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Ariane Web: Conseil d'État 454288, lecture du 31 mai 2022, ECLI:FR:CECHR:2022:454288.20220531

Décision n° 454288
31 mai 2022
Conseil d'État

N° 454288
ECLI:FR:CECHR:2022:454288.20220531
Mentionné aux tables du recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Alexandre Lapierre , rapporteur
M. Romain Victor, rapporteur public
SCP GHESTIN, avocats


Lecture du mardi 31 mai 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif d'Orléans de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles il a été assujetti au titre des années 2013 et 2014 ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1802835 du 5 novembre 2019, ce tribunal a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 19NT04896 du 27 mai 2021, la cour administrative d'appel de Nantes a constaté qu'il n'y avait pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu établies au titre de l'année 2014, ainsi que des pénalités correspondantes, et a rejeté le surplus des conclusions de l'appel formé par M. B... contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 6 juillet 2021, 5 octobre 2021 et 1er mars 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'article 2 de cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond dans cette mesure, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Alexandre Lapierre, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Ghestin, avocat de M. B... ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. B... est associé de la société à responsabilité limitée (SARL) CVA Europe Holding. Il a apporté à cette société, le 2 avril 2013, 500 parts de la société CV Associés Engineering et a reçu en contrepartie 72 728 nouvelles parts de la société CVA Europe Holding, d'une valeur nominale de 10 ?, ainsi qu'une soulte de 72 720 euros. Il a également apporté à cette société, le 15 novembre 2013, 20 000 parts de la société CV Associés et a reçu en contrepartie 34 910 nouvelles parts de la société CVA Europe Holding, également d'une valeur nominale de 10 ?, ainsi qu'une soulte de 34 900 euros. Les soultes ont été inscrites au crédit du compte courant d'associé de M. B... dans les écritures de la société CVA Europe Holding. Ces soultes étant inférieures à 10 % de la valeur nominale des titres reçus en rémunération de l'apport, M. B... a estimé pouvoir placer les plus-values réalisées à l'occasion de ces apports, y compris les soultes, sous le régime du report d'imposition prévu par l'article 150-0 B ter du code général des impôts. L'administration a toutefois estimé que la rémunération des apports au moyen de soultes était constitutive, en l'espèce, d'un abus de droit et a soumis les sommes en cause à l'impôt sur le revenu entre les mains de M. B... dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers ainsi qu'aux prélèvements sociaux sur les produits de placement au titre de l'année 2013 pour la première de ces soultes et de l'année 2014 pour la seconde. Elle a assorti ces impositions supplémentaires de la majoration de 80 % pour abus de droit prévue au b de l'article 1729 du code général des impôts. M. B... se pourvoit en cassation contre l'article 2 de l'arrêt du 27 mai 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes, après avoir constaté qu'il n'y avait plus lieu de statuer sur les impositions et pénalités établies au titre de l'année 2014, qui avaient fait l'objet d'un dégrèvement de la part de l'administration, a rejeté le surplus des conclusions de l'appel qu'il avait formé contre le jugement du 5 novembre 2019 du tribunal administratif d'Orléans ayant rejeté sa demande tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales mis à sa charge ainsi que des pénalités correspondantes.

2. Aux termes de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction issue du I de l'article 35 de la loi du 30 décembre 2008 de finances rectificative pour 2008 : " Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. / En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l'avis du comité de l'abus de droit fiscal. L'administration peut également soumettre le litige à l'avis du comité. / Si l'administration ne s'est pas conformée à l'avis du comité, elle doit apporter la preuve du bien-fondé de la rectification. / Les avis rendus font l'objet d'un rapport annuel qui est rendu public ". Il résulte de ces dispositions que, lorsque l'administration use des pouvoirs que lui confère ce texte dans des conditions telles que la charge de la preuve lui incombe, elle est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable dès lors qu'elle établit que ces actes ont un caractère fictif, ou bien, à défaut, recherchent le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs et n'ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles. L'administration fiscale apporte cette preuve par la production de tous éléments suffisamment précis attestant du caractère fictif des actes en cause ou de l'intention du contribuable d'éluder ou d'atténuer ses charges fiscales normales. Dans l'hypothèse où l'administration s'acquitte de cette obligation, il incombe ensuite au contribuable, s'il s'y croit fondé, d'apporter la preuve de la réalité des actes contestés ou de ce que l'opération litigieuse est justifiée par un motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer ses charges fiscales normales.

3. Aux termes du I de l'article 150-0 B ter du code général des impôts, dans sa rédaction issue du B du I de l'article 18 de la loi du 29 décembre 2012 de finances rectificative pour 2012 : " L'imposition de la plus-value réalisée, directement ou par personne interposée, dans le cadre d'un apport de valeurs mobilières, de droits sociaux, de titres ou de droits s'y rapportant tels que définis à l'article 150-0 A à une société soumise à l'impôt sur les sociétés ou à un impôt équivalent est reportée si les conditions prévues au III du présent article sont remplies. Le contribuable mentionne le montant de la plus-value dans la déclaration prévue à l'article 170. Les apports avec soulte demeurent soumis à l'article 150-0 A lorsque le montant de la soulte reçue excède 10 % de la valeur nominale des titres reçus. (...) ".

4. En instituant un mécanisme de report d'imposition, le législateur a entendu favoriser les restructurations d'entreprises susceptibles d'intervenir par échange de titres en évitant que l'imposition immédiate de la plus-value constatée à l'occasion d'une telle opération, alors que le contribuable ne dispose pas des liquidités lui permettant d'acquitter cet impôt, fasse obstacle à sa réalisation. Si, dans la version du texte applicable au litige, le report d'imposition bénéficie à la totalité de la plus-value résultant d'une opération d'apport avec soulte lorsque le montant de celle-ci n'excède pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus en rémunération de l'apport, le but ainsi poursuivi par le législateur n'est pas respecté si la stipulation d'une soulte au profit de l'apporteur en complément de l'attribution de titres de la société bénéficiaire de l'apport n'a aucune autre finalité que de permettre à celui-ci d'appréhender, en franchise immédiate d'impôt, des liquidités détenues par cette société ou par celle dont les titres sont apportés. Dans ce cas, l'administration est fondée, sur le fondement de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, à considérer qu'en stipulant l'octroi de cette soulte, les parties à l'opération d'apport ont recherché le bénéfice d'une application littérale des dispositions de l'article 150-0 B ter du code général des impôts à l'encontre des objectifs poursuivis par le législateur, dans le seul but d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'apporteur aurait normalement supportées.

5. La cour administrative d'appel a relevé, par une appréciation souveraine non entachée de dénaturation, qu'il résultait de l'instruction que les soultes en litige ne pouvaient être regardées comme ayant été stipulées dans l'intérêt économique de la société bénéficiaire de l'apport dans le but de permettre le dénouement de l'opération, que cette dernière ne disposait pas des liquidités nécessaires pour procéder aux remboursements de la totalité des sommes inscrites à ce titre au crédit du compte courant d'associé de M. B... et que ces remboursements avaient été effectués au moyen des dividendes qui lui avaient été versés, sous le bénéfice du régime des sociétés mères, par les sociétés dont les titres lui avaient été apportés par ce dernier. En déduisant de ces constatations qu'alors même que les opérations d'apport n'étaient pas elles-mêmes constitutives d'abus de droit, l'administration devait être regardée comme établissant que le versement des soultes litigieuses, caractérisant en l'espèce une appréhension par M. B..., en franchise immédiate d'impôt, des liquidités des sociétés dont il avait apporté les titres à la société CVA Europe Holding, qu'il contrôlait, au travers du versement de dividendes par les premières à cette dernière, poursuivait un but exclusivement fiscal en recherchant le bénéfice d'une application littérale des dispositions de l'article 150-0 B ter du code général des impôts contraire à l'intention du législateur et était ainsi constitutif d'un abus de droit, la cour administrative d'appel n'a ni commis d'erreur de droit, ni inexactement qualifié les faits soumis à son appréciation.

6. Toutefois, en jugeant que les sommes en litige avaient légalement pu être soumises à l'impôt sur le revenu dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers et aux prélèvements sociaux sur les produits de placement alors que, dans la mesure où l'administration n'a pas regardé comme constitutive d'un abus de droit l'opération d'apport elle-même mais seulement le choix de rémunérer l'apport au moyen d'une soulte bénéficiant du report d'imposition, la mise en oeuvre de la procédure de répression des abus de droit avait pour seule conséquence la remise en cause, à concurrence de la soulte, du bénéfice du report d'imposition de la plus-value d'apport et la soumission immédiate de celle-ci à l'impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.

7. Par suite, M. B... est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.

8. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions de M. B... tendant au versement d'une somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




D E C I D E :
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Article 1er : L'article 2 de l'arrêt du 27 mai 2021 de la cour administrative d'appel de Nantes est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d'appel de Nantes.
Article 3 : Les conclusions de M. B... présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. A... B... et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 11 mai 2022 où siégeaient : M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, présidant ; M. Guillaume Goulard, M. Pierre Collin, présidents de chambre ; M. Stéphane Verclytte, M. Mathieu Herondart, M. Hervé Cassagnabère, M. Christian Fournier, M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat et M. Alexandre Lapierre, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.

Rendu le 31 mai 2022.


Le président :
Signé : M. Christophe Chantepy
Le rapporteur :
Signé : M. Alexandre Lapierre
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle


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