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Ariane Web: Conseil d'État 457517, lecture du 23 novembre 2022, ECLI:FR:CECHR:2022:457517.20221123

Décision n° 457517
23 novembre 2022
Conseil d'État

N° 457517
ECLI:FR:CECHR:2022:457517.20221123
Inédit au recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
Mme Airelle Niepce, rapporteur
M. Stéphane Hoynck, rapporteur public
SCP LYON-CAEN, THIRIEZ ; SCP WAQUET, FARGE, HAZAN, avocats


Lecture du mercredi 23 novembre 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 457517, par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 15 octobre 2021 et 16 mai et 21 octobre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association One Voice demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 12 octobre 2021 de la ministre de la transition écologique relatif à la tenderie aux grives et aux merles noirs dans le département des Ardennes pour la campagne 2021-2022 ;

2°) d'enjoindre à la ministre de la transition écologique, sur le fondement de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, de procéder à l'abrogation de l'arrêté du 17 août 1989 relatif à la tenderie aux grives dans le département des Ardennes ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


2° Sous le n° 457583, par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 15 et 27 octobre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue française pour la protection des oiseaux demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 12 octobre 2021 de la ministre de la transition écologique relatif à la tenderie aux grives et au merle noir dans le département des Ardennes pour la campagne 2021-2022 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la directive 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 ;
- le code de l'environnement ;
- l'arrêté du 26 juin 1987 fixant la liste des espèces de gibier dont la chasse est autorisée ;
- l'arrêté du 17 août 1989 relatif à la tenderie aux grives dans le département des Ardennes ;
- l'arrêt C-900/19 du 17 mars 2021 de la Cour de justice de l'Union européenne ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Airelle Niepce, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de l'association One Voice et à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de la Fédération nationale des chasseurs et de la Fédération départementales des Ardennes ;


Considérant ce qui suit :

1. Par un arrêté du 12 octobre 2021 relatif à la tenderie aux grives et aux merles noirs dans le département des Ardennes pour la campagne 2020-2021, dont l'association One Voice et la Ligue française pour la protection des oiseaux (LPO) demandent l'annulation pour excès de pouvoir, la ministre de la transition écologique a fixé à 5 800 le nombre maximum de grives ou de merles noirs pouvant être capturés dans le département des Ardennes, au moyen de lacs, pour la campagne 2021-2022.

2. Les requêtes de l'association One Voice et de la LPO sont dirigées contre le même arrêté. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

Sur les interventions :

3. La Fédération nationale des chasseurs et la Fédération départementale des chasseurs des Ardennes, qui ne constituent pas des parties à l'instance, justifient d'un intérêt suffisant au maintien de l'arrêté attaqué. Ainsi, leur intervention est recevable.

Sur les conclusions tendant à l'annulation de l'arrêté du 12 octobre 2021 :

4. Aux termes du paragraphe 1 de l'article 8 de la directive 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 concernant la conservation des oiseaux sauvages, dite directive " Oiseaux " : " 1. En ce qui concerne la chasse, la capture ou la mise à mort d'oiseaux dans le cadre de la présente directive, les États membres interdisent le recours à tous moyens, installations ou méthodes de capture ou de mise à mort massive ou non sélective ou pouvant entraîner localement la disparition d'une espèce, et en particulier à ceux énumérés à l'annexe IV, point a). / (...) ". Parmi les moyens, installations ou méthodes de capture ou de mise à mort prohibés par le a) de l'annexe IV de la directive figure notamment les " collets (...), gluaux, hameçons, oiseaux vivants utilisés comme appelants aveuglés ou mutilés, enregistreurs, appareils électrocutants " ou encore les " filets, pièges-trappes, appâts empoisonnés ou tranquillisants (...) ". Toutefois, l'article 9 de la directive prévoit en son paragraphe 1 que " Les États membres peuvent déroger aux articles 5 à 8 s'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante, pour les motifs ci- après : / (...) c) pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées et de manière sélective, la capture, la détention ou toute autre exploitation judicieuse de certains oiseaux en petites quantités. " Par ailleurs, son paragraphe 2 prévoit que les dérogations doivent mentionner les espèces concernées, les moyens, installations ou méthodes de capture ou de mise à mort autorisés, les conditions de risque et les circonstances de temps et de lieu dans lesquelles ces dérogations peuvent être prises, l'autorité habilitée à déclarer que les conditions exigées sont réunies, à décider quels moyens, installations ou méthodes peuvent être mis en oeuvre, dans quelles limites et par quelles personnes, enfin les contrôles qui seront opérés.

5. Il résulte de ces dispositions de la directive, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, notamment dans son arrêt C-900/19 du 17 mars 2021, que les motifs de dérogation prévus à son article 9 sont d'interprétation stricte et, à cet égard, que si les méthodes traditionnelles de chasse sont susceptibles de constituer une exploitation judicieuse de certains oiseaux au sens de la directive, l'objectif de préserver ces méthodes ne constitue pas un motif autonome de dérogation au sens de cet article. Par suite, le caractère traditionnel d'une méthode de chasse ne suffit pas, en soi, à établir qu'une autre solution satisfaisante, au sens des dispositions du paragraphe 1 de cet article 9, ne peut être substituée à cette méthode, de même que le simple fait qu'une autre méthode requerrait une adaptation et, par conséquent, exigerait de s'écarter de certaines caractéristiques d'une tradition, ne saurait suffire pour considérer qu'il n'existe pas une telle autre solution satisfaisante.

6. Aux termes de l'article L. 424-2 du code de l'environnement, dans sa rédaction applicable : " (...) Les oiseaux ne peuvent être chassés ni pendant la période nidicole ni pendant les différents stades de reproduction et de dépendance. Les oiseaux migrateurs ne peuvent en outre être chassés pendant leur trajet de retour vers leur lieu de nidification. / Des dérogations peuvent être accordées, s'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante et à la condition de maintenir dans un bon état de conservation les populations migratrices concernées : / (...) 2° Pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées et de manière sélective, la capture, la détention ou toute autre exploitation judicieuse de certains oiseaux en petites quantités ; / (...) ". En vertu de l'article L. 424-4 du même code : " Dans le temps où la chasse est ouverte, le permis donne à celui qui l'a obtenu le droit de chasser de jour, soit à tir, soit à courre, à cor et à cri, soit au vol, suivant les distinctions établies par des arrêtés du ministre chargé de la chasse. (...) / (...) / Pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées et de manière sélective, la chasse de certains oiseaux de passage en petites quantités, le ministre chargé de la chasse autorise, dans les conditions qu'il détermine, l'utilisation des modes et moyens de chasse consacrés par les usages traditionnels, dérogatoires à ceux autorisés par le premier alinéa. / Tous les moyens d'assistance électronique à l'exercice de la chasse, autres que ceux autorisés par arrêté ministériel, sont prohibés. / Les gluaux sont posés une heure avant le lever du soleil et enlevés avant onze heures. / Tous les autres moyens de chasse, y compris l'avion et l'automobile, même comme moyens de rabat, sont prohibés. / (...) ". Par ailleurs, l'article R. 424-15-1 du code de l'environnement précise que : " Pour l'application des dispositions du troisième alinéa des articles L. 424-2 et L. 424-4, l'utilisation de modes et moyens de chasse consacrés par les usages traditionnels est autorisée dès lors qu'elle correspond à une exploitation judicieuse de certains oiseaux. / (...) ".

7. Sur le fondement de ces dispositions, l'article 1er de l'arrêté du 17 août 1989 relatif à la tenderie aux grives dans le département des Ardennes, procédé de chasse qui consiste à attirer les espèces d'oiseaux visées avec des baies de sorbier et à les capturer au moyen de lacets (lacs) en crin de cheval installés " à branche " ou " à terre ", prévoit que : " La capture des grives draines, litornes, mauvis et musiciennes et des merles noirs à l'aide de lacs, dénommée " tenderie aux grives ", est autorisée " dans soixante communes limitativement énumérées du département " dans les conditions strictement contrôlées définies ci-après afin de permettre la capture sélective et en petites quantités de ces oiseaux, puisqu'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante ". Aux termes de l'article 6 de cet arrêté : " Le nombre maximum d'oiseaux pouvant être capturés pendant la campagne est fixé chaque année par le ministre chargé de la chasse. "

8. Dans ce cadre, l'arrêté attaqué précise que " la chasse pratiquée aux moyens de lacs permet à des chasseurs, soucieux de maintenir vivant leur patrimoine culturel et ne souhaitant pas pratiquer la chasse à tir, de poursuivre une activité cynégétique grâce à un mode de chasse artisanal, moins bruyant et plus respectueux de l'environnement ; que ce mode de chasse répond aux aspirations de la société française tendant à accroitre la sécurité des personnes présentes lors des actions de chasse et favorise une cohabitation harmonieuse des chasseurs et des promeneurs ; qu'ainsi, si la chasse à tir est une alternative à la chasse aux moyens de lacs, elle ne saurait constituer une alternative " satisfaisante " au sens de l'article 9 de la directive " Oiseaux " ; que par ailleurs, compte tenu de la finalité de cette technique de chasse, l'élevage en captivité ne constitue pas davantage une alternative " satisfaisante " au regard de l'objectif de protection des oiseaux poursuivi par la directive ".

9. Si la ministre chargée de la chasse soutient qu'il n'existe aucune solution alternative satisfaisante au recours à la tenderie aux grives, il ressort des pièces des dossiers que le motif de la dérogation prévue par le dispositif réglementaire litigieux réside principalement dans l'objectif de préserver l'utilisation d'un mode de chasse constituant une pratique traditionnelle qui, ainsi que l'a jugé la Cour de justice de l'Union européenne, ne saurait à lui seul justifier de l'absence d'autre solution satisfaisante au sens de l'article 9 de la directive du 30 novembre 2009 précitée. Par ailleurs, s'agissant d'un procédé de chasse vivrier, elle n'établit pas que, d'une part, l'élevage pratiqué dans les conditions prévues par les textes applicables qui ont notamment pour objet de garantir le bien-être animal, d'autre part, la chasse à tir pratiquée dans les conditions prévues par les textes qui ont notamment pour objet d'assurer la sécurité des pratiquants comme des riverains et qui, au demeurant, constitue un mode de chasse autorisé par l'article 7 de la directive et l'article L. 424-4 du code de l'environnement pris pour sa transposition, ne seraient pas susceptibles de constituer une solution alternative satisfaisante.

10. Il suit de là que l'arrêté attaqué, pris pour l'application de l'arrêté du 17 août 1989 relatif à la tenderie aux grives dans le département des Ardennes pour la campagne 2021-2022, doit être regardé comme méconnaissant les objectifs de l'article 9 de la directive du 30 novembre 2009.

11. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens des requêtes, que les associations requérantes sont fondées à demander l'annulation de l'arrêté du 12 octobre 2021 qu'elles attaquent.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 911-1 du code de justice administrative :

12. L'annulation de l'arrêté du 12 octobre 2021 attaqué n'implique, par elle-même, pas nécessairement l'abrogation de l'arrêté du 17 août 1989 relatif à la tenderie aux grives dans le département des Ardennes. Par suite, les conclusions tendant à ce qu'il soit enjoint au ministre d'abroger ce dernier arrêté ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros à verser, d'une part, à l'association One Voice, d'autre part, à la Ligue française pour la protection des oiseaux.


D E C I D E :
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Article 1er : Les interventions de la Fédération nationale des chasseurs et de la Fédération départementale des chasseurs des Ardennes sont admises.
Article 2 : L'arrêté du 12 octobre 2021 de la ministre de la transition écologique relatif à la tenderie aux grives dans le département des Ardennes pour la campagne 2021-2022 est annulé.
Article 3 : L'Etat versera une somme de 1 500 euros à l'association One Voice et à la Ligue française pour la protection des oiseaux au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions des requêtes est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à l'association One Voice, à la Ligue française pour la protection des oiseaux, à la Fédération nationale des chasseurs, première intervenante dénommée et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.