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Ariane Web: Conseil d'État 492157, lecture du 8 octobre 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:492157.20251008

Décision n° 492157
8 octobre 2025
Conseil d'État

N° 492157
ECLI:FR:CECHR:2025:492157.20251008
Mentionné aux tables du recueil Lebon
9ème - 10ème chambres réunies
M. Lionel Ferreira, rapporteur
SCP PIWNICA & MOLINIE, avocats


Lecture du mercredi 8 octobre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société Val Thorens Le Cairn a demandé au tribunal administratif de Grenoble de prononcer la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui lui ont été réclamés au titre des mois de novembre et décembre 2016 ainsi que des intérêts de retard correspondants. Par un jugement n° 1902084 du 28 avril 2022, ce tribunal a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 22LY01907 du 28 décembre 2023, la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté l'appel formé par la société Val Thorens Le Cairn contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 27 février et 27 mai 2024 et le 16 mai 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Val Thorens Le Cairn demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Lionel Ferreira, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Bastien Lignereux, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Val Thorens Le Cairn ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Val Thorens Le Cairn a conclu le 8 juillet 2013 avec la société Club Méditerranée un bail commercial portant sur la location de deux immeubles équipés qu'elle s'engageait à construire sur le territoire de la commune de Saint-Martin-de-Belleville (Savoie), l'un destiné à accueillir un village de vacances et comprenant quelques chambres pour le logement du personnel (immeuble " Village de vacances "), l'autre entièrement dédié au logement du personnel du village de vacances (immeuble " Val Roc "). La société Val Thorens Le Cairn a fait l'objet d'une vérification de comptabilité à l'issue de laquelle l'administration fiscale a estimé qu'il y avait lieu d'analyser distinctement, d'une part, la prestation consistant dans la location de locaux destinés à l'accueil des vacanciers, opération imposable à la taxe sur la valeur ajoutée en application des dispositions combinées des a et c du 4° de l'article 261 D du code général des impôts et, d'autre part, la prestation consistant dans la location de locaux dédiés au logement du personnel, opération exonérée de taxe en application des dispositions du même 4°. En conséquence, l'administration a partiellement remis en cause la déduction de la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé la construction et l'équipement des immeubles, à laquelle la société avait procédé au titre des mois de novembre et décembre 2016. Par un jugement du 28 avril 2022, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté la demande de la société Val Thorens Le Cairn tendant à la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée découlant de ces rectifications ainsi que des intérêts de retard correspondants. La société se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 28 décembre 2023 par lequel la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté son appel contre ce jugement.

Sur le cadre juridique :

2. D'une part, aux termes de l'article 261 D du code général des impôts, dans sa rédaction applicable à la période d'imposition en litige : " Sont exonérées de la taxe sur la valeur ajoutée : / (...) / 4° Les locations occasionnelles, permanentes ou saisonnières de logements meublés ou garnis à usage d'habitation. / Toutefois, l'exonération ne s'applique pas : / a. Aux prestations d'hébergement fournies dans les hôtels de tourisme classés, les villages de vacances classés ou agréés (...) ; / b. Aux prestations de mise à disposition d'un local meublé ou garni effectuées à titre onéreux et de manière habituelle, comportant en sus de l'hébergement au moins trois des prestations suivantes, rendues dans des conditions similaires à celles proposées par les établissements d'hébergement à caractère hôtelier exploités de manière professionnelle : le petit déjeuner, le nettoyage régulier des locaux, la fourniture de linge de maison et la réception, même non personnalisée, de la clientèle. / c. Aux locations de locaux nus, meublés ou garnis consenties à l'exploitant d'un établissement d'hébergement qui remplit les conditions fixées aux a ou b (...) ". Il résulte des dispositions combinées des a et c du 4° de l'article 261 D précité que la location par bail commercial de locaux meublés à l'exploitant d'un établissement hôtelier ou d'un village de vacances est une opération assimilable à une activité hôtelière soumise à la taxe sur la valeur ajoutée dans la mesure où le preneur se livre dans ces locaux à des prestations d'hébergement à caractère hôtelier. En revanche, une telle location est exonérée de taxe sur la valeur ajoutée en application des dispositions précitées lorsque les locaux sont destinés par le preneur au logement de ses employés.

3. D'autre part, il résulte des dispositions de la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, que, lorsqu'une opération économique est constituée par un faisceau d'éléments et d'actes, il y a lieu de prendre en compte toutes les circonstances dans lesquelles elle se déroule aux fins de déterminer si l'on se trouve en présence d'une ou de plusieurs prestations ou livraisons. Chaque prestation ou livraison doit en principe être regardée comme distincte et indépendante.

4. Toutefois, ainsi que l'a précisé la Cour de justice de l'Union européenne dans son arrêt du 24 mars 2021, Frenetikexito, aff. C-581/19, l'opération constituée d'une seule prestation sur le plan économique ne doit pas être artificiellement décomposée pour ne pas altérer la fonctionnalité du système de la taxe sur la valeur ajoutée. A cet égard, il existe une prestation unique lorsque plusieurs éléments ou actes fournis par l'assujetti au client sont si étroitement liés qu'ils forment, objectivement, une seule prestation économique indissociable. Pour caractériser une telle opération complexe unique, il convient d'identifier les éléments caractéristiques de l'opération en cause, en se plaçant du point de vue du consommateur moyen. Le faisceau d'indices auquel il est recouru dans ce but comprend différents éléments, les premiers, d'ordre intellectuel et d'importance décisive, visant à établir le caractère indissociable ou non des éléments de l'opération en cause et sa finalité économique, unique ou non, les seconds, d'ordre matériel et n'ayant pas une importance décisive, venant, le cas échéant, au soutien de l'analyse des premiers éléments, tels que l'accès séparé ou conjoint aux prestations en cause ou l'existence d'une facturation unique ou distincte.

5. Il résulte par ailleurs de cette jurisprudence qu'une opération économique constitue une prestation unique lorsqu'un ou plusieurs éléments doivent être considérés comme constituant la prestation principale, alors que d'autres doivent être regardés comme une ou des prestations accessoires partageant le sort fiscal de la prestation principale. A cet égard, un premier critère à prendre en considération est l'absence de finalité autonome de la prestation du point de vue du consommateur moyen. Ainsi, une prestation doit être considérée comme accessoire à une prestation principale lorsqu'elle constitue pour la clientèle non pas une fin en soi, mais le moyen de bénéficier dans les meilleures conditions du service principal du prestataire. Un second critère, qui constitue en réalité un indice du premier, tient à la prise en compte de la valeur respective de chacune des prestations composant l'opération économique, l'une s'avérant minime, voire marginale, par rapport à l'autre.

Sur le litige :

6. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, du point de vue du preneur de locaux tels que ceux en cause, l'ensemble des locaux de l'immeuble " Village de vacances " concourait à la même finalité économique, consistant en l'exercice d'une activité d'exploitation d'un village de vacances. En outre, il ressort des termes mêmes du bail conclu le 8 juillet 2013 entre la société Val Thorens Le Cairn et la société Club Méditerranée, d'une part, qu'il portait sur la location de l'ensemble des locaux qui s'y trouvaient désignés, sans que fût ouverte aux parties la faculté de renoncer à la location d'une partie de ces locaux, et alors que la location distincte des quelques chambres prévues pour le logement du personnel au sein même de l'immeuble " Village de vacances " aurait, du reste, été matériellement impossible, d'autre part, que ces chambres ne donnaient pas lieu à un loyer distinct de celui prévu pour la location de l'ensemble de l'immeuble. Par suite, en jugeant que la location de ces chambres ne pouvait être regardée comme une prestation indissociable de la location du reste de l'immeuble " Village de vacances ", la cour administrative d'appel a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

7. En second lieu, il ressort des énonciations mêmes de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel a estimé que, du point de vue du preneur de locaux tels que ceux en cause, la prestation consistant dans la prise en location de locaux meublés destinés au logement de son personnel à proximité immédiate du village de vacances qu'il exploite constituait un moyen de bénéficier dans de meilleures conditions de la prestation consistant dans la prise en location des locaux destinés à accueillir le village de vacances lui-même. En outre, la société Val Thorens Le Cairn faisait valoir devant la cour administrative d'appel, par une argumentation non contestée, que la valeur de la prestation consistant dans la location de l'immeuble " Val Roc " représentait en l'espèce une part minime dans le loyer total prévu par le bail pour la mise à disposition de l'ensemble constitué par cet immeuble et par l'immeuble " Village de vacances ". Par suite, en jugeant que la location de l'immeuble " Val Roc " constituait une prestation indépendante de la location de l'immeuble " Village de vacances ", la cour administrative d'appel a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

8. Il résulte de ce qui précède que la société Val Thorens Le Cairn est fondée, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de son pourvoi, à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

10. En premier lieu, il résulte de ce qui a été dit au point 6 que la location de l'immeuble " Village de vacances " constitue, au regard des règles rappelées au point 4, une opération complexe unique, soumise à la taxe sur la valeur ajoutée en application des dispositions combinées des a et c du 4° de l'article 261 D du code général des impôts citées au point 2. Par suite, la société Val Thorens Le Cairn était en droit de déduire la totalité de la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé la construction et l'équipement de cet immeuble.

11. En second lieu, il résulte de ce qui a été dit au point 7 que la location de l'immeuble " Val Roc " constitue, au regard des règles rappelées au point 5, une prestation accessoire non indépendante de la location de l'immeuble " Village de vacances " et doit, dès lors, être elle aussi soumise à la taxe sur la valeur ajoutée. Par suite, la société Val Thorens Le Cairn était également en droit de déduire la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé la construction et l'équipement de l'immeuble " Val Roc ".

12. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de sa requête, que la société Val Thorens Le Cairn est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande tendant à la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui lui ont été réclamés au titre des mois de novembre et décembre 2016.

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, à raison de l'ensemble de la procédure, la somme de 6 000 euros à verser à la société Val Thorens Le Cairn au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 28 décembre 2023 de la cour administrative d'appel de Lyon et le jugement du 28 avril 2022 du tribunal administratif de Grenoble sont annulés.

Article 2 : La société Val Thorens Le Cairn est déchargée des rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui lui ont été réclamés au titre de la période du 1er novembre au 31 décembre 2016 ainsi que des intérêts de retard correspondants.
Article 3 : L'Etat versera à la société Val Thorens Le Cairn la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Val Thorens Le Cairn et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et énergétique.

Délibéré à l'issue de la séance du 12 septembre 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, M. Olivier Yeznikian, Mme Rozen Noguellou, M. Didier Ribes, conseillers d'Etat et M. Lionel Ferreira, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 8 octobre 2025.


Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Lionel Ferreira
La secrétaire :
Signé : Mme Fehmida Ghulam
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et énergétique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :


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