;
- le placement en quatorzaine dans une structure hôtelière et non à domicile n'apparaît ni nécessaire ni adapté, dès lors qu'une mesure de confinement à domicile est moins attentatoire aux libertés des personnes que dans un lieu d'hébergement collectif, que l'hébergement collectif est susceptible de contribuer à la propagation du virus et que le préfet n'établit pas que les moyens dont il dispose ne lui permettraient pas d'assurer le respect d'un confinement à domicile ;
- le placement en quatorzaine de toute personne entrant sur le territoire de la Guadeloupe est disproportionné, dès lors qu'il ne prévoit d'exceptions que pour les fonctionnaires d'Etat arrivant en renfort et pour les personnels de santé, qu'il ne prévoit aucune dérogation pour les personnes qui se rendraient en Guadeloupe pour un motif impérieux professionnel ou familial et qu'il ne prévoit aucune dérogation à l'interdiction de tout déplacement hors du lieu d'hébergement, même pour un motif impérieux de santé ;
- l'arrêté litigieux méconnaît les droits fondamentaux des personnes placées en quatorzaine, dès lors qu'il ne permet pas de s'assurer que les intéressés pourront avoir accès à un avocat et qu'ils auront, le cas échéant, la possibilité de former un recours ; que la mise en quarantaine se traduit par une privation de liberté au sens de l'article 66 de la Constitution ; que l'arrêté ne prévoit pas de garanties en termes de recours, non plus que l'intervention de décisions individuelles de placement en quarantaine ou la possibilité de dérogations justifiées ;
- l'arrêté litigieux ne permet pas de s'assurer que les personnes placées en quarantaine feront l'objet d'un suivi médical et d'une prise en charge médicale pendant la durée de la quarantaine.
Par un mémoire en défense, enregistré le 4 mai 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient que l'arrêté contesté ne porte pas d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
La requête a été communiquée au ministre de l'intérieur, à la ministre des outre-mer et au Premier ministre, qui n'ont pas produit de mémoire.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ;
- le code de justice administrative ;


Les parties ayant été informées de ce que, sur le fondement de l'article 9 de l'ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif, aucune audience ne se tiendrait et de ce que la clôture de l'instruction a été fixée le 5 mai 2020 à 17 heures ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".

2. L'émergence d'un nouveau coronavirus (covid-19), de caractère pathogène et particulièrement contagieux, et sa propagation sur le territoire français ont conduit à la déclaration de l'état d'urgence sanitaire sur l'ensemble du territoire national pour une durée de deux mois, par l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19.

3. Aux termes de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, résultant de la loi du 23 mars 2010, " Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : (...) 3° Ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine, au sens de l'article 1er du règlement sanitaire international de 2005, des personnes susceptibles d'être affectées ; 4° Ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, au sens du même article 1er, à leur domicile ou tout autre lieu d'hébergement adapté, des personnes affectées ; (...) ". En vertu de l'article L. 3131-17 du même code : " Lorsque le Premier ministre ou le ministre chargé de la santé prennent des mesures mentionnées aux articles L. 3131-15 et L. 3131-16, ils peuvent habiliter le représentant de l'Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures générales ou individuelles d'application de ces dispositions. / (...) Les mesures générales et individuelles édictées par le représentant de l'Etat dans le département en application du présent article sont strictement nécessaires et proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu (...) ".

4. Par l'article 5 du décret du 23 mars 2020, pris sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique et dont les effets, en l'état, ont été prolongés jusqu'au 11 mai 2020, le Premier ministre a, notamment, interdit les déplacements de personnes par transport commercial aérien à destination de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy en provenance du territoire hexagonal, de la Martinique ou de la Guyane, sauf, ainsi que l'indique le II de cet article, motif impérieux d'ordre personnel ou familial, motif de santé relevant de l'urgence ou motif professionnel ne pouvant être différé. En vertu de l'article 5-1 du même décret, " le représentant de l'Etat territorialement compétent est habilité à prescrire, à leur arrivée sur le territoire de la collectivité d'outre-mer (...) la mise en quarantaine des personnes ayant bénéficié de la dérogation prévue au II (...) de l'article 5 ".

5. Par l'arrêté contesté du 14 avril 2020, le préfet de la Guadeloupe, représentant de l'Etat dans les collectivités de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, a décidé de soumettre, entre le 16 avril et le 11 mai 2020, toute personne, à l'exception des fonctionnaires de l'Etat arrivant en renfort et des personnels de santé, entrant par voie aérienne en Guadeloupe en provenance de Paris, Fort-de-France ou Cayenne, hors cas de transit, à une quarantaine stricte d'une durée de quatorze jours dans une structure d'hébergement hôtelière, tout déplacement en dehors du lieu d'hébergement étant strictement interdit.

6. L'ordre des avocats au barreau de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy relève appel de l'ordonnance du 20 avril 2020 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe a rejeté sa demande, fondée sur l'article L. 521-2 du code de justice administrative, tendant à la suspension de l'exécution de cet arrêté du préfet de la Guadeloupe.

7. Il appartient, dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, aux autorités compétentes de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l'épidémie. Ces mesures, qui peuvent limiter l'exercice des droits et libertés fondamentaux doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif de sauvegarde de la santé publique qu'elles poursuivent.

8. Il résulte de l'instruction que les premiers cas avérés de covid-19 sont apparus fin février à Saint-Martin et Saint-Barthélemy et le 12 mars en Guadeloupe, avec un décalage de trois à quatre semaines par rapport à la métropole. A la mi-avril, 145 cas avaient été recensés en Guadeloupe, 34 à Saint-Martin et 6 à Saint-Barthélemy, 8 décès ayant été constatés en Guadeloupe et 2 à Saint-Martin. Après une augmentation sensible des hospitalisations à la fin du mois de mars, le nombre des cas confirmés et celui des admissions à l'hôpital et en réanimation ont ensuite sensiblement baissé. Au 15 avril, 33 personnes étaient hospitalisées, dont 8 en réanimation, et peu de nouveaux cas avaient été confirmés au cours de la semaine précédente. Pour la Guadeloupe, 52 % des cas confirmés de contamination par le virus sont liés à des arrivées de personnes venant de l'extérieur de cette collectivité.

9. Si l'ordre des avocats requérant soutient que la mesure décidée par le préfet le 14 avril 2020 ne serait pas nécessaire, il apparaît, en l'état l'instruction, que le placement en quarantaine des personnes arrivant en Guadeloupe constitue, dans les circonstances prévalant actuellement dans cette collectivité, une mesure pertinente pour lutter contre la propagation du virus, eu égard à la relative maîtrise de l'épidémie à l'intérieur de la collectivité, au caractère insulaire de cette dernière et à la circonstance que plus de la moitié des contaminations qui y ont été recensées ont pour origine l'arrivée de personnes venant de l'extérieur de son territoire. A cet égard, il résulte de l'avis du comité de scientifiques institué conformément à l'article L. 3131-19 du code de la santé publique, émis le 8 avril 2020 sur la situation spécifique des collectivités d'outre-mer, que le stade précoce de l'épidémie dans ces collectivités et l'insularité de la plupart d'entre elles rendent utiles d'autres mesures que le seul confinement de la population pour freiner la propagation de l'épidémie, en particulier l'isolement des patients positifs et la mise en quarantaine des nouveaux arrivants. Le comité a ainsi recommandé, en particulier pour la Guadeloupe, de " continuer, dans un contexte de faible arrivage, à pratiquer la quatorzaine à l'arrivée des voyageurs, idéalement en structure dédiée ". Dans ces conditions, il n'apparaît pas, en l'état de l'instruction, que le préfet aurait pris une mesure non nécessaire, eu égard à la situation actuelle de l'épidémie dans la collectivité et aux exigences de protection de la santé publique.

10. S'agissant du caractère adapté et proportionné de la mesure, il résulte de l'instruction que le préfet de la Guadeloupe avait déjà, par des arrêtés antérieurs des 25 et 30 mars puis du 3 avril 2020, imposé un confinement d'une durée de quatorze jours à toute personne entrant en Guadeloupe par voie aérienne, mais que ce confinement, qui devait s'exécuter dans le lieu de résidence déclaré par l'intéressé, n'était qu'imparfaitement respecté. Dans ce contexte, il n'apparaît pas que le préfet, en décidant par l'arrêté contesté d'imposer une quarantaine de quatorze jours dans un lieu d'hébergement dédié afin de rendre la lutte contre la propagation du virus plus efficace, aurait pris une mesure excessive.

11. Par ailleurs, l'utilité de la mesure de quarantaine suppose qu'elle s'applique à la plupart des personnes arrivant en Guadeloupe. En prévoyant que la mesure ne s'appliquerait pas aux personnels de santé et fonctionnaires de l'Etat " arrivant en renfort ", le préfet a apporté une dérogation limitée justifiée par les nécessités de la lutte contre l'épidémie, les personnels en cause faisant d'ailleurs l'objet d'un suivi et de mesures de précaution spécifiques. En outre, l'article 5-1 du décret du 23 mars 2020 n'habilitait le préfet de la Guadeloupe qu'à prescrire, en complément de l'article 5 du décret, la mise en quarantaine à leur arrivée des personnes entrant par voie aérienne sur le territoire de la Guadeloupe en provenance des territoires visés à cet article 5. Dans ces conditions, il ne peut être utilement soutenu que la mesure décidée par le préfet ne serait pas adaptée en ce qu'elle ne concerne ni les passagers en provenance d'autres territoires, ni ceux empruntant une desserte maritime.

12. Enfin, si l'article 2 de l'arrêté contesté interdit tout déplacement en dehors du lieu d'hébergement pendant la période de quarantaine, cette disposition n'a pas pour objet et ne saurait avoir pour effet de faire obstacle à la prise en charge médicale des personnes placées en quarantaine et leur déplacement, le cas échéant, dans un autre lieu si leur état de santé le justifie, ainsi que le prévoient d'ailleurs les modalités du suivi sanitaire mis en place par l'agence régionale de santé de la Guadeloupe pour les personnes placées en quarantaine. L'arrêté contesté ne porte, par ailleurs et par lui-même, aucune atteinte au droit au recours.

13. Dans ces conditions, il n'apparaît pas, en l'état de l'instruction et eu égard à la situation sanitaire résultant actuellement de l'épidémie de covid-19 en Guadeloupe, que la mise en quarantaine dans un lieu d'hébergement hôtelier dédié décidée, pour une durée limitée, par l'arrêté contesté du préfet de la Guadeloupe en date du 14 avril 2020 serait, eu égard aux exigences tenant à la sauvegarde de la santé de la population, inadaptée ou disproportionnée au regard de l'objectif de sauvegarde de la santé publique et porterait une atteinte manifestement illégale à la liberté d'aller et venir ou au droit de mener une vie familiale normale.

14. Indépendamment de l'arrêté litigieux, dont ce n'est pas l'objet, il incombe en tout état de cause aux autorités administratives compétentes - les éléments versés dans le cadre de l'instruction montrant qu'elles y procèdent -, de veiller au suivi sanitaire des personnes placées en quarantaine dans les lieux d'hébergement dédiés, de garantir l'accès de ces personnes aux biens et services de première nécessité et de s'assurer que le déroulement de la quarantaine se fasse dans le respect des consignes générales qui ont été données dans le cadre de la lutte contre l'épidémie de covid-19 en termes d'hygiène et de distanciation sociale à l'intérieur des lieux d'hébergement.

15. Il résulte de tout ce qui précède que l'ordre des avocats au barreau de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe a rejeté sa demande.



O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de l'ordre des avocats au barreau de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'ordre des avocats au barreau de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée au ministre de l'intérieur, à la ministre des outre-mer et au Premier ministre.