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Ariane Web: Conseil d'État 489108, lecture du 13 novembre 2023, ECLI:FR:CEORD:2023:489108.20231113

Décision n° 489108
13 novembre 2023
Conseil d'État

N° 489108
ECLI:FR:CEORD:2023:489108.20231113
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Jean-Yves Ollier, président
M. J-Y Ollier, rapporteur


Lecture du lundi 13 novembre 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 27 octobre et 5 novembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Association française d'étude et de protection des poissons demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de l'arrêté ministériel du 24 octobre 2023 portant définition, répartition et modalités de gestion du quota d'anguille européenne (Anguilla anguilla) de moins de douze centimètres pour la campagne de pêche 2023-2024.


Elle soutient que :
- sa requête est recevable dès lors que, d'une part, elle a intérêt à agir contre l'arrêté du 24 octobre 2023 et, d'autre part, elle a déposé un recours pour excès de pouvoir contre ce même arrêté ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'ouverture de la pêche de la civelle est imminente, et qu'elle est susceptible de porter une atteinte grave et immédiate à la conservation de cette espèce, en danger critique d'extinction ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de l'arrêté contesté ;
- il est entaché d'incompétence en ce qu'il n'a pas été cosigné par le ministre chargé de la mer en eau douce, en méconnaissance de l'article R. 436-65-3 du code de l'environnement ;
- il est entaché d'une erreur d'appréciation au regard de l'avis du Conseil international pour l'exploration de la mer du 3 novembre 2022, selon lequel aucune capture d'anguille ne devrait être autorisée en 2023 ;
- il méconnaît les dispositions du 4 de l'article 2 du règlement (CE) n° 1100/2007 du 18 septembre 2007 en ce qu'il autorise un quota de pêche de 65 tonnes de civelles, incompatible avec l'objectif d'assurer, avec une grande probabilité, un taux d'échappement vers la mer d'au moins 40 % de la biomasse d'anguilles argentées ;
- il méconnaît des dispositions du 1 de l'article 7 du règlement (CE) n° 1100/2007 du 18 septembre 2007 en ce qu'il permet que, d'une part, 26 tonnes de civelles soient destinées à la mise en consommation et, d'autre part, 39 tonnes soient destinées au repeuplement.

Par un mémoire en défense, enregistré le 3 novembre 2023, la Première ministre conclut au rejet de la requête. Elle soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

La requête a été communiquée au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, qui n'a pas produit d'observations.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le règlement (CE) n° 1100/2007 du 18 septembre 2007 ;
- le code de l'environnement ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'Association française d'étude et de protection des poissons, et d'autre part, la Première ministre et le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 8 novembre 2023, à 10 heures 30 :
- les représentants de la Première ministre ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".

Sur le cadre juridique du litige :

En ce qui concerne le cadre réglementaire général des mesures pour la protection et l'exploitation durable du stock d'anguilles européennes :

2. Le règlement (CE) n° 1100/2007 du Conseil du 18 septembre 2007 instituant des mesures de reconstitution du stock d'anguilles européennes établit un cadre pour la protection et l'exploitation durable du stock d'anguilles européennes de l'espèce Anguilla anguilla, espèce migratrice qui se reproduit dans la mer des Sargasses et grandit dans les eaux douces européennes, désormais classée dans la catégorie des espèces en situation de danger critique d'extinction. Aux termes de l'article 2 de ce règlement : " (...) 3. Les États membres élaborent un plan de gestion de l'anguille pour chaque bassin hydrographique tel que défini au paragraphe 1. / 4. L'objectif de chaque plan de gestion est de réduire la mortalité anthropique afin d'assurer avec une grande probabilité un taux d'échappement vers la mer d'au moins 40 % de la biomasse d'anguilles argentées correspondant à la meilleure estimation possible du taux d'échappement qui aurait été observé si le stock n'avait subi aucune influence anthropique. Le plan de gestion des anguilles est établi dans le but de réaliser cet objectif à long terme. / (...) 9. Chaque plan de gestion de l'anguille contient le calendrier prévu pour atteindre l'objectif en matière de taux d'échappement fixé au paragraphe 4, selon une approche progressive et en fonction du taux de recrutement envisagé, et comprend les mesures qui seront appliquées à partir de la première année de mise en oeuvre du plan de gestion (...). " Aux termes de l'article 5 du même règlement : " 1. Sur la base d'une évaluation technique et scientifique effectuée par le comité scientifique, technique et économique de la pêche ou par un autre organisme scientifique approprié, le plan de gestion de l'anguille est approuvé par la Commission conformément à la procédure visée à l'article 30, paragraphe 2, du règlement (CE) no 2371/2002. / 2. Les États membres mettent en oeuvre les plans de gestion de l'anguille approuvés par la Commission, conformément au paragraphe 1, à partir du 1er juillet 2009, ou le plus tôt possible avant cette date. / (...) ". Enfin, aux termes de l'article 7 du même règlement : " 1. Si un État membre autorise la pêche d'anguilles d'une longueur inférieure à 12 cm, (...) il réserve au moins 60 % de toutes les anguilles d'une longueur inférieure à 12 cm pêchées dans ses eaux chaque année destinées à la commercialisation en vue de servir au repeuplement dans les bassins hydrographiques de l'anguille (...). " Sur le fondement de ces dispositions, la Commission européenne a approuvé le 15 février 2010 le plan de gestion de l'anguille présenté par la France, qui définit neuf unités de gestion de l'anguille (UGA), qui correspondent à l'habitat naturel de l'anguille dans les bassins hydrographiques, dans les aires estuariennes et dans les aires maritimes de répartition de cette espèce.

En ce qui concerne le régime applicable à la pêche de l'anguille :

3. Les articles R. 922-47 du code rural et de la pêche maritime et R. 436-65-2 du code de l'environnement interdisent la pêche de l'anguille en dehors des UGA. Le régime applicable à cette pêche est défini en fonction des stades de développement de l'anguille : anguille de moins de 12 centimètres (civelle), anguille jaune, et anguille argentée.

4. Les articles R. 922-48 du code rural et de la pêche maritime et R. 436-65-3 du code de l'environnement permettent d'autoriser les pêcheurs professionnels à pêcher l'anguille de moins de 12 centimètres pendant une période de cinq mois consécutifs au plus, d'une part, sur la façade atlantique, en Manche et en mer du Nord, en aval des limites transversales de la mer et, d'autre part, dans les cours d'eau, leurs affluents et sous-affluents, dans les canaux dont l'embouchure y est située, ainsi que dans les lagunes et les étangs salés qui disposent d'un accès à ces mers et à cet océan. Des quotas de pêche sont fixés et répartis pour chaque saison de pêche par UGA, en aval des limites transversales de la mer, par arrêté du ministre chargé des pêches maritimes et de l'aquaculture marine et, dans les cours d'eau, leurs affluents et sous-affluents, dans les canaux dont l'embouchure y est située, ainsi que dans les lagunes et les étangs salés, par arrêté du ministre chargé de la pêche en eau douce pour les pêcheurs professionnels en eau douce et par arrêté du ministre chargé de la pêche maritime pour les marins pêcheurs professionnels.


Sur le litige :
5. Par un arrêté du 28 octobre 2013, le ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie et le ministre délégué auprès du ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, chargé des transports, de la mer et de la pêche ont fixé les dates de pêche de l'anguille européenne de moins de 12 centimètres. Le secrétaire d'Etat auprès de la Première ministre, chargé de la mer a, par un premier arrêté du 9 mars 2023, abrogé cet arrêté en tant qu'il s'applique à la zone maritime et, par un second arrêté du même jour fixé de nouvelles dates de pêche de l'anguille européenne aux stades d'anguille de moins de 12 centimètres. Par un arrêté du 18 octobre 2023, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et le secrétaire d'Etat auprès de la Première ministre, chargé de la mer, ont fixé de nouvelles dates de pêche de l'anguille européenne aux stades d'anguille de moins de 12 centimètres en aval de la limite de salure des eaux dans les UGA de la façade atlantique, de la Manche et de la mer du Nord.

6. L'Association française d'étude et de protection des poissons demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution des dispositions de l'arrêté du 24 octobre 2023 du secrétaire d'Etat auprès de la Première ministre, chargé de la mer, portant définition, répartition et modalités de gestion des quotas d'anguille européenne de moins de 12 centimètres pour la campagne de pêche 2023-2024.

7. Si les articles 1er et 2 de l'arrêté contesté disposent que les quotas sont de 26 tonnes pour les anguilles de moins de 12 centimètres destinées à la mise à la consommation et de 39 tonnes pour les anguilles destinées au repeuplement, dont respectivement 22 620 et 33 930 kilogrammes sont attribués aux marins pêcheurs, un arrêté du même jour du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires fixe le quota de capture de ces anguilles attribué aux pêcheurs professionnels en eau douce dans les secteurs où la pêche est autorisée en application de l'article R. 436-65-3 du code de l'environnement à 8 8450 kilogrammes, dont 3 380 destinés à la consommation. Les dispositions de l'arrêté contesté qui mentionnent les quotas totaux résultant de l'addition des quotas attribués respectivement aux marins pêcheurs et aux pêcheurs professionnels en eau douce présentent un caractère recognitif. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que l'arrêté attaqué serait entaché d'incompétence en ce qu'il n'a été signé que par le secrétaire d'Etat auprès de la Première ministre, chargé de la mer, n'est pas, en l'état de l'instruction, de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de l'arrêté contesté.

8. Les autres moyens de la requête, tirés de ce que l'arrêté contesté est entaché d'une erreur d'appréciation au regard de l'avis du conseil international pour l'exploration de la mer du 3 novembre 2022, selon lequel aucune capture d'anguille ne devrait être autorisée en 2023, de ce qu'il méconnaît les dispositions du 4 de l'article 2 du règlement (CE) n° 1100/2007 du 18 septembre 2007 en ce qu'il autorise un quota de pêche de 65 tonnes de civelles, incompatible avec l'objectif tendant à ce que soit assuré, avec une grande probabilité, un taux d'échappement vers la mer d'au moins 40 % de la biomasse d'anguilles argentées, et de ce qu'il méconnaît des dispositions du 1 de l'article 7 même règlement en ce qu'il permet que 39 tonnes soient destinées au repeuplement, alors que celui-ci est peu efficace, ne sont pas davantage, en l'état de l'instruction, propres à créer un doute sérieux sur la légalité de ses dispositions.
9. Il résulte de ce qui précède qu'en l'état de l'instruction, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence, la requête de l'Association française d'étude et de protection des poissons doit être rejetée.

O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de l'Association française d'étude et de protection des poissons est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'Association française d'étude et de protection des poissons, à la Première ministre, au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire.
Fait à Paris, le 13 novembre 2023
Signé : Jean-Yves Ollier