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Ariane Web: Conseil d'État 466060, lecture du 11 juillet 2025, ECLI:FR:CESEC:2025:466060.20250711

Décision n° 466060
11 juillet 2025
Conseil d'État

N° 466060
ECLI:FR:CESEC:2025:466060.20250711
Publié au recueil Lebon
Section
M. Christophe Chantepy, président
M. Julien Fradel, rapporteur
M. Jean-François de Montgolfier, rapporteur public
SARL DELVOLVE ET TRICHET, avocats


Lecture du vendredi 11 juillet 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner la Banque de France à l'indemniser des préjudices résultant de l'illégalité de sa mise à la retraite d'office à l'âge de soixante-trois ans. Par un jugement n° 1904372 du 29 janvier 2021, le tribunal administratif a fait droit à sa demande en tant qu'elle portait sur le versement d'une indemnité réparant son préjudice de perte de pension pour la période du 14 mai 2014 au 18 mai 2031, renvoyé M. B... devant la Banque de France pour le calcul et le versement de cette indemnité, assortie des intérêts au taux légal à compter du 14 mai 2019, et rejeté le surplus de sa demande relative à la réparation du même préjudice pour la période antérieure au 14 mai 2014, de son préjudice de perte de revenus résultant de son admission à la retraite dès l'âge de soixante-trois ans et de son préjudice résultant de l'absence de versement d'une indemnité de licenciement en application de l'article L. 1237-8 du code du travail.

Par un arrêt n° 21TL01316 du 24 mai 2022, la cour administrative d'appel de Toulouse a rejeté l'appel formé par la Banque de France contre ce jugement en tant qu'il retient que la créance de M. B... correspondant à son préjudice de perte de pension pour la période du 14 mai 2014 au 18 mai 2031 n'est pas atteinte par la prescription et l'appel incident de M. B... formé contre ce même jugement en tant qu'il juge sa créance antérieure au 14 mai 2014 prescrite.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 25 juillet et 25 octobre 2022, le 7 août 2023 et le 29 février 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Banque de France demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il rejette son appel ;

2°) de rejeter le pourvoi incident de M. B... ;

3°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel et de rejeter l'appel incident de M. B... ;

4°) de mettre à la charge de M. B... la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code civil ;
- le code monétaire et financier ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Julien Fradel, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Jean-François de Montgolfier, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Delvolvé et Trichet, avocat de la Banque de France et à la SCP Waquet, Farge, Hazan, Féliers, avocat de M. B... ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. A... B..., né le 18 novembre 1946, qui exerçait les fonctions de directeur régional au sein de la Banque de France, a été placé d'office à la retraite à compter du 1er décembre 2009, à l'âge de soixante-trois ans, au motif qu'il avait atteint la limite d'âge qui lui était applicable en vertu des statuts du personnel de la Banque de France. Après avoir présenté une demande préalable auprès de son ancien employeur datée du 9 mai 2019, laquelle est restée sans réponse, il a demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner la Banque de France à lui verser une indemnité de licenciement en application de l'article L. 1237-8 du code du travail et à l'indemniser des préjudices qu'il estimait avoir subis du fait de l'illégalité de sa mise à la retraite dès l'âge de soixante-trois ans. Par un jugement du 29 janvier 2021, le tribunal administratif a, d'une part, jugé que la Banque de France avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité à l'égard de M. B... du fait de l'illégalité de la décision l'ayant placé d'office à la retraite à l'âge de soixante-trois ans, d'autre part, rejeté sa demande de versement d'une indemnité de licenciement en raison de l'inapplicabilité au litige des dispositions de l'article L. 1237-8 du code du travail et, enfin, fait droit à sa demande indemnitaire en tant seulement qu'elle portait sur le versement d'une indemnité réparant son préjudice de perte de pension pour la période du 14 mai 2014 au 18 mai 2031, en le renvoyant devant la Banque de France pour le calcul et le versement de cette indemnité, et déclaré sa créance antérieure au 14 mai 2014 atteinte par la prescription quinquennale prévue à l'article 2224 du code civil. Par un arrêt du 24 mai 2022, contre lequel la Banque de France se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Toulouse a rejeté l'appel de la Banque de France tendant à l'annulation de ce jugement en tant qu'il a jugé non prescrite la créance de M. B... relative à son préjudice de perte de pension pour la période du 14 mai 2014 au 18 mai 2031. Par la voie du pourvoi incident, M. B... demande l'annulation de cet arrêt en tant qu'il a rejeté son appel incident contre ce même jugement en tant qu'il a limité son indemnisation à la réparation de son seul préjudice de perte de pension pour la période du 14 mai 2014 au 18 mai 2031.

2. Aux termes de l'article 2224 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, qui est applicable aux créances détenues sur la Banque de France, dès lors que celle-ci, qui est soumise en application de l'article R. 144-5 du code monétaire et financier aux règles comptables définies par le code de commerce, ne dispose pas d'un comptable public : " Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. "

3. Il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel de Toulouse a jugé que la mise à la retraite d'office de M. B... à l'âge de soixante-trois ans était constitutive d'une illégalité fautive de nature à engager la responsabilité de la Banque de France. Elle a ensuite retenu que les droits de créance dont se prévalait M. B... en vue d'obtenir l'indemnisation de son préjudice tenant à la minoration de sa pension devaient être regardés comme acquis, au sens des dispositions citées au point précédent, à chaque versement de sa pension. Elle en a déduit que le délai quinquennal de prescription de ces créances, prévu par les mêmes dispositions, avait couru à compter de chacune des dates d'exigibilité des versements de sa pension, de sorte qu'à la date de la réception par la Banque de France de la demande indemnitaire de M. B..., seule son action relative à ses créances antérieures au 14 mai 2014 était prescrite. En jugeant ainsi que le préjudice de perte de pension dont se prévalait M. B... devait être rattaché à chaque année où il avait été subi, alors qu'il était né, non de chaque versement de sa pension, mais de l'illégalité de la décision prononçant sa mise à la retraite d'office à compter du 1er décembre 2009, la cour a commis une erreur de droit.

4. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens présentés à l'appui de leurs pourvois, que la Banque de France et M. B..., qui ont chacun soulevé le moyen d'erreur de droit accueilli au point 3, sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt du 24 mai 2022 de la cour administrative d'appel de Toulouse qu'ils attaquent, s'agissant de la Banque de France, en tant qu'il a rejeté son appel et, s'agissant de M. B..., en tant qu'il a rejeté son appel incident.

5. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

Sur le règlement au fond du litige :

En ce qui concerne les règles de détermination du point de départ de la prescription applicable aux créances nées de l'illégalité d'une décision administrative :

6. D'une part, les règles de prescription des créances détenues sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics dotés d'un comptable public sont déterminées par la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics. Aux termes de son article 1er : " Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. / Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public. " Aux termes de son article 3 : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement. "

7. D'autre part, les règles de prescription des créances détenues sur une personne morale de droit public ou de droit privé ne disposant pas d'un comptable public sont en principe prévues par le code civil. A cet égard, en vertu de l'article 2224 du code civil, cité au point 2, les actions personnelles ou mobilières engagées à leur encontre se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

8. Pour l'application des règles de prescription mentionnées aux points 6 et 7, lorsqu'est demandée l'indemnisation du préjudice résultant de l'illégalité d'une décision administrative, le point de départ de la prescription doit être déterminé en se référant à la date à laquelle il est établi que le titulaire du droit a eu connaissance de cette décision, notamment par sa notification. Le délai de la prescription quinquennale prévue à l'article 2224 du code civil court ainsi à compter de cette date et celui de la prescription quadriennale régie par la loi du 31 décembre 1968 court à compter du 1er janvier de l'année suivant cette date.

9. Par exception à ce qui vient d'être dit, le délai de la prescription quadriennale régie par la loi du 31 décembre 1968 court, à l'égard du destinataire d'une décision administrative dont il a eu connaissance antérieurement à la présente décision du Conseil d'Etat statuant au contentieux autrement que par sa notification, à compter du 1er janvier 2026, sans préjudice des dispositions des articles 2 et 2-1 de cette loi.

En ce qui concerne l'exception de prescription :

10. Il résulte de l'instruction que la créance dont se prévaut M. B... à raison de ses préjudices de perte de revenus et de perte de pension consécutifs à son admission à la retraite dès l'âge de soixante-trois ans résulte, comme il a été dit au point 3, de ce que la décision du 9 octobre 2009 du directeur de l'administration du personnel de la Banque de France a illégalement prononcé sa mise à la retraite d'office à compter du 1er décembre 2009. S'il ne résulte pas de l'instruction que cette décision ait été, ainsi que le soutient M. B... sans être contredit, effectivement notifiée à l'intéressé, ce dernier ne conteste pas avoir cessé ses fonctions à compter du 1er décembre 2009, date de son admission effective à la retraite par limite d'âge. M. B... doit, dès lors, être regardé comme ayant eu nécessairement connaissance, au plus tard à cette date, de son placement d'office à la retraite à l'âge de soixante-trois ans, sans qu'il puisse utilement, à cet égard, soutenir être resté dans l'ignorance de sa créance jusqu'à ce que le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, par une décision n° 395450 du 18 décembre 2017, infirme l'interprétation retenue par la Banque de France des règles statutaires de son personnel s'agissant de l'âge limite de départ à la retraite applicable à ceux de ses agents nés avant le 1er juillet 1947. Il s'ensuit que la prescription quinquennale de cette créance était, contrairement à ce que soutient M. B..., acquise lorsque sa demande indemnitaire a été reçue, le 14 mai 2019, par la Banque de France.

11. Il résulte de tout ce qui précède que la Banque de France est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif, après avoir écarté l'exception de prescription opposée à la créance de M. B... pour la période postérieure au 13 mai 2014, l'a condamnée à payer à ce dernier une somme correspondant à la différence entre la pension qu'il aurait dû percevoir entre le 14 mai 2014 et le 18 mai 2031 s'il avait cotisé comme agent titulaire pendant huit trimestres supplémentaires et celle qu'il a liquidée à la date à laquelle il a été admis à la retraite, cette somme portant les intérêts au taux légal à compter du 14 mai 2019.

12. Il résulte également de ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à se plaindre, par la voie de l'appel incident, de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté ses conclusions indemnitaires afférentes à la minoration de sa pension pour la période antérieure au 14 mai 2014 et à sa perte de revenus.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge de la Banque de France qui n'est pas, dans le présent litige, la partie perdante. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées, en première instance, en appel et en cassation, par la Banque de France au titre des mêmes dispositions.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 24 mai 2022 de la cour administrative d'appel de Toulouse est annulé.
Article 2 : Les articles 1er et 2 du jugement du tribunal administratif de Montpellier du 29 janvier 2021 sont annulés.
Article 3 : La demande présentée par M. B... tendant au versement d'une indemnité en réparation de son préjudice tenant à la minoration de sa pension versée postérieurement au 14 mai 2014 est rejetée.
Article 4 : Les conclusions présentées par M. B... par la voie de l'appel incident sont rejetées.
Article 5 : Les conclusions présentées par la Banque de France et par M. B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la Banque de France et à M. A... B....


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