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Ariane Web: Conseil d'État 502894, lecture du 12 novembre 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:502894.20251112

Décision n° 502894
12 novembre 2025
Conseil d'État

N° 502894
ECLI:FR:CECHR:2025:502894.20251112
Mentionné aux tables du recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Benjamin Duca-Deneuve, rapporteur
SCP PIWNICA & MOLINIE, avocats


Lecture du mercredi 12 novembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société Carmejane LLC a demandé au tribunal administratif de Nîmes de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2011 et 2012, ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1702001 du 4 octobre 2019, après avoir constaté qu'il n'y avait plus lieu de statuer sur la pénalité prévue par l'article 1732 du code général des impôts, dégrevée en cours d'instance, ce tribunal a rejeté le surplus de sa demande.

Par un arrêt n° 19MA05309 du 17 mars 2022, la cour administrative d'appel de Marseille a rejeté l'appel formé par la société Carmejane LLC contre l'article 2 de ce jugement.

Par une décision n° 465852 du 13 novembre 2023, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a annulé cet arrêt et renvoyé l'affaire devant la cour administrative d'appel de Marseille.

Par un arrêt n° 23MA02689 du 30 janvier 2025, cette cour a annulé l'article 2 du jugement du 4 octobre 2019 du tribunal administratif de Paris et accordé à la société Carmejane LLC la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices 2011 et 2012, ainsi que des intérêts de retard correspondants.

Par un pourvoi et un mémoire en réplique, enregistrés les 28 mars et 24 septembre 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique demande au Conseil d'Etat d'annuler cet arrêt.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Benjamin Duca-Deneuve, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Carmejane LLC ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 16 octobre 2025, présentée par la société Carmejane LLC ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'administration fiscale a assujetti la société Carmejane LLC, constituée sous la forme d'une " limited liability company " de droit américain et dont le siège est situé dans l'Etat de Californie (Etats-Unis), à des cotisations d'impôt sur les sociétés au titre des exercices clos en 2011 et 2012, établies par voie d'évaluation d'office en application des dispositions de l'article L. 74 du livre des procédures fiscales et assorties des pénalités prévues par l'article 1732 du code général des impôts applicables en cas d'opposition à contrôle fiscal, procédant de sa soumission à cet impôt à raison du montant des loyers qu'elle avait, selon l'administration, renoncé à percevoir des parents de l'un de ses associés. Par une décision du 13 novembre 2023, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a annulé l'arrêt du 17 mars 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille avait rejeté l'appel que cette société avait formé contre le jugement du 4 octobre 2019 du tribunal administratif de Nîmes en tant que celui-ci, après avoir prononcé un non-lieu à statuer sur ses conclusions relatives aux pénalités prévues à l'article 1732 du code général des impôts, dégrevées par l'administration en cours d'instance, avait rejeté le surplus de sa demande tendant à la décharge de ces impositions et des majorations encore en litige. Le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 30 janvier 2025 par lequel cette même cour, statuant sur renvoi du Conseil d'Etat, a annulé l'article 2 du jugement du tribunal administratif et prononcé la décharge des impositions en litige, ainsi que des intérêts de retard correspondants.

2. Aux termes de l'article 206 du code général des impôts : " (...) sont passibles de l'impôt sur les sociétés, quel que soit leur objet, les sociétés anonymes, les sociétés en commandite par actions, les sociétés à responsabilité limitée n'ayant pas opté pour le régime fiscal des sociétés de personnes (...) et toutes autres personnes morales se livrant à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif ". Aux termes de l'article 1655 quinquies du même code : " Pour l'application du présent code et de ses annexes, la société par actions simplifiée est assimilée à une société anonyme. "

3. Il appartient au juge de l'impôt, saisi d'un litige portant sur le traitement fiscal d'une opération impliquant une société de droit étranger, d'identifier d'abord, au regard de l'ensemble des caractéristiques de cette société et du droit qui en régit la constitution et le fonctionnement, le type de société de droit français auquel la société de droit étranger est assimilable. Compte tenu de ces constatations, il lui revient ensuite de déterminer le régime applicable à l'opération litigieuse au regard de la loi fiscale française.

4. La cour administrative d'appel a relevé que les formalités de constitution des " limited liability companies ", forme sociale américaine de la société Carmejane LLC, sont différentes de celles nécessaires pour la constitution des sociétés de capitaux françaises et que ces entités disposent d'une plus grande latitude dans le choix de leur mode de gestion et de direction que les sociétés à responsabilité limitée françaises. Elle a ensuite constaté, d'une part, l'importance des droits de gestion, de contrôle et de conduite des affaires de la société conférés par l'accord d'exploitation conclu le 8 juillet 2001 entre les membres de la société Carmejane LLC à M. A..., son gestionnaire, qui détient 50,5 % de ses parts, et d'autre part, la présence dans cet accord de clauses soumettant à l'accord de M. A... l'admission d'un nouvel associé et ouvrant la faculté au gestionnaire, en cas de divorce d'un descendant de M. A... ou de son épouse, qui détient les 49,5 % des parts restantes, qui serait devenu associé de la société, de faire racheter par celle-ci la participation de l'ex-conjoint de ce descendant. La cour a jugé qu'il résultait tant de l'ensemble des caractéristiques, ainsi décrites, de la société Carmejane LLC que du droit qui en régit la constitution et le fonctionnement, que cette société reposait sur l'association de personnes mariées et ne pouvait être assimilée à l'une des formes de sociétés de capitaux de droit français assujetties de plein droit à l'impôt sur les sociétés, nonobstant la circonstance que la responsabilité des membres de la société y fût limitée à hauteur de leurs apports en vertu de l'article 15.2 de l'accord d'exploitation.

5. En statuant ainsi et en regardant comme accessoire, pour déterminer à quelle forme de société de droit français une entité étrangère est assimilable aux fins d'identifier le régime fiscal devant être appliqué à ses bénéfices, le critère de la limitation de la responsabilité financière des associés à concurrence de leurs apports, alors que l'existence d'une souplesse de gestion ou de clauses statutaires visant à permettre de protéger le caractère familial du capital n'excluent pas l'assimilation à une société de capitaux, et qu'à l'inverse, la limitation de la responsabilité financière des associés à concurrence de leurs apports distingue les sociétés à responsabilité limitée, les sociétés anonymes, les sociétés par actions simplifiées et, s'agissant de leurs associés commanditaires, les sociétés en commandite par actions des formes sociales mentionnées à l'article 8 du code général des impôts, la cour, qui au demeurant s'est abstenue de préciser le type de société de droit français auquel la société Carmejane LLC devait être assimilée, a commis une erreur de droit.

6. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que le ministre est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.

7. Aux termes du second alinéa de l'article L. 821-2 du code de justice administrative : " Lorsque l'affaire fait l'objet d'un second pourvoi en cassation, le Conseil d'Etat statue définitivement sur cette affaire. " Le Conseil d'Etat étant saisi, en l'espèce, d'un second pourvoi en cassation, il lui incombe de régler l'affaire au fond.

Sur la régularité du jugement attaqué :

8. Le tribunal administratif, qui n'était pas tenu de répondre à tous les arguments présentés par la société Carmejane LLC à l'appui des moyens qu'il soulevait devant lui, a répondu par un jugement suffisamment motivé à l'ensemble de ceux-ci, notamment à celui tiré de l'irrégularité de la procédure d'évaluation d'office prévue à l'article L. 74 du livre des procédures fiscales.

Sur le principe de l'assujettissement à l'impôt :

9. Il résulte de l'instruction, et notamment des éléments versés aux débats par les parties, que la société Carmejane LLC, dont le fonctionnement et les modalités d'organisation sont définis par un accord d'exploitation en date du 8 juillet 2001, établi selon la loi de l'Etat de Californie régissant la constitution des " limited liability companies ", a été constituée, sans que son terme soit affecté par leur éventuel décès, par deux personnes physiques, M. A... et Mme B..., détenant chacun, y compris au titre des fonctions de gestionnaire, respectivement 50,5 % et 49,5 % de ses parts, et que ses associés, ainsi que le prévoit le paragraphe 15.2 de cet accord, ne peuvent être engagés ou rendus personnellement responsables, au-delà de leurs apports de capitaux à la société, au titre de dépenses, dettes ou obligations de celle-ci, sauf dans les cas particuliers où, sur qualification du juge, la loi l'exigerait par ailleurs, notamment à raison de situations d'abus de biens sociaux. La loi de l'Etat de Californie laisse en outre aux associés des " limited liability companies " une grande liberté dans la détermination de clauses statutaires essentielles, dont il a été fait usage dans le cas de la société Carmejane LLC, notamment quant aux pouvoirs conférés à son gestionnaire et à la possibilité de protéger le caractère familial du capital, en particulier par le rachat prioritaire par les associés restants des parts dont la cession serait envisagée par l'un d'entre eux. Eu égard à ces éléments, la société Carmejane LLC doit être regardée comme assimilable à une société par actions simplifiée de droit français.

10. Par suite, la société Carmejane LLC est passible de l'impôt sur les sociétés à raison de sa forme sociale en application des dispositions combinées du 1 de l'article 206 et de l'article 1655 quinquies du code général des impôts, sans qu'il soit besoin d'examiner la nature et le caractère lucratif de son activité.

Sur la régularité de la procédure d'imposition :

11. Aux termes du I de l'article L. 13 du livre des procédures fiscales : " Les agents de l'administration des impôts vérifient sur place, en suivant les règles prévues par le présent livre, la comptabilité des contribuables astreints à tenir et à présenter des documents comptables. " Aux termes des dispositions de l'article L. 74 du même livre : " Les bases d'imposition sont évaluées d'office lorsque le contrôle fiscal ne peut avoir lieu du fait du contribuable ou de tiers. " Si aux termes du premier alinéa de l'article L. 76 du même livre " Les bases ou éléments servant au calcul des impositions d'office et leurs modalités de détermination sont portées à la connaissance du contribuable trente jours au moins avant la mise en recouvrement des impositions ", le dernier alinéa du même article prévoit que ces dispositions ne sont pas applicables si un contrôle fiscal n'a pu avoir lieu du fait du contribuable ou de tiers.

12. Il résulte de l'instruction que l'administration fiscale a adressé, le 8 avril 2014, à la société Carmejane LLC, au lieu de son siège social à Palto Alto en Californie ainsi qu'à l'adresse à laquelle celle-ci dispose d'un bien immobilier en France, dans la commune de Ménerbes (Vaucluse), un avis de vérification de sa comptabilité. La société Carmejane n'ayant pas proposé à l'administration de lieu susceptible d'accueillir les opérations de contrôle, ni désigné de personne habilitée à la représenter lors de ces opérations, puis ayant décliné à plusieurs reprises, même après mises en garde, les propositions d'intervention du vérificateur, plaçant ce dernier, malgré ses diligences, dans l'impossibilité de mener à bien toute opération de contrôle, c'est à bon droit que l'administration a estimé que cette société s'était opposée au contrôle fiscal et a fait, par suite, application des dispositions de l'article L. 74 du livre des procédures fiscales.

13. Dans ces conditions, la société Carmejane LLC ne saurait utilement soutenir, ni que l'administration aurait méconnu les dispositions de l'article L. 13 du livre des procédures fiscales en ayant envisagé que le contrôle puisse se dérouler à l'adresse du bien immobilier qu'elle détenait en France, ni que la proposition de rectification qui lui a été adressée serait insuffisamment motivée, en particulier pour ce qui concerne le taux de rendement des actifs immobiliers retenu.

Sur le bien-fondé des impositions en litige :

14. Aux termes de l'article L. 193 du livre des procédures fiscales : " Dans tous les cas où une imposition a été établie d'office la charge de la preuve incombe au contribuable qui demande la décharge ou la réduction de l'imposition. " Selon l'article R. 193-1 du même code : " Dans le cas prévu à l'article L. 193 le contribuable peut obtenir la décharge ou la réduction de l'imposition mise à sa charge en démontrant son caractère exagéré. " Les impositions contestées ayant été établies par voie d'évaluation d'office, il appartient à la société Carmejane LLC de rapporter la preuve de l'exagération des bases d'imposition.

15. Il résulte de l'instruction que l'ensemble immobilier dont la société Carmejane LLC est propriétaire à Ménerbes est composé d'une maison d'une surface habitable de 130 m², d'un immeuble dit " grande maison ", construit en 1650, d'une surface de 714 m² et d'un dernier immeuble, dit " petite maison ", construite en 1800 d'une surface de 117 m². L'administration fiscale, ayant relevé que ces biens avaient été mis à la disposition gratuite de tiers, a réintégré dans les bénéfices de la société Carmejane LLC au titre des années 2011 et 2012 le montant des loyers dont celle-ci s'était ainsi privée au motif, non contesté, que cette renonciation ne relevait pas d'une gestion normale. Elle a, à cette fin, déterminé la valeur locative de ces biens à partir de leur valeur vénale, en se fondant sur le prix moyen au mètre carré de plusieurs biens immobiliers situés dans le même secteur géographique et de superficie comparable cédés entre les mois de décembre 2008 et décembre 2011, puis en appliquant à cette valeur un taux de rendement de 5 %.

16. D'une part, en se bornant à faire valoir que certaines des transactions ayant servi de termes de comparaison pour la détermination de la valeur vénale du bien étaient antérieures de trois ans aux exercices en litige et à contester, au motif de différences de superficie des biens immobiliers pris en référence, la pertinence de certains des éléments utilisés par l'administration pour le calcul des prix moyens au mètre carré qu'elle a retenus, la société n'apporte pas la preuve qui lui incombe du caractère exagéré des impositions qui ont été mises à sa charge. D'autre part, si la société soutient que ces impositions seraient exagérées faute de tenir compte de ses charges, elle n'établit pas le montant des charges qu'elle aurait exposées pour l'acquisition de ses revenus de source française en se bornant à se prévaloir des amortissements qu'elle aurait pu pratiquer et à produire une copie de ses déclarations fiscales d'ensemble souscrites aux Etats-Unis, lesquelles font seulement apparaître, sans qu'elle ait fourni aucun élément détaillant leur nature ou permettant d'apprécier leur caractère déductible, trois sommes présentées sous les intitulés : " déductions liées aux revenus de portefeuille ", " taxes foncières et impôts d'Etat " et " dépenses diverses non déductibles ".

17. Il résulte de tout ce qui précède que la société Carmejane LLC n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nîmes a rejeté le surplus de sa demande.

18. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.


D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille du 30 juillet 2025 est annulé.
Article 2 : Les conclusions de la requête de la société Carmejane LLC devant la cour administrative d'appel de Marseille et ses conclusions présentées devant le Conseil d'Etat au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la ministre de l'action et des comptes publics et à la société Carmejane LLC.
Délibéré à l'issue de la séance du 15 octobre 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, Mme Emilie Bokdam-Tognetti, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, M. Philippe Ranquet, Mme Sylvie Pellissier, M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat ; Mme Juliette Amar-Cid, maîtresse des requêtes et M. Benjamin Duca-Deneuve, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 12 novembre 2025.

Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Benjamin Duca-Deneuve
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle



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