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Ariane Web: Conseil d'État 463241, lecture du 7 avril 2023, ECLI:FR:CECHR:2023:463241.20230407

Décision n° 463241
7 avril 2023
Conseil d'État

N° 463241
ECLI:FR:CECHR:2023:463241.20230407
Inédit au recueil Lebon
9ème - 10ème chambres réunies
M. Vincent Mazauric, rapporteur
Mme Céline Guibé, rapporteur public
SCP BORE, SALVE DE BRUNETON, MEGRET, avocats


Lecture du vendredi 7 avril 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Le centre hospitalier de Vire (Calvados) a demandé au tribunal administratif de Caen de prononcer la restitution partielle des montants de taxe sur les salaires qui ont été mis à sa charge au titre des années 2010 et 2011 et le remboursement du crédit de taxe sur la valeur ajoutée déductible dont il estimait disposer à l'expiration des années 2010 et 2011. Par un jugement n° 1301679 du 2 décembre 2015, le tribunal administratif de Caen a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 16NT00288 du 14 décembre 2017, la cour administrative d'appel de Nantes a annulé ce jugement et renvoyé l'affaire devant le tribunal administratif de Caen.

Par un jugement avant-dire droit du 1er février 2019, le tribunal administratif de Caen, avant de statuer sur la requête du centre hospitalier de Vire, a sursis à statuer afin de transmettre au Conseil d'Etat, en application de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, des questions de droit. Le Conseil d'Etat a rendu son avis le 12 avril 2019 sous le n° 427540.

Par un jugement n° 1702353 du 6 novembre 2019, le tribunal administratif de Caen a accordé au centre hospitalier de Vire la restitution de la taxe sur les salaires pour les années 2010 et 2011, respectivement à hauteur de 120 699 euros et de 120 145 euros et a rejeté le surplus des conclusions de sa demande.

Par un arrêt n°s 19NT04979, 19NT04996 du 15 février 2022, la cour administrative d'appel de Nantes a fait droit à l'appel du ministre de l'économie, des finances et de la relance contre ce jugement en tant qu'il a déchargé le centre hospitalier de Vire des montants de cotisations de taxe sur les salaires ci-dessus mentionnés et a remis ceux-ci à la charge du centre hospitalier. Saisie de l'appel du centre hospitalier de Vire, la cour a annulé ce même jugement en tant que le tribunal administratif de Caen avait omis de statuer sur les conclusions tendant à la restitution de la taxe sur les salaires pour le secteur hors EHPAD et a rejeté ces conclusions.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 15 avril et 15 juillet 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le centre hospitalier de Vire demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée ;
- le code de l'action sociale et des familles ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Vincent Mazauric, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Boré, Salve de Bruneton, Mégret, avocat du centre hospitalier de Vire ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le centre hospitalier de Vire, établissement public ayant notamment pour activité la gestion d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), a spontanément acquitté au titre des années 2010 et 2011 la taxe sur les salaires prévue par les articles 231 et suivants du code général des impôts en appliquant un rapport d'assujettissement de 100 %. A la suite d'un audit, cet établissement a estimé que l'activité d'hébergement de l'EHPAD devait être assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée. Il a alors procédé à une sectorisation en distinguant l'activité exercée par l'EHPAD des autres, en application de l'alinéa 2 du I de l'article 209 de l'annexe II au code général des impôts, et en a tiré les conséquences en matière de taxe sur la valeur ajoutée et de taxe sur les salaires. Il a ensuite demandé la restitution partielle des cotisations de taxe sur les salaires auxquelles il avait été assujetti au titre des années 2010 et 2011 et le remboursement du crédit de taxe sur la valeur ajoutée déductible dont il estimait disposer à l'expiration des années 2010 et 2011. Par un jugement du 6 novembre 2019, le tribunal administratif de Caen a prononcé la restitution au centre hospitalier de Vire de la taxe sur les salaires pour les années 2010 et 2011, respectivement à hauteur de 120 699 euros et de 120 145 euros, et rejeté le surplus des conclusions de sa demande. Le centre hospitalier de Vire demande l'annulation de l'arrêt du 15 février 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté son appel contre ce jugement en tant qu'il a rejeté le surplus des conclusions de sa demande.

2. D'une part, aux termes du 1 de l'article 231 du code général des impôts dans sa rédaction applicable aux années d'imposition en litige : " Les sommes payées à titre de rémunérations aux salariés (...) sont soumises à une taxe égale à 4,25 % de leur montant évalué selon les règles prévues à l'article L. 136-2 du code de la sécurité sociale (...). Cette taxe est à la charge des entreprises et organismes qui emploient ces salariés, (...), qui paient ces rémunérations lorsqu'ils ne sont pas assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée ou ne l'ont pas été sur 90 % au moins de leur chiffre d'affaires au titre de l'année civile précédant celle du paiement desdites rémunérations (...) ".

3. D'autre part, aux termes de l'article 13 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée :
" 1. Les Etats, les régions, les départements, les communes et les autres organismes de droit public ne sont pas considérés comme des assujettis pour les activités ou opérations qu'ils accomplissent en tant qu'autorités publiques, même lorsque, à l'occasion de ces activités ou opérations, ils perçoivent des droits, redevances, cotisations ou rétributions. / Toutefois, lorsqu'ils effectuent de telles activités ou opérations, ils doivent être considérés comme des assujettis pour ces activités ou opérations dans la mesure où leur non-assujettissement conduirait à des distorsions de concurrence d'une certaine importance. (...) / 2. Les Etats membres peuvent considérer comme activités de l'autorité publique les activités des organismes de droit public, lorsqu'elles sont exonérées en vertu des articles 132 (...) ". Aux termes du g du 1 de l'article 132 de cette même directive, les Etats membres exonèrent de la taxe sur la valeur ajoutée " les prestations de services et les livraisons de biens étroitement liées à l'aide et à la sécurité sociales, y compris celles fournies par les maisons de retraite, effectuées par des organismes de droit public ou par d'autres organismes reconnus comme ayant un caractère social par l'Etat membre concerné (...) ".

4. Aux termes de l'article 256 du code général des impôts : " I. Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel (...) ". Aux termes de l'article 256 A du même code : " Sont assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée les personnes qui effectuent de manière indépendante une des activités économiques mentionnées au troisième alinéa, quels que soient le statut juridique de ces personnes, leur situation au regard des autres impôts et la forme ou la nature de leur intervention. / (...) Les activités économiques visées au premier alinéa se définissent comme toutes les activités de producteur, de commerçant ou de prestataire de services (...) ". Aux termes du premier alinéa de l'article 256 B du même code : " Les personnes morales de droit public ne sont pas assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée pour l'activité de leurs services (...) sociaux (...) lorsque leur non-assujettissement n'entraîne pas de distorsions dans les conditions de la concurrence ". Aux termes du b du 1° du 7 de l'article 261 du même code, sont exonérées de la taxe sur la valeur ajoutée " les opérations faites au bénéfice de toutes personnes par des oeuvres sans but lucratif qui présentent un caractère social ou philanthropique et dont la gestion est désintéressée, lorsque les prix pratiqués ont été homologués par l'autorité publique ou que des opérations analogues ne sont pas couramment réalisées à des prix comparables par des entreprises commerciales, en raison notamment du concours désintéressé des membres de ces organismes ou des contributions publiques ou privées dont ils bénéficient (...)".

5. Il résulte des dispositions citées au point 3, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, notamment dans son arrêt du 29 octobre 2015 (C-174/14) Saudaçor - Sociedade Gestora de Recursos e Equipamentos da Saúde dos Açores SA, que le non-assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée prévue en faveur des personnes morales de droit public énumérées au paragraphe 1 de l'article 13 de la directive du Conseil du 28 novembre 2006, qui déroge à la règle générale de l'assujettissement de toute activité de nature économique, est subordonné à deux conditions cumulatives tenant, d'une part, à ce que l'activité soit exercée par un organisme agissant en tant qu'autorité publique et, d'autre part, à ce que le non-assujettissement ne conduise pas à des distorsions de concurrence d'une certaine importance.

6. En premier lieu, la condition selon laquelle l'activité économique est réalisée par l'organisme public en tant qu'autorité publique est remplie, selon la jurisprudence de la Cour de justice, lorsque l'activité en cause est exercée dans le cadre du régime juridique particulier aux personnes morales de droit public. Ainsi, l'activité en cause doit être exercée dans des conditions juridiques différentes de celles des opérateurs économiques privés, notamment, lorsque sont mises en oeuvre des prérogatives de puissance publique, lorsque l'activité est accomplie en raison d'une obligation légale ou dans le cadre d'un monopole ou encore lorsqu'elle relève par nature des attributions d'une personne publique. Cette condition peut également, si la législation de l'Etat membre le prévoit, être regardée comme remplie lorsque l'activité exercée est exonérée en application, notamment, de l'article 132 de la directive du Conseil du 28 novembre 2006. Si cette condition n'est pas remplie, la personne morale de droit public est nécessairement assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée à raison de cette activité économique, sans préjudice des éventuelles exonérations applicables.

7. Aux termes de l'article L. 312-1 du code de l'action sociale et des familles : " I.- Sont des établissements et services sociaux et médico-sociaux, au sens du présent code, les établissements et les services, dotés ou non d'une personnalité morale propre, énumérés ci-après : (...) 6° Les établissements et les services qui accueillent des personnes âgées (...) ". Aux termes de l'article L. 314-2 du même code, les établissements assurant l'hébergement des personnes âgées mentionnées au 6° du I de l'article L. 312-1 du même code " sont financés par : (...) 3° Des tarifs journaliers afférents aux prestations relatives à l'hébergement, fixés par le président du conseil général, dans des conditions précisées par décret et opposables aux bénéficiaires de l'aide sociale accueillis dans des établissements habilités totalement ou partiellement à l'aide sociale à l'hébergement des personnes âgées (...) ".

8. Par les dispositions de l'article 256 B du code général des impôts citées au point 4, la France a fait usage de la possibilité ouverte par le 2 de l'article 13 de la directive du 28 novembre 2006 citée au point 3 lu en combinaison avec le g du 1 de l'article 132 de cette même directive, de regarder comme une activité effectuée en tant qu'autorité publique le service social d'hébergement des personnes âgées dans des structures publiques. Par suite, en jugeant que l'activité de l'EHPAD géré par le centre hospitalier de Vire était exercée par un organisme agissant en tant qu'autorité publique, la cour administrative d'appel de Nantes n'a pas commis d'erreur de droit ni inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

9. En second lieu, par un arrêt du 16 septembre 2008 (C-288/07) Commissioners of Her Majesty's Revenue et Customs contre Isle of Wight Council et autres, la Cour de justice a dit pour droit que les distorsions de concurrence d'une certaine importance auxquelles conduirait le non-assujettissement des organismes de droit public agissant en tant qu'autorités publiques doivent être évaluées par rapport à l'activité en cause, en tant que telle, indépendamment de la question de savoir si ces organismes font face ou non à une concurrence au niveau du marché local sur lequel ils accomplissent cette activité, ainsi que par rapport non seulement à la concurrence actuelle, mais également à la concurrence potentielle, pour autant que la possibilité pour un opérateur privé d'entrer sur le marché pertinent soit réelle, et non purement hypothétique. Par un arrêt du 19 janvier 2017 (C-344/15) National Roads Authority, la Cour de justice a précisé que les distorsions de concurrence d'une certaine importance doivent être évaluées en tenant compte des circonstances économiques et que la seule présence d'opérateurs privés sur un marché, sans la prise en compte des éléments de fait, des indices objectifs et de l'analyse de ce marché, ne saurait démontrer ni l'existence d'une concurrence actuelle ou potentielle ni celle d'une distorsion de concurrence d'une certaine importance. Les distorsions de concurrence mentionnées au paragraphe 1 de l'article 13 de la directive du Conseil du 28 novembre 2006 s'apprécient à la fois au regard de l'activité en cause et des conditions d'exploitation de cette activité. L'existence de telles distorsions ne saurait, dès lors, résulter de la seule constatation que des prestations réalisées par un organisme de droit public sont identiques à celles réalisées par un opérateur privé, sans examen de l'état de la concurrence réelle, ou à défaut potentielle, sur le marché en cause.

10. Eu égard au caractère social des EHPAD publics qui sont habilités à accueillir entièrement ou principalement des personnes âgées à faibles ressources et qui, par suite, sont soumis en principe à une tarification administrée de leurs prestations relatives à l'hébergement de celles-ci, un opérateur privé exerçant cette activité à titre lucratif, libre de choisir sa clientèle et, par suite, de fixer ses tarifs en conséquence, ne saurait être empêché d'entrer sur le marché en cause ou y subir un désavantage du seul fait de son assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée qui lui permet, à la différence d'un opérateur public placé hors du champ de celle-ci, d'obtenir le remboursement de l'excédent de la taxe ayant grevé ses charges sur celle dont il est redevable à raison de ses recettes. Par ailleurs, cette même activité exercée sans but lucratif par un opérateur privé est exonérée de la taxe sur la valeur ajoutée en vertu du b du 1° du 7 de l'article 261 du code général des impôts cité au point 4. Par suite, en jugeant que le non-assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée du centre hospitalier de Vire à raison de l'activité de son EHPAD, dont il est constant qu'il est habilité à recevoir des bénéficiaires de l'aide sociale à l'hébergement pour la totalité des places qu'il offre, n'était pas susceptible de générer de distorsion dans les conditions de la concurrence au sens et pour l'application de l'article 256 B du code général des impôts, lu à la lumière des dispositions de la directive du 28 novembre 2006 qu'il a pour objet de transposer, la cour n'a pas commis d'erreur de droit ni dénaturé les pièces du dossier.

11. En troisième lieu, d'une part, en jugeant que le centre hospitalier de Vire n'était pas fondé à demander le remboursement d'un crédit de taxe sur la valeur ajoutée qui serait dû au titre de l'activité de son EHPAD au motif qu'il n'était pas assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée à raison de cette activité, la cour n'a pas commis d'erreur de droit ni méconnu les principes fondamentaux du système commun de la taxe sur la valeur ajoutée.

12. D'autre part, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, notamment de la requête d'appel présentée par le centre hospitalier de Vire enregistré au greffe de la cour le 23 décembre 2019 sous le n° 19NT04979, qu'au titre des années 2010 et 2011, l'activité hospitalière (dite " secteur 2 hors EHPAD ") était en situation débitrice au regard de la taxe sur la valeur ajoutée à hauteur respectivement de 1 978 euros et de 193 euros et qu'aucune demande de remboursement de crédit de taxe sur la valeur ajoutée n'a été présentée par le centre hospitalier à ce seul titre. Par suite, l'irrecevabilité de " la demande de remboursement des crédits de taxe sur la valeur ajoutée concernant l'activité hors EHPAD " opposée par la cour étant sans incidence sur la solution du litige, le moyen dirigé contre le motif retenu par la cour pour fonder cette irrecevabilité est inopérant et ne peut qu'être écarté.

13. Il résulte de ce qui précède que le centre hospitalier de Vire n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.



D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi du centre hospitalier de Vire est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée au centre hospitalier de Vire et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Copie en sera adressée au ministre des solidarités, de l'autonomie et des personnes handicapées.
Délibéré à l'issue de la séance du 15 mars 2023 où siégeaient :
Mme Christine Maugüé, présidente adjointe de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, Mme Nathalie Escaut, M. Alexandre Lallet, M. Didier Ribes, conseillers d'Etat et M. Vincent Mazauric, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 7 avril 2023.


La présidente :
Signé : Mme Christine Maugüé
Le rapporteur :
Signé : M. Vincent Mazauric
La secrétaire :
Signé : Mme Wafak Salem
La République mande et ordonne au ministre des solidarités, de l'autonomie et des personnes handicapées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :