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Ariane Web: Conseil d'État 443882, lecture du 1 avril 2022, ECLI:FR:CECHR:2022:443882.20220401

Décision n° 443882
1 avril 2022
Conseil d'État

N° 443882
ECLI:FR:CECHR:2022:443882.20220401
Publié au recueil Lebon
9ème - 10ème chambres réunies
M. Olivier Guiard, rapporteur
Mme Céline Guibé, rapporteur public
SARL JEROME ORTSCHEIDT, avocats


Lecture du vendredi 1 avril 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société de droit luxembourgeois Kermadec a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'État à lui verser une somme de 173 264 euros, majorée des intérêts au taux légal, en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de la décision du Conseil d'État n° 352209 du 29 octobre 2012. Par un jugement n° 1600429 du 29 novembre 2017, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 18PA01032 du 9 juillet 2020, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel de la société Kermadec formé contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 9 septembre et 7 octobre 2020, le 2 novembre 2021 et le 4 mars 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, la société Kermadec demande au Conseil d'État :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) subsidiairement, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne des quatre questions préjudicielles suivantes :

i) en vue d'apprécier si la responsabilité d'un État membre est engagée en raison de la méconnaissance du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne par la juridiction suprême de cet État, y-a-t-il lieu d'apprécier l'état de la jurisprudence de la Cour de justice, invoqué par cet État membre pour justifier qu'une question préjudicielle n'ait pas été posée par cette juridiction suprême, à la date où l'arrêt de ladite juridiction a été rendu, ou à la date à laquelle le recours mettant en cause la responsabilité de l'État membre concerné est introduit par le justiciable qui allègue avoir subi un préjudice résultant de la méconnaissance de l'article 267 du traité '

ii) La jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne antérieure à la date du 29 octobre 2012 concernant les discriminations prohibées en matière de retenues à la source sur dividendes pratiquées exclusivement à charge des actionnaires non-résidents permettait-elle à la juridiction suprême d'un État membre statuant à cette date de dire pour droit que l'avantage de trésorerie dont bénéficiait une société résidente déficitaire percevant des dividendes, imposables seulement au titre de l'exercice au cours duquel les résultats de cette société sont ou redeviennent bénéficiaires, par rapport à la retenue à la source frappant les dividendes perçus par une société non résidente, même en cas de situation fiscale déficitaire, procède uniquement d'une technique différente d'imposition qui ne constitue pas une différence de traitement constitutive d'une restriction à la liberté de circulation des capitaux, que l'interprétation du droit communautaire ainsi retenue s'imposait avec une évidence telle qu'elle ne laissait place à aucun doute raisonnable et qu'en conséquence, il n'y avait pas lieu de faire droit à la demande du justiciable de poser préalablement une question préjudicielle conformément à l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne avant de statuer en ce sens '

iii) Une juridiction nationale peut-elle justifier le rejet de l'action en responsabilité introduite par un justiciable contre un État membre en raison de la méconnaissance de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne par la juridiction suprême de cet État membre par le motif que cette disposition ne crée pas un droit au renvoi préjudiciel dans le chef des particuliers '

iv) L'exigence d'impartialité consacrée par l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux permet-elle à la juridiction suprême d'un État membre, même autrement composée, de statuer sur la question de savoir si elle a commis une faute lourde engageant la responsabilité dudit État en s'abstenant de transmettre à la Cour de justice de l'Union européenne une question préjudicielle dans un litige qui lui a été précédemment soumis ' Dans la négative, incombe-t-il à la Cour de justice de l'Union européenne d'apprécier elle-même si la juridiction suprême de cet État membre a commis une faute lourde engageant la responsabilité dudit État membre '

4°) en toute hypothèse, de mettre à la charge de l'État la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- les arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes du 30 septembre 2003 Köbler (C-224/01) et du 22 décembre 2008 Belgique c/ Truck Center SA (C-282/07) et les arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne du 28 juillet 2016 Tomá?ová (C-168/15), du 22 novembre 2018 Sofina SA (C-575/17), du 29 juillet 2019 Hochtief Solutions AG Magyarországi Fióktelepe (C-620/17) et du 10 janvier 2020 A. K. et autres (C-585/18, C-624/18, C-625/18) ;
- le code général des impôts ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Olivier Guiard, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Jérôme Ortscheidt, avocat de la société Kermadec ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Kermadec, qui a son siège social au Grand-Duché de Luxembourg, a perçu au cours de l'année 2008 des dividendes versés par les sociétés de droit français Total France et Arkema. En application du 2 de l'article 119 bis du code général des impôts et de la convention fiscale franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958, ces dividendes ont été soumis à une retenue à la source au taux de 15 %, d'un montant égal à 173 264 euros. Par une décision n° 352209 du 29 octobre 2012, ayant jugé que les dispositions du 2 de l'article 119 bis n'étaient pas incompatibles avec la liberté de circulation des capitaux telle qu'elle avait été interprétée par la Cour de justice de l'Union européenne, le Conseil d'État, statuant au contentieux, a annulé les articles 1er à 3 de l'arrêt du 7 juin 2011 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles avait accordé à la société Kermadec la restitution de cette retenue à la source, puis a confirmé le jugement du 8 décembre 2009 par lequel le tribunal administratif de Montreuil avait rejeté sa demande de restitution.

2. Par un arrêt du 22 novembre 2018 Sofina SA (C-575/17), la Cour de justice de l'Union européenne, saisie à titre préjudiciel par le Conseil d'État, a dit pour droit que les articles 63 et 65 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une réglementation d'un État membre en vertu de laquelle les dividendes distribués par une société résidente font l'objet d'une retenue à la source lorsqu'ils sont perçus par une société non-résidente, alors que, lorsqu'ils sont perçus par une société résidente, leur imposition selon le régime de droit commun de l'impôt sur les sociétés ne se réalise à la fin de l'exercice au cours duquel ils ont été perçus qu'à la condition que le résultat de cette société ait été bénéficiaire durant cet exercice, une telle imposition pouvant, le cas échéant, ne jamais intervenir si ladite société cesse ses activités sans avoir atteint un résultat bénéficiaire depuis la perception de ces dividendes.

3. La société Kermadec se pourvoit en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 9 juillet 2020 qui, tout en jugeant la décision du Conseil d'État n° 352209 du 29 octobre 2012 contraire au droit de l'Union européenne, rejette néanmoins sa requête tendant à l'annulation du jugement du 29 novembre 2017 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'État à lui verser une indemnité de 173 264 euros, majorée des intérêts au taux légal, en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de la décision du Conseil d'État du 29 octobre 2012.

Sur le cadre juridique applicable :

4. En vertu des principes généraux régissant la responsabilité de la puissance publique, une faute lourde commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle par une juridiction administrative est susceptible d'ouvrir droit à indemnité. Si l'autorité qui s'attache à la chose jugée s'oppose à la mise en jeu de cette responsabilité dans les cas où la faute lourde alléguée résulterait du contenu même de la décision juridictionnelle et où cette décision serait devenue définitive, la responsabilité de l'État peut cependant être engagée dans le cas où le contenu de la décision juridictionnelle est entaché d'une violation manifeste du droit de l'Union européenne ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers.

5. Pour apprécier si le contenu d'une décision juridictionnelle de l'ordre administratif est entaché d'une violation manifeste du droit de l'Union européenne, il appartient au juge administratif, ainsi que la Cour de justice de l'Union européenne l'a indiqué dans ses arrêts Köbler (C-224/01) du 30 septembre 2003, Tomá?ová (C-168/15) du 28 juillet 2016 et Hochtief Solutions Magyarországi Fióktelepe (C-620/17) du 29 juillet 2019, de tenir compte de tous les éléments caractérisant la situation qui lui est soumise, notamment du degré de clarté et de précision de la règle de droit de l'Union en question, de l'étendue de la marge d'appréciation que cette règle laisse aux autorités nationales, du caractère intentionnel ou involontaire du manquement commis ou du préjudice causé, du caractère excusable ou inexcusable de l'éventuelle erreur de droit, de la position prise, le cas échéant, par une institution de l'Union européenne et ayant pu contribuer à l'adoption ou au maintien de mesures ou de pratiques nationales contraires au droit de l'Union ainsi que de la méconnaissance, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel au titre du troisième alinéa de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. En particulier, une violation du droit de l'Union est suffisamment caractérisée lorsque la décision juridictionnelle concernée est intervenue en méconnaissance manifeste d'une jurisprudence bien établie de la Cour de justice de l'Union européenne en la matière.

Sur la compétence du Conseil d'État :

6. Il résulte de la jurisprudence rappelée au point précédent, notamment de l'arrêt Köbler (C-224/01) du 30 septembre 2003, qu'il appartient à l'ordre juridique de chaque État membre de désigner la juridiction compétente pour trancher les litiges relatifs à la réparation des dommages causés aux particuliers par les violations du droit de l'Union qui résultent du contenu d'une décision d'une juridiction nationale statuant en dernier ressort et qu'il revient au juge national compétent de rechercher si la juridiction nationale en question a méconnu de manière manifeste le droit de l'Union applicable. Il résulte également de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, notamment de l'arrêt A.K. et autres du 10 janvier 2020 (C-585/18, C-624/18, C-625/18), que l'indépendance et l'impartialité d'une juridiction, telles que garanties par l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, postulent l'existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l'instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d'abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d'écarter tout doute légitime, dans l'esprit des justiciables, quant à l'imperméabilité de cette instance à l'égard d'éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s'affrontent et que l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne habilite la Cour non pas à appliquer les règles du droit de l'Union à une espèce déterminée, mais seulement à se prononcer sur l'interprétation des traités et des actes pris par les institutions de l'Union. Dès lors, il n'y a pas lieu de saisir à titre préjudiciel la CJUE afin qu'elle apprécie elle-même le caractère manifeste de la méconnaissance alléguée du droit de l'Union par une décision du Conseil d'État.

7. Il appartient en revanche aux membres de la formation de jugement du Conseil d'État qui a adopté la décision dont il est allégué qu'elle est entachée d'une violation manifeste du droit de l'Union européenne de s'abstenir de siéger dans l'instance qui doit statuer sur l'existence de cette violation.

Sur la régularité de l'arrêt attaqué :

8. Aux termes de l'article R. 741-2 du code de justice administrative, la décision que prononce une juridiction administrative statuant au contentieux " contient le nom des parties, l'analyse des conclusions et mémoires ainsi que les visas des dispositions législatives ou réglementaires dont elle fait application. "

9. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour n'a fait application d'aucune des dispositions du livre des procédures fiscales pour statuer sur le litige dont elle était saisie par la société Kermadec. Par suite, le moyen tiré de ce que l'arrêt attaqué serait entaché d'un défaut de visa au motif qu'il mentionne ce livre sans préciser les articles dont la juridiction d'appel aurait fait application ne peut, en tout état de cause, qu'être écarté.

Sur le bien-fondé de l'arrêt attaqué :

10. En premier lieu, il résulte de ce qui a été dit aux points 4 et 5 ci-dessus qu'il y a lieu, pour le juge administratif saisi de conclusions tendant à ce que la responsabilité de l'État soit engagée du fait d'une violation manifeste du droit de l'Union à raison du contenu d'une décision d'une juridiction administrative devenue définitive, de rechercher si cette décision a manifestement méconnu le droit de l'Union européenne au regard des circonstances de fait et de droit applicables à la date de cette décision. Par suite, c'est sans erreur de droit que la cour administrative d'appel de Paris s'est prononcée sur ce point au vu des éléments de droit et de fait existant au 29 octobre 2012, date de la décision du Conseil d'État jugée fautive par le demandeur et que, notamment, elle ne s'est pas fondée sur l'interprétation des articles 63 et 65 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne donnée ultérieurement par la Cour de justice dans l'arrêt Sofina SA (C-575/17) du 22 novembre 2018 cité au point 2.

11. En deuxième lieu, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, et notamment de son arrêt Köbler (C-224/01) du 30 septembre 2003, que si la méconnaissance par une juridiction nationale statuant en dernier ressort de l'obligation prévue par l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, laquelle ne crée pas de droit au renvoi préjudiciel dans le chef des particuliers, constitue un des éléments que le juge national doit prendre en considération pour statuer sur une demande en réparation fondée sur la méconnaissance manifeste du droit de l'Union par une décision juridictionnelle, elle ne constitue pas une cause autonome d'engagement de la responsabilité d'un État membre. Par ailleurs, s'il appartient au Conseil d'État de motiver son refus de renvoyer une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne, l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne garantit pas un droit à ce qu'une question préjudicielle soit transmise à une autre juridiction. Par suite, la cour administrative d'appel de Paris n'a pas entaché son arrêt d'erreur de droit en jugeant que la société requérante ne pouvait pas utilement se prévaloir de la seule violation de l'obligation prévue à l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne pour fonder sa demande indemnitaire.

12. En troisième et dernier lieu, à supposer même que l'interprétation du droit de l'Union européenne retenue par le Conseil d'État dans sa décision du 29 octobre 2012 l'ait conduit à méconnaitre son obligation de renvoi préjudiciel au titre du troisième alinéa de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, la cour administrative d'appel de Paris, après avoir relevé, d'une part, que le Conseil d'État avait entendu placer sa décision du 29 octobre 2012 dans le prolongement des arrêts de la Cour de justice que vise cette dernière décision et, d'autre part, que l'arrêt du 22 décembre 2008 Belgique c/ Truck Center SA (C-282/07) de cette même Cour avait expressément admis la conformité au droit communautaire d'une différence de traitement consistant en l'application de techniques d'imposition différentes selon le lieu d'établissement des sociétés bénéficiaires de capitaux, les sociétés non-résidentes étant assujetties à une retenue à la source tandis que les sociétés résidentes étaient imposées à l'impôt sur les sociétés, a pu juger, sans commettre d'erreur de qualification juridique, que la violation du droit de l'Union européenne soulevée par la société Kermadec ne présentait pas un caractère manifeste, pour en déduire qu'elle n'était pas susceptible d'engager la responsabilité de l'État.

13. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il ait lieu, en l'absence de tout doute raisonnable, de saisir à titre préjudiciel la Cour de justice de l'Union européenne des questions soulevées par la société Kermadec, les trois premières tendant en substance à ce que la Cour de justice se prononce sur le caractère manifeste de la méconnaissance alléguée du droit de l'Union européenne par la décision du 29 octobre 2012, la quatrième étant relative à l'interprétation de l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne déjà donnée par la Cour, que le pourvoi de la société Kermadec doit être rejeté, y compris ses conclusions tendant au bénéfice des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société Kermadec est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Kermadec et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Copie en sera adressée au ministre de l'économie, des finances et de la relance.

Délibéré à l'issue de la séance du 11 mars 2022 où siégeaient : M. Bertrand Dacosta, président de chambre, présidant ; M. Frédéric Aladjidi, président de chambre ; M. B... C..., M. D... A..., M. Alexandre Lallet, conseillers d'Etat ; Mme Cécile Nissen, maître des requêtes en service extraordinaire et M. Olivier Guiard, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 1er avril 2022.



Le président :
Signé : M. Bertrand Dacosta
Le rapporteur :
Signé : M. Olivier Guiard
La secrétaire :
Signé : Mme E... F...



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