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Ariane Web: Conseil d'État 497011, lecture du 2 juillet 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:497011.20250702

Décision n° 497011
2 juillet 2025
Conseil d'État

N° 497011
ECLI:FR:CECHR:2025:497011.20250702
Mentionné aux tables du recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Jacques-Henri Stahl, président
Mme Marie Prévot, rapporteure
M. Romain Victor, rapporteur public
SAS HANNOTIN AVOCATS, avocats


Lecture du mercredi 2 juillet 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Mme D... C... et M. B... A... ont demandé au tribunal administratif de Nancy de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu, de contribution sur les hauts revenus et de contributions sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre de l'année 2011, ainsi que des pénalités correspondantes.

Par un jugement n°s 1901468, 1901475 du 17 mars 2022, ce tribunal administratif, après avoir admis l'application d'un abattement de 20% pour non-liquidité des parts de la société Epona et prononcé la décharge partielle correspondante, a rejeté le surplus des conclusions de leurs demandes.

Par un arrêt n°s 22NC01239, 22NC01240 du 20 juin 2024, la cour administrative d'appel de Nancy a rejeté les appels formés par Mme C... et M. A... contre l'article 3 de ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 14 août et 15 novembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme C... et M. A... demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à leurs appels ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Marie Prévot, maîtresse des requêtes,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SAS Hannotin Avocats, avocat de Mme C... et de M. A... ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme C... et M. A..., adhérents du réseau de commerçants indépendants " Les Mousquetaires ", étaient propriétaires ensemble, depuis 2002, de 66% du capital de la société Epona, laquelle détenait 99,99% des titres de la société Kareillis, exploitant un magasin franchisé de l'enseigne à Ecrouves (Meurthe-et-Moselle), le reste du capital de la société Epona étant détenu par la société ITM Est France. En 2011, Mme C... et M. A... ont acquis auprès de cette dernière société la pleine propriété des titres de la société Epona qu'elle détenait pour leur valeur nominale. A la suite de la vérification de comptabilité de la société ITM Est France, l'administration fiscale a considéré que le prix de cession de ces actions s'écartait significativement de leur valeur vénale. Elle a regardé la différence correspondant à cet écart comme un revenu distribué à Mme C... et à M. A..., imposable entre leurs mains sur le fondement du 1° du 1 de l'article 109 du code général des impôts, et les a, en conséquence de ce rehaussement de leurs revenus de capitaux mobiliers, assujettis à des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu, de contribution exceptionnelle sur les hauts revenus et de prélèvements sociaux au titre de l'année 2011. Mme C... et M. A... se pourvoient en cassation contre l'arrêt du 20 juin 2024 par lequel la cour administrative d'appel de Nancy a rejeté l'appel qu'ils avaient formé contre le jugement par lequel le tribunal administratif de Nancy n'avait que partiellement fait droit à leurs demandes tendant à la décharge de ces impositions et des pénalités correspondantes.

2. Aux termes de l'article 109 du code général des impôts : " 1. Sont considérés comme revenus distribués : 1° Tous les bénéfices ou produits qui ne sont pas mis en réserve ou incorporés au capital (...) ". Aux termes de l'article 110 du même code : " Pour l'application du 1° du 1 de l'article 109, les bénéfices s'entendent de ceux qui ont été retenus pour l'assiette de l'impôt sur les sociétés ".

3. Lorsque l'administration rehausse le résultat d'une entreprise passible de l'impôt sur les sociétés à raison d'un acte anormal de gestion commis à l'occasion de la cession par cette entreprise d'un élément de son actif immobilisé à un prix minoré et qu'une telle rectification fait apparaître un bénéfice, l'avantage ainsi délibérément octroyé est constitutif d'une distribution de revenus imposable entre les mains du cessionnaire en application des dispositions citées au point 2.

4. A cet égard, lorsque l'administration soutient que la cession d'un tel élément a été réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale qu'elle a retenue et que le contribuable, cessionnaire, n'apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l'acte de cession si le contribuable ne justifie pas que l'appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l'intérêt de l'entreprise, soit que celle-ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu'elle en ait tiré une contrepartie.

5. Dans le cas particulier où le contribuable fait valoir, pour justifier des conditions auxquelles la transaction a été réalisée, que l'entreprise était tenue par un engagement antérieurement contracté de lui céder le bien à un prix fixé à l'avance, le caractère normal ou anormal de l'opération doit alors être apprécié au regard de l'intérêt de l'entreprise à contracter cet engagement à la date à laquelle celui-ci a été souscrit. Il appartient au contribuable se prévalant de l'existence d'un tel engagement d'apporter des éléments susceptibles de justifier soit que le prix fixé dans cet acte n'était pas significativement inférieur à la valeur vénale future du bien telle qu'elle pouvait, à la date à laquelle l'engagement a été contracté, être raisonnablement anticipée par les parties à l'acte, soit que l'entreprise trouvait à cette date un intérêt propre à consentir cet avantage de prix au regard des contreparties attendues de l'opération, l'administration devant alors établir le caractère erroné de cette évaluation ou le caractère inexistant ou insuffisant au regard de l'avantage consenti des contreparties susceptibles d'être retirées par la cédante de la promesse de vente consentie au cessionnaire.

6. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel a d'abord retenu que l'administration fiscale apportait la preuve que le prix auquel la société ITM Est France avait cédé des titres de la société Epona à Mme C... et M. A... au cours de l'année 2011 était significativement inférieur à leur valeur vénale à cette date. Elle a jugé que, si les requérants soutenaient qu'il convenait d'apprécier la valeur vénale des titres en cause, non pas à la date de la cession mais à la date de la convention de remboursement de compte courant par laquelle ITM Est France avait promis de leur vendre ces titres à leur valeur nominale, cette date avait seulement une incidence sur l'appréciation des avantages et contreparties qu'elle avait à cette époque entendu accorder ou retirer de cette promesse et de son intérêt à le faire, et par voie de conséquence sur l'intention du cédant d'accorder aux cessionnaires une libéralité, mais que cette promesse de vente n'avait pas d'incidence sur l'existence d'un écart entre la valeur vénale des actions litigieuses et leur prix de vente lors de la réalisation de la promesse. Puis la cour a examiné les arguments invoqués par les contribuables pour justifier de cet écart à la valeur vénale des titres à la date de la cession et jugé qu'ils ne justifiaient pas de l'existence de contreparties suffisantes à l'avantage de prix ainsi consenti.

7. En recherchant si l'administration fiscale apportait la preuve que le prix de cession des titres de la société Epona était significativement inférieur à leur valeur vénale à la date de cette cession et en jugeant que l'existence d'une promesse de vente n'avait d'incidence que sur l'appréciation des justifications de cette minoration de prix, la cour n'a pas commis d'erreur de droit.

8. En revanche, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, ainsi que le faisaient valoir les contribuables en appel, l'engagement de la société ITM Est France de leur céder sa participation dans la société Epona à sa valeur nominale, après remboursement intégral de son compte courant d'associée, avait été consenti en considération, d'une part, de l'avantage que la société ITM Est France avait retiré de l'existence d'une minorité de blocage consentie par eux dans la société Epona, et d'autre part, de leurs efforts pour maintenir et développer le point de vente exploité par la société Kareillis sous l'enseigne du groupement. A l'appui de cette allégation, ils produisaient plusieurs documents contractuels, dont l'authenticité n'était pas contestée et desquels il résultait que le groupement Les Mousquetaires avait souhaité, lors de l'échéance du contrat de l'adhérent qui exploitait à travers la société Kareillis un magasin sous son enseigne à Ecrouves et de la reprise de ce point de vente par Mme C... et M A..., mettre en place les protections juridiques nécessaires au maintien sous cette enseigne de ce magasin. Il ressort également des documents produits devant la cour qu'à cette fin, la société ITM Est France a constitué avec Mme C... et M. A..., en septembre 2002, une société de portage, la société Epona, dont le capital a été souscrit à hauteur de 66% par M. A... et Mme C... et à hauteur de 34 % par la société ITM Est France, tandis que les titres de la société Kareillis ont été acquis par Mme C... et M. A... agissant tant en leur nom personnel que pour le compte de la société Epona en formation. Enfin, les requérants avaient produits des conventions desquelles il ressortait que la société ITM Est France, qui avait accordé à la société Epona une avance en compte courant d'associé, remboursable à l'expiration du délai de dix ans stipulé pour le remboursement des emprunts bancaires souscrits en vue de l'acquisition des titres de la société Kareillis, s'était engagée à céder à M. A... et Mme C... sa participation de 34% dans la société Epona à la valeur d'apport dès le remboursement intégral de son compte courant d'associé et au plus tard le 1er octobre 2014, M. A... et Mme C... s'interdisant, dans cet intervalle, toute distribution de dividende.

9. Dans ces conditions, en jugeant que Mme C... et M. A... ne justifiaient pas de l'existence de contreparties à l'engagement de la société ITM Est France de leur céder ses titres de la société Epona pour leur valeur nominale, et en en déduisant que l'écart entre la valeur vénale de ces titres et leur prix de cession avait caractérisé une distribution de revenus à leur intention, alors qu'il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que cet engagement s'inscrivait dans un ensemble contractuel duquel il résultait que cet engagement permettait à la société ITM Est France de s'assurer au moins jusqu'au remboursement de son compte courant d'associée tant du maintien du point de vente d'Ecrouves sous l'enseigne Intermarché que de l'implication de Mme C... et M. A... dans le développement de ce point de vente, la cour administrative d'appel de Nancy a inexactement qualifié les faits de l'espèce. Son arrêt doit, pour ce motif et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, être annulé.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative et de régler l'affaire au fond.

11. Il résulte de l'instruction que, s'ils n'apportent pas d'éléments de nature à remettre en cause l'évaluation par l'administration fiscale de la valeur vénale des titres de la société Epona à la date de leur cession en 2011 et l'existence d'un écart significatif entre cette valeur et le prix auquel cette cession a été réalisée, Mme C... et M. A... se prévalent, ainsi qu'il a été dit au point 8, de ce que ce prix trouvait sa cause dans un engagement contracté par la société ITM Est France concomitamment à la constitution de la société Epona et au rachat de la société Kareillis, de leur céder sa participation dans la société Epona à sa valeur nominale, après remboursement intégral de son compte courant d'associée. Ils produisent, à l'appui de cette démonstration, divers documents contractuels dont il résulte qu'après qu'ils ont manifesté leur intérêt pour reprendre ce point de vente, la société ITM Est France a constitué avec eux, en septembre 2002, une société de portage, la société Epona, dont le capital, d'un montant de 480 000 euros divisé en 30 000 actions, a été souscrit à hauteur de 66% par M. A... et Mme C..., et à hauteur de 34 % par la société ITM Est France, qui disposait ainsi d'une minorité de blocage. Après avoir acquis 99,99% du capital de la société Kareillis dans le cadre d'un portage provisoire, la société ITM Est France a immédiatement cédé ces titres à Mme C... et M. A... agissant tant en leur nom personnel que pour le compte de la société Epona en formation, le prix de rachat de cette participation étant financé notamment par des apports en compte courant de Mme C... et M. A... et, à hauteur de 2 134 286 euros, par des emprunts bancaires. Parallèlement, Mme C... et M. A..., nommés respectivement président et directrice générale de la société Epona et de la société Kareillis, ont été agréés comme nouvel " adhérent " au groupement Les Mousquetaires et ont conclu à cette fin un " contrat d'adhésion " et un " contrat d'enseigne " avec la société ITM Entreprises. En vertu d'un protocole d'accord du 17 septembre 2002, la société ITM Est France s'est engagée à octroyer une avance en compte courant d'un montant de 381 122 euros à la société Epona, remboursable à l'expiration du délai de dix ans stipulé pour le remboursement des emprunts bancaires souscrits en vue de l'acquisition des titres de la société Kareillis. Enfin, par une convention distincte, la société ITM Est France s'est engagée à céder à M. A... et Mme C... sa participation de 34% dans la société Epona à la valeur d'apport, dès le remboursement intégral de son compte courant d'associé et au plus tard le 1er octobre 2014, M. A... et Mme C... s'interdisant, dans cet intervalle, toute distribution de dividende au sein de la société Epona.

12. Par ces éléments qui, ainsi qu'il a été dit au point 9 ci-dessus, sont de nature à caractériser l'existence d'un avantage consistant, pour la société ITM Est, à s'assurer du maintien et du développement du point de vente d'Ecrouves sous l'enseigne Intermarché, Mme C... et M. A... doivent être regardés comme justifiant que l'écart entre la valeur vénale des actions de la société Epona en 2011 et le prix de cession de ces actions trouvait sa cause dans un engagement antérieurement contracté par cette société dans son intérêt propre, au regard des contreparties pouvant être attendues par elle de l'opération. Il résulte de l'instruction que l'administration n'apporte pas d'éléments remettant en cause l'existence et le caractère suffisant de ces contreparties. Par suite, les requérants sont fondés à soutenir que l'administration fiscale n'établit pas que la cession en cause procédait, pour la société ITM Est France, d'un acte anormal de gestion justifiant la réintégration de l'avantage de prix constaté au bénéfice de cette société, ni par suite, l'existence d'une distribution de revenus imposable entre leurs mains en application du 1° du 1 de l'article 109 du code général des impôts.

13. Il résulte de ce qui précède que Mme C... et M. A... sont fondés à soutenir, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de leurs requêtes, que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nancy, après avoir seulement admis l'application d'un abattement de 20% pour non-liquidité des parts de la société Epona et prononcé la décharge partielle correspondante, a rejeté le surplus des conclusions de leurs demandes. Il y a lieu, par suite, d'annuler l'article 3 de ce jugement et de prononcer la décharge des impositions en litige.

14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser à Mme C... et M. A... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 20 juin 2024 de la cour administrative d'appel de Nancy et l'article 3 du jugement du 17 mars 2022 du tribunal administratif de Nancy sont annulés.
Article 2 : Mme C... et M. A... sont déchargés des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu, de contribution sur les hauts revenus et de contributions sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre de l'année 2011, ainsi que des pénalités correspondantes.
Article 3 : L'Etat versera la somme de 3 000 euros à Mme C... et M. A... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme D... C... et M. B... A... et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 18 juin 2025 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Thomas Andrieu, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, Mme Emilie Bokdam-Tognetti, M. Philippe Ranquet, Mme Sylvie Pellissier, M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat et Mme Marie Prévot, maîtresse des requêtes-rapporteure.

Rendu le 2 juillet 2025.

Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Marie Prévot
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle